Voici une chronique vidéo qui n'est pas vraiment une chronique vidéo. L'idée de VGM (Video Games Music) est en fait de vous présenter un thème musical issu d'un jeu vidéo, ancien ou récent, et d'en faire une analyse écrite afin de comprendre pourquoi il fut marquant, que ce soit pour ses pures qualités musicales ou pour son utilisation en jeu. Puisqu'il s'agit d'une analyse, tout est potentiellement sujet à débat.
Dans la série des jeux traumatisants, il est difficile de passer à côté de Resident Evil. Bien que n'étant pas le premier du genre, arrivé après Alone in the Dark (auquel il emprunte beaucoup), celui-ci fait office d'exemple par excellence lorsqu'il s'agit de faire remonter de vieux souvenirs anxiogènes. C'est donc sur le thème de la salle de sauvegarde de ce premier opus, qui n'a pas forcément marqué par ses musiques, mais dont l'ambiance a tout de même su nous glacer, que nous allons faire le point. Car si le son est primordial pour instaurer la peur aux moments cruciaux d'une histoire, et ce depuis les premiers films d'horreur, il ne faut pas non plus négliger l'importance acoustique des moments de calme relatif qui ponctuent notre descente aux Enfers, sans pour autant nous dépayser...
Vous pouvez souffler... ?
Le thème de la Save Room de ce premier opus devenu un symbole de la peur dans le jeu vidéo, de l'angoisse sous-jacente au sursaut, est en effet un bon exemple de sortie du cadre narratif ne laissant pas pour autant le joueur oublier ce qui l'attend dehors. Mais tout d'abord qu'est-ce que Resident Evil ? Un jeu de survie et d'aventure basé sur l'horreur dans lequel le joueur, agressé par des créatures affreuses, trouve refuge dans un manoir aux habitants zombifiés et aussi peu accueillants que leurs chiens. Images glauques et sanglantes sont au programme dans des décors délabrés remplis de lumières et d'objets inquiétants, accentuées par des angles de caméra bancals présentant de nombreux angles-morts. Si les monstres tendent à signaler leur présence par des grognements et autres râles zombiesques, il leur arrive également de nous tromper en faisant les morts, en bondissant à travers les fenêtres ou même en brisant la barrière magique de la porte de l'écran de chargement pour nous poursuivre d'une pièce à une autre. La peur se trouve donc partout et sous différentes formes, plongeant le joueur dans un état de paranoïa constant. Afin de ne pas briser l'immersion, cet état ne doit pas être effacé de son inconscient, quand bien même celui-ci se trouve dans un lieu sûr ou en train de sauvegarder sa partie. Pour ce faire, il est essentiel de replacer la musique dans le contexte des autres morceaux audibles dans le jeu, afin de mettre en valeur d'un côté ce qui va rassurer le joueur, et de l'autre ce qui le tient tout de même en haleine malgré lui.
Nous pouvons tout d'abord constater qu'il n'existe pas de thème marquant dans Resident Evil premier du nom : la plupart des musiques d'ambiance sont en effet constituées d'éléments dissonants ne présentant ni ligne mélodique claire, ni accompagnement logique pour notre oreille. Il n'y a là généralement que notes stridentes, bruitages en apparence aléatoires, ou longues mélodies discrètes contredites par des accompagnements dissonants et ne présentant pas de points de repère auxquels l'oreille peut se raccrocher. Lorsque le joueur pénètre pour la première fois dans une salle de sauvegarde, il est donc forcément frappé par un morceau aux sonorités bien plus consonantes que ce qu'il a entendu jusqu'à présent. En effet, le thème des salles de sauvegarde est construit autour d'une boucle simple et aisément identifiable : deux accords sont arpégés à la guitare, chacun étant répété quatre fois d'affilée, tandis qu'au-dessus, une flûte joue une mélodie simple constituée de quatre notes tenues.
Des pièces traversées auparavant, les seules possédant une ligne mélodique reconnaissable sont principalement basées sur ce qu'on appelle des chromatismes. Un chromatisme est un écart d'un demi-ton que l'on rencontre dans des cadres bien précis en musique classique tonale. Par conséquent il n'est en principe pas souvent utilisé, ou selon des fonctions bien précises. Or on en rencontre beaucoup dans les ambiances des deux premiers étages du manoir qui ne suivent pas les règles classiques. S'ils sont faciles à identifier à l'oreille, ils ne permettent pas de placer les morceaux dans un cadre tonal précis, nous laissant toujours dans l'instabilité et l'attente d'une résolution qui ne vient pas. Le thème du premier étage du manoir en est un bon exemple :
Dans le cas de la Save Room, non seulement le seul chromatisme entendu à la basse est justifié par la tonalité de l'accord utilisé (do mineur), mais en plus la petite taille des segments les rend facilement identifiables et confère une forme de régularité presque berçante au tout.
