Voici une chronique vidéo qui n'est pas vraiment une chronique vidéo. L'idée de VGM (Video Games Music) est en fait de vous présenter un thème musical issu d'un jeu vidéo, ancien ou récent, et d'en faire une analyse écrite afin de comprendre pourquoi il fut marquant, que ce soit pour ses pures qualités musicales ou pour son utilisation en jeu. Puisqu'il s'agit d'une analyse, tout est potentiellement sujet à débat.
Après avoir abordé la bande-son de Resident Evil, il semble impossible de continuer sans faire un détour sur le revers psychologique de l'horreur vidéoludique. Nous parlons bien évidemment de Silent Hill 2 qui s'est posé dès sa sortie comme un élégant mastodonte et dont l'influence, tant en termes de mise en scène, de game design, que de sound design, pèse encore de nos jours sur les productions horrifiques récentes. Une fois n'est pas coutume, nous allons encore aborder un moment musical inhabituel qui correspond à une période de calme relatif pour le joueur, mais qui ne fait que mettre en valeur le travail d'Akira Yamaoka sur l'ensemble de l'épisode.
Avant toute chose, il faut mettre en avant une caractéristique fondamentale du deuxième épisode de cette série : son scénario très particulier. Moins tourné vers les complots, les sectes et les rituels maléfiques de grande ampleur que la plupart des autres épisodes, Silent Hill 2 a su angoisser, mais aussi émouvoir par sa tournure psychologique profonde tournant autour de James Sunderland et de quelques autres personnages. Ici, dès le début de l'histoire, l'horreur se base sur des anomalies évidentes et une quête de l'être aimé disparu qui ne laisse rien présager de bon. Le morceau que nous analysons aujourd'hui est entendu au cours d'une cinématique particulièrement importante prenant place vers la fin du jeu, il va de soi que vous vous exposez à d'importants spoilers si vous ne l'avez jamais fait.
Globalement, si l'on prête une oreille attentive à la bande-son, on peut remarquer que les musiques de Silent Hill 2 se classent en trois catégories : des ambiances d'exploration discrètes, souvent neutres et non mesurées (où il n'est pas possible de battre le rythme), des morceaux à l'inverse très rythmiques constitués de bruitages stressants qui accompagnent les combats ou la présence de monstres, et des pièces plus mélodiques et mélancoliques, souvent entendues lors des scènes cinématiques. Vous l'aurez probablement deviné, True appartient à la dernière catégorie. Comme son nom l'indique en anglais, il correspond au moment où James, l'avatar du joueur, après avoir accompli un long et horrifique voyage dans la ville à la recherche de sa femme décédée, se retrouve enfin dans l'hôtel de leur voyage de noce et découvre une cassette vidéo. En la visionnant, la vérité qui le poursuit depuis le début fait enfin surface, et il réalise qu'il a en réalité tué sa femme, victime d'une maladie incurable, pour abréger ses souffrances. Il est facile d'imaginer l'intensité de cette double-tragédie qui permet de mieux comprendre les démons ayant attaqué notre protagoniste jusqu'à présent. Cependant, l'instant musical qui accompagne cette scène n'illustre pas que la tristesse infinie du passage, mais est également la preuve d'un grand sentiment de soulagement.
Mécanicité VS humanité
Si nous avions vu dans l'épisode sur Resident Evil que la musique pouvait être source d'angoisse par son instabilité rythmique, nous avons ici un parfait contre-exemple de ce qui avait été démontré alors. En effet, True s'appuie sur deux parties indépendantes mais qui n'entrent pas pour autant en collision et vont même jusqu'à se compléter. La première, qui démarre au début du morceau, est constituée de plusieurs samples se superposant progressivement. La pièce est tout d'abord introduite par une partie de basse au piano contenant deux phrases simples, très proches l'une de l'autre, et qui vont se répéter pendant tout le morceau. Une rythmique s'ajoute, accompagnée par un chœur de voix synthétiques irréel qui va également faire office de liant sur le reste du morceau. Une deuxième partie de piano plus volubile arrive alors, proposant un motif mélodique régulier qui s'étale sur huit mesures avant d'enchaîner sur une transition, l'ensemble de ces parties se superposant et s'enchaînant pour le moment de façon parfaitement régulière.
