Voici une chronique vidéo qui n'est pas vraiment une chronique vidéo. L'idée de VGM (Video Games Music) est en fait de vous présenter un thème musical issu d'un jeu vidéo, ancien ou récent, et d'en faire une analyse écrite afin de comprendre pourquoi il fut marquant, que ce soit pour ses pures qualités musicales ou pour son utilisation en jeu. Puisqu'il s'agit d'une analyse, tout est potentiellement sujet à débat.
Lorsqu'on parle de la série Portal en musique, les souvenirs des joueurs tournent généralement autour de trois fameuses chansons : Still Alive, Want You Gone et Cara Mia. Il y a pourtant beaucoup à dire sur la bande-son du deuxième épisode qui, comme nous allons le voir aujourd'hui à travers l'étude de la musique d'une scène cinématique centrale du jeu, témoigne d'une grande influence du game design dans les partis pris esthétiques de l’œuvre. I AM NOT A MORON est en effet une longue piste jouée à la fin du chapitre 5, au moment où les rôles de GLaDOS et Wheatley, les deux principaux interlocuteurs auxquels le joueur à affaire au fil de l'aventure, s'inversent de façon dramatique...
De la robotique en musique
Si la bande-son des jeux Portal n'a pas spécialement marqué les oreilles, c'est qu'elle a été conçue autour d'objectifs bien particuliers. Déjà très discrète dans le premier opus, elle a été totalement repensée dans le deuxième qui n'a en fait plus rien à voir sur beaucoup de plans. En effet, là où Portal premier du nom introduisait un huis clos intime et viscéral entre le joueur et GLaDOS, Portal 2 introduit des environnements très différents, et surtout de nouveaux personnages venus jouer leur rôle dans un scénario long, dramatique et plein de rebondissements et de révélations en tous genres. Certains l'auront sans doute remarqué, mais plus une intrigue a tendance à se complexifier, plus la musique qui l'accompagne suit la même voie, le plus souvent à grands coups de leitmotiv. Portal 2 n'échappe pas à la règle, à quelques restrictions près. En effet, de par sa mise en scène toujours en vue subjective et permettant au joueur de se déplacer à sa guise comme dans la série Half-Life, un grand soin a été apporté aux bruitages afin de lui permettre, entre autres, de mieux se repérer dans l'espace. Les dialogues sont également omniprésents durant l'aventure, et ne permettent pas un arrière-fond sonore trop chargé, par souci de clarté. La bande-son de la plupart des niveaux du jeu a également été conçue, comme l'a confirmé le compositeur Mike Morasky dans une interview, pour évoluer à mesure que le joueur avance dans la progression des énigmes ou même au contact de certaines surfaces. Comment faire alors pour accompagner le scénario sans brouiller complètement le joueur en superposant de multiples couches sonores ? Tout d'abord en utilisant uniquement des sons et des instruments de synthèse même dans les passages que l'on pourrait qualifier « d'orchestraux ». De cette façon, l'ensemble ne dénote pas de l'identité « Aperture Science » et de sa robotisation aseptisée à outrance, immergeant le joueur du début à la fin dans un glissement continu entre musique et sound design. Mais plus intéressant encore, c'est l'utilisation de thèmes récurrents très simples pour symboliser les personnages et certaines situations qui va ici retenir notre attention.
Réglé comme du papier à musique
I AM NOT A MORON débute en effet sur la prise de pouvoir triomphale de Wheatley sur GLaDOS, au moment où le joueur appuie sur le bouton permettant l'échange fatidique des deux personnages à la tête du centre. Après une longue introduction de plus de quarante secondes au cours de laquelle la situation est incertaine, la pression montante étant symbolisée par une superposition progressive des couches instrumentales, le thème de Weathley est soudainement entendu dans les graves tandis que le personnage surgit enfin tout puissant sur son nouveau corps, auréolé de gloire, de chœurs et d'instruments synthétiques. Cette orchestration est cependant de courte durée puisque, suivant l'action et les dialogues, le morceau enchaîne rapidement sur une partie composée de bruitages qui accompagne la découverte du contrôle total qu'il a désormais sur la structure. Puis le personnage se souvient enfin de la présence du joueur, lui ouvrant l'accès au fameux ascenseur de l’échappatoire tant désirée dans une ambiance chorale quasi mystique... Jusqu'à ce que les choses se gâtent et que le tableau s'assombrisse de façon très nette. Il est ici intéressant de constater à quel point la musique illustre bien ce changement d'ambiance. En effet, dès l'instant où la personnalité de Wheatley commence à s'altérer, de véritables « taches d'huile » sonores, impossibles à reproduire sur partition mais parfaitement visibles sur un spectrogramme, font leur apparition. Cet accompagnement systématique, découpé de façon parfaitement visible, jalonne le morceau sous forme de figures concentriques, mais aussi de « vagues », qui sont les glissendi robotisés et réalisés en ce qu'on pourrait presque appeler du « pixel art sonore ».
Mélodie VS Rythme
Bien qu'on ait affaire à une scène cinématique délimitée dans le temps, dans laquelle le joueur n'a pas de prise, et qui pourrait en théorie utiliser un accompagnement musical linéaire et complexe écrit comme dans un film, ce n'est pas tout à fait le cas. En effet, suivant la logique musicale des courts motifs imposés dans les séquences de gameplay afin d'améliorer la compréhension de l'environnement, les thèmes les plus dramatiques, à la manière du Pierre et le Loup de Prokofiev (qui utilise une mélodie et un instrument par animal), sont particulièrement simples et faciles à reconnaître à l'apparition des personnages. Ceux qu'on entend dans I AM NOT A MORON sont même des versions simplifiées des thèmes récurrents originaux entendus au début du jeu et dans la séquence précédente, Don't Do It, que vous pouvez écouter ci-dessus.
On peut constater dans ce second extrait l'opposition claire entre les thèmes de GLaDOS et Wheatley qui évoluent en suivant parfaitement les personnalités et le renversement de la situation. GLaDOS est représentée par un saut régulier d'une note à l'octave supérieure, tandis que le thème de Wheatley, lui, est avant tout centré sur un rythme tout aussi régulier mais instable à l'oreille en raison des notes pointées se chevauchant sur deux mesures. Il est intéressant de constater que la toute puissance de GLaDOS est désamorcée en musique, son thème étant petit à petit parasité par le rythme de Wheatley jusqu'à 1mn50 où l'octave montante devient descendante, comme pour symboliser sa chute qui arrive à grands pas. Cette inversion du thème de GLaDOS est d'ailleurs réutilisée à la fin du premier morceau que nous avons écouté, au moment où cette dernière, transformée en batterie-patate, prend vainement la parole pour énerver une dernière fois celui qui lui vole son rôle de commandement, mais aussi d'antagoniste.
Ces deux thèmes, bien qu'ils soient les plus importants, ne sont bien sûr pas les seuls. Un troisième fait par exemple son entrée vers 4mn19. Utilisé à deux reprises seulement dans le jeu, il sert à symboliser les instants les plus critiques puisqu'on le retrouvera en conclusion du combat final, sur la piste si justement nommée Your Precious Moon... Malgré un soin apporté en priorité à la cohérence d'un univers finalement peu humain et parfois plus chargé de parasites et de bruits que de véritable musique, le joueur peut donc tout de même se livrer à un intéressant jeu de pistes musical qui s'avère assez complexe en dépit de matériaux mélodiques volontairement appauvris...
Dans tous les cas, la façon très segmentée avec laquelle les différentes parties des morceaux s'enchaînent n'est pas anodine puisqu'elle correspond parfaitement à l'idée de musique évolutive extrêmement réactive qui caractérise le reste du jeu. L'utilisation de fragments coupés au couteau au point d'en être visibles à l’œil nu est également la preuve d'un sound design particulièrement soigné dans l'optique d'une esthétique machiniste très différente des précédents travaux de Mike Morasky (compositeur, entre autres, de la série Left 4 Dead, mais aussi membre d'un groupe de Grunge Steel Pole Bath Tub ). Mais peut-être peut-on aussi y voir, en poussant vers l'infini et au-delà des théories prises de tête, une forme de pied de nez dirigé vers l'interactivité musicale à outrance au sein d'un moment narratif ? En effet, bien que le joueur ait une influence de plus en plus considérable sur l'environnement et la bande-son, il n'en est pas moins fatalement dépendant de la volonté des développeurs, transmise par l'intelligence artificielle.