Le choix des instruments est aussi parlant. Les compositeurs ont laissé de côté les sonorités trop ouvertement synthétiques et les bruitages destinés au sursaut pour laisser entendre une guitare et une flûte, sonnant tout de suite plus humaines. L'ajout de réverbe permet de donner de l'ampleur au son et remplit les temps de silence de façon constante, ne laissant pas de « trous » angoissants et propices aux surprises comme dans le reste de la bande-son.
Mais au final, tout ceci semble un peu léger comparé aux raisons de ne pas être rassuré dans ce havre de paix relatif. Bien que celui-ci serve à faire le lien entre le monde du jeu et les aspects plus pratiques de la console, le joueur n'est pas pour autant invité à oublier ce qui se passe à l'extérieur, en premier lieu par le fait qu'il a un nombre de sauvegardes limité. Le but de la musique est donc ici de renforcer le sentiment appuyé par l'interface graphique et la situation, qui ne cherche pas à réconforter le joueur, ou en tout cas pas complètement... Comme le déclarait Noël Carroll dans un article sur la nature de l'horreur, les zombies, par leur état à la fois mort et vivant, brisent les lois établies par la nature. De ce fait, dans les films d'horreur - et par extension dans les jeux vidéo - « les monstres ne sont pas uniquement effrayants sur le plan physique, mais également sur le plan mental. Ils sont des menaces directes pour le bon sens ». Sur le plan musical, cet état d'esprit se reflète par une refonte de la normalité. Ainsi, le thème des salles de sauvegarde n'est que le morceau le plus « normal » de la bande-son par rapport à nos canons musicaux habituels, mais il déroge tout de même des habitudes que le joueur a généralement avec la musique.
Par exemple, si la forme du morceau est construite sur une structure régulière basée sur deux accords agréables à entendre, il n'y a en fait pas de rapport de l'un à l'autre. Sa régularité est également altérée par deux choses : le tempo et la mélodie. En effet, les fins de phrases donnent lieu à des ralentissements significatifs qui laissent attendre quelque chose, un changement... Qui ne vient pas et remet le joueur au début du morceau. En plus de cela, la flûte se situe aussi en décalage, car la mélodie ne s'appuie pas sur les mêmes temps de repos que l'accompagnement, celle-ci commence donc ses phrases systématiquement "en retard" (généralement sur le deuxième temps), créant par là même une continuité déstabilisante. La flûte entre aussi en contradiction avec l’accompagnement sur le plan de la justesse, car elle passe d'une note à une autre uniquement via des glissandos. Elle est également accompagnée par des voix intermédiaires avec des tenues particulièrement longues faisant penser à des sirènes, le tout donnant l'impression qu'il n'y a presque pas de respiration. Un autre élément intéressant concernant la flûte est la façon dont son son est coupé en début de phrase. Son crescendo est en effet créé d'une façon si peu naturelle qu'il est possible de la passer à l'endroit comme à l'envers sans que cela change quoi que ce soit à l'oreille (un fait normalement impossible en musique « naturelle »).
Comme on peut le voir dans l'acousmographie ci-dessus, l'opposition entre la flûte, qui présente une continuité horizontale, et l'accompagnement de guitare que l'on remarque par les stries verticales est assez flagrante. On remarque bien la façon dont le son de la flûte commence et termine avec un crescendo et un decrescendo parfaits là où le son de la guitare commence sur une attaque s'estompant nettement ensuite. Les frottements provoqués par les glissendos sont également bien visibles dans la façon dont ils brisent la régularité de ce qui les entoure. Nous l'avions déjà vu dans le VGM sur Pokémon, mais la synthétisation de la flûte a été un outil particulièrement prisé pour provoquer la gêne et l'angoisse chez le joueur, en voici un nouvel exemple utilisant une méthode différente.
Alors, la salle de sauvegarde du premier Resident Evil est-elle particulièrement glaçante, ou au contraire plutôt rassurante? La réponse varie en fonction des personnes, mais on ne peut qu'admirer la logique interne de cette bande-son qui a accompagné un jeu culte (abstraction faite de certains passages kitsch... mais qui font tout de même partie de son charme). Resident Evil emprunte bien évidemment aux codes des films d'horreur, qui n'hésitaient pas à utiliser les travaux de musiciens contemporains tels que Krzysztof Penderecki ou Anton Webern (dans l'Exorciste), empruntant le sérialisme, langage musical inhabituel comme un facteur d'angoisse. Nous n'en sommes pas là à l'aube du survival-horror, mais l'aspect répétitif et les appuis irréguliers de la mélodie pourraient nous rappeler de loin Tubular Bells du même Exorciste, une influence qui se trouve être bien plus flagrante dans le thème principal de Clock Tower sorti quelques années auparavant...