Entre alors le violoncelle, dont la triste plainte vient ajouter au dramatisme de la situation, mais contraste de façon étonnamment discrète avec le reste du morceau par son instabilité et l'organisation de son motif mélodique. En effet, si l'on observe la transcription ci-dessous, représentant la partie de violoncelle (au milieu) et la basse immuable du piano (en bas), on constate que cette nouvelle mélodie se superpose avec un décalage constant, non seulement avec les autres parties, mais aussi avec elle-même. En effet, elle répète plusieurs fois le même motif (encadré en vert), lequel se décale au fur et à mesure par rapport à la battue, tout en restant régulièrement ponctué par un écho au célesta. Loin d'être déstabilisant, ce décalage se fond au contraire parfaitement avec les autres parties sur lesquelles il déborde, l'air de rien. Le sentiment qu'il provoque avec son démarrage en levée et ses valeurs temporelles incertaines, au lieu d'inquiéter, va insuffler une certaine impression d'humanité au milieu d'une bande-son extrêmement mécanique et réglée au millimètre près. Plutôt que de jouer sur l'imprévisibilité d'une musique déjà agressive par ses timbres, Akira Yamaoka nous a jusqu'ici souvent confrontés, en effet, à une certaine vision de l'inéluctable par la régularité percussive des rythmes, un procédé particulièrement mis en valeur par exemple lors du combat contre Pyramid Head.
Des mélodies jouées au violoncelle et / ou décalées par rapport à leur accompagnement apparaissent à plusieurs reprises au cours de Silent Hill 2. C'est le cas par exemple de Lost Innocence, où la mélodie du célesta commence en anacrouse, sa première note tombant sur le dernier temps d'une mesure et non pas le premier. Plus intéressant encore, on peut relever l'instabilité du violoncelle particulièrement apparente et humaine dans Angela's Hell. Comme on peut le voir ci-dessous, la mélodie commence un demi-temps après le début de la mesure, et continue également à cheval sur le reste du morceau.
Au sujet de ce dernier thème, il est au passage intéressant de noter que bien qu'il illustre un moment lié au personnage d'Angela, il est aussi trouvable sous le nom « Theme of Laura (reprise) ». Un parallèle étrange, quand on sait que la mélodie jouée met en réalité plus en avant une reprise d'une partie de Not Tomorrow, associé à Lisa dans le premier opus de la série... On la retrouve d'ailleurs aussi sous forme de citation dans les épisodes 3 et 4, sans doute pour faire un clin d’œil aux personnages féminins tragiques que nous avons croisés au cours de nos aventures.
Ce retour à l'humain utilisant des timbres d'instruments enfin reconnaissables (la plupart des autres morceaux étant généralement brouillés ou méconnaissables sur le plan instrumental) peut laisser penser que l'histoire est résolue, il n'en est pourtant rien. Ceux qui ont déjà terminé le jeu savent que le plus dur reste à faire, à savoir affronter en face les représentations physiques de la culpabilité de James, Pyramid Head et Mary (avec quelques variantes, évidemment). Cependant, le plus gros du voyage a été fait, permettant à notre protagoniste, tout comme à Angela, d'accepter ses monstres intérieurs. Mais les sentiments de culpabilité vis-à-vis de soi et du monde extérieur restent tout de même présents, notamment dans la froideur des choeurs synthétiques, et seuls les choix définitifs du personnage, dépendant des actions du joueur au cours de l'aventure, apporteront une vraie conclusion à cet épisode. La tranquillité de cette scène cinématique est d'ailleurs rapidement troublée par l'affolement des fréquences de la radio, indiquant la présence de monstres, et auxquelles se mêlent les appels paniqués de Mary...