Pokémon Version Rouge/Bleue/Jaune - Lavanville
Voici une chronique vidéo qui n'est pas vraiment une chronique vidéo. L'idée de VGM (Video Games Music) est en fait de vous présenter un thème musical issu d'un jeu vidéo, ancien ou récent, et d'en faire une analyse écrite afin de comprendre pourquoi il fut marquant, que ce soit pour ses pures qualités musicales ou pour son utilisation en jeu. Puisqu'il s'agit d'une analyse, tout est potentiellement sujet à débat.
Si les premières versions de Pokémon sur Gameboy ont marqué l'enfance de nombreuses personnes nées au début des années 1990, Lavanville en est probablement le passage traumatisant par excellence. Comment oublier cette ville à l'ambiance pesante, avec sa tour-cimetière, ses fantômes, et surtout sa musique absolument glaçante ? Cette dernière a laissé une telle empreinte dans certains esprits qu'elle est à l'origine d'une Creepypasta bien répandue sur la toile. Si l'histoire de "la musique qui pousse au suicide" est bien sûr un canular basé sur un simple montage, le malaise de l'écoute, lui, est bien présent, et peut d'ailleurs être expliqué de façon rationnelle... Aventurons-nous un peu du côté des vrais "spectres".
Une promenade de santé
Mais tout d'abord, replaçons le contexte : vous incarnez un jeune dresseur parti à l'aventure avec ses fidèles monstres de poche pour compléter le Pokédex, conquérir les arènes et déjouer les plans ridicules de la Team Rocket. La première partie de votre aventure se déroule dans une ambiance bucolique, insouciante, et humoristique... Jusqu'à ce que vous arriviez dans une ville frappée par une véritable tragédie. Non contents d'avoir battu à mort un Ossatueur, les malfrats de la Team Rocket séquestrent un vieil homme dans la Tour Pokémon, profanant au passage un lieu de sépulture, et provoquant l'ire des esprits défunts. Le scénario auquel on est confronté est alors bien plus sérieux que dans le reste du jeu. En effet, Lavanville est le seul endroit où la mort et le deuil sont abordés de façon explicite. Et à situation exceptionnelle, musique exceptionnelle, l'ambiance sonore se démarque de toutes les façons possibles du reste de la bande-son.
Tout se renouvelle
En premier lieu, on constate que l'écriture change radicalement par rapport à ce qu'on a pu entendre précédemment. La plupart des mélodies du jeu illustrant des villes ont un accompagnement entraînant basé sur des lignes de basse bavardes et mouvantes, souvent en majeur (le meilleur exemple étant Bourg Palette). Or, dans le cas de Lavanville, la courte boucle de quatre notes jouées dans un registre très aigu qui commence au début du morceau se répète invariablement. Ces hauteurs, quasiment jamais utilisées et presque impossibles à reproduire avec la voix humaine, donnent déjà une impression irréelle lorsqu'elles résonnent seules dans l'introduction. Mais le fait qu'elles se maintiennent tout du long crée inévitablement des frottements, des dissonances avec la mélodie et l'accompagnement qui eux, évoluent indépendamment.
En plus de suivre un tempo particulièrement lent, la mélodie de Lavanville est écrite sur un rythme composé de blanches et de noires redondantes et parfaitement régulières, appuyant chaque temps. Le tout donne un sentiment traînant et lancinant, comparable aux marches funèbres (la main gauche dans la première partie de la fameuse Marche Funèbre de Chopin s'appuie sur deux accords répétés à la noire), qui contraste avec le reste de la bande-son. La différence d'état d'esprit rythmique entre la mélodie de Lavanville et celle de la Route 1 par exemple, bien plus "enjouée" avec ses phrases variées et pointées, se remarque rien qu'en en observant une transcription écrite.
(A gauche le rythme de la mélodie de Lavanville, à droite celui de la Route 1.)
Y a-t-il un spectre dans le spectre ?
Au-delà des généralités, un passage spécifique du morceau a tendance à faire léviter les trouillomètres : il s'agit de l'envolée suraiguë qui a lieu vers 00:30. A l'origine des plus folles théories allant jusqu'à affirmer la présence d'ultrasons dans les premières versions du jeu, lesquels auraient causé (dans les meilleurs des cas !) des maux de tête aux enfants, ce passage arrive à nous saisir par les tripes. Mais, lorsqu'on l'observe à l'aide d'un spectrogramme (une représentation visuelle du son permettant d'en décortiquer la structure), la réalité est assez éloignée, mais très intéressante. Tout d'abord, comme nous allons le voir dans la vidéo ci-dessous, les fameux ultrasons sont (surprise !) inexistants. Il faudrait en effet que des partiels au-dessus de 16000Hz apparaissent dans le spectre pour attester leur présence.
Hors ici, aucune hauteur au-delà de cette valeur ne filtre hors du ventre de notre petite Gameboy à la sortie son peu performante. Cependant, on observe un mouvement particulièrement intéressant dans les harmoniques, qui résume à lui seul toute la particularité du morceau : il s'agit d'ondes carrées. Qu'est-ce qu'une onde carrée ? Tout simplement une des formes d'ondes générées par ordinateur permettant de synthétiser le timbre de certains instruments. Cette forme spécifique était principalement utilisée, dans les compositions en MIDI pour imiter le vibrato de la flûte. Celle-ci, bien que difficilement reconnaissable, est d'ailleurs présente tout au long du morceau et est responsable de l'aspect "tremblotant" de la musique. Mais à cet endroit précis, l'écart entre les deux hauteurs se creuse, créant un battement qui, difficilement perceptible à l'oreille car un peu trop rapide pour être un vrai vibrato, n'en est pas moins présent et gênant. Ecoutons ce même passage au ralenti afin de mieux comprendre ce qui arrive alors...
La vibration produite n'est pas sans rappeler l'oscillation, bien plus serpentine et irrégulière, du thérémine, un instrument de musique électronique datant des années 20 et aujourd'hui méconnu. Cet ovni a pourtant eu son heure de gloire, et est à l'origine de nombreux génériques des années 50 à teneur angoissante voulant suggérer des présences fantômatiques ou extraterrestres.
Les frottements créés par la superposition occasionnelle de notes qui d'habitude ne vont pas ensemble dont nous parlions plus haut ne sont pas seuls. En fait, l'ostinato entendu tout au long du morceau présente un intervalle très particulier lorsque le fa# descend vers le do, qu'on appelle communément le triton. Celui-ci fut interdit au cours du Moyen Age sous prétexte qu'il incarnait le Malin. Si aujourd'hui il n'est plus vraiment question du "Diable dans la musique", l'aspect dérangeant est culturellement resté, et cet intervalle a été largement repris dans moult films, opéras et jeux pour illustrer des situations à nous faire dresser les cheveux sur la tête, en perpétuant au passage la tradition auditive par conditionnement.
https://www.youtube.com/watch?v=oFx8H1xBHdkIntégrer un lieu étrange, théâtre d’événements inexpliqués, uniquement destiné à donner quelques frissons passagers aux joueurs est une tradition, bien introduite par le cas que nous venons d'étudier, et qui s'est ensuite perpétuée dans la série Pokémon. Etape marquante du premier épisode, Lavanville surprend avec son contraste scénaristique et musical qui fascine par son caractère impromptu. S'il fallait conclure sur ce morceau et la sensation de dépaysement qu'il procure, on retiendrait plutôt le son de cette flûte surnaturelle exploitant les limites techniques de la console. Une sonorité qu'on retrouve d'ailleurs plus tard dans le jeu, de façon plus reconnaissable, toujours pour illustrer des lieux hostiles comme la Tour Pokémon, l'immeuble de la Sylph Sarl ou encore l'antre de la Team Rocket. Ce choix instrumental est certainement lié à la transcription MIDI rendant le son intéressant et déroutant. Et la décision a de toute évidence fait mouche et mis les imaginations galopantes en branle. On ajoutera pour finir sur une touche plus imaginative que tous ces lieux sont liés à la Team Rocket, mais aussi que Lavanville est l'endroit où le joueur récupère la fameuse Pokéflûte... Coïncidence ? A vous d'en décider.