Dans le judaïsme, El Shaddai apparaît dans l’Ancien Testament comme le Dieu-tout-puissant. S'inspirant des chapitres effacés des Manuscrits de la Mer Morte (et non de la Bible comme on pourrait le penser), le jeu éponyme tente, à sa manière, de retranscrire les évènements de la mythologie Hébraïque, et plus précisément du Livre d’Enoch. Autant dire que le sujet n’était pas simple à traiter, mais c’est pourtant le pari que se sont lancés le réalisateur Takeyasu Sawaki et le studio japonais Ignition en 2011. À l’époque, le titre avait été salué pour son approche visuelle hors-normes, mais son gameplay et sa progression répétitive l’avaient empêché de tenir tête aux ténors du genre. Pour son dixième anniversaire, il ressort sur Steam, dans une version calquée sur l’original. Suffisant pour lui redonner une chance ?
À l’heure où le jeu vidéo aime se reposer sur ses acquis (à l’exception de quelques productions indépendantes), El Shaddai apparaît comme le vestige d’une époque où les studios prenaient parfois d’énormes risques. Adapter en jeu vidéo des textes religieux est loin d’être une réponse à la facilité, surtout quand l’œuvre en question lorgne aussi bien du côté de l’action/aventure que du shoot, le tout baigné dans une ambiance surnaturelle des plus étranges. Mais quand on se penche sur le C.V du réalisateur Takeyasu Sawaki, on comprend un peu mieux la direction entreprise. L’homme aime la différence et son expérience parle pour lui. Character designer (celui qui conçoit les personnages) sur Devil May Cry, il a ensuite dessiné les méchas de Steel Battalion, participé à l’aventure Okami avec le studio Clover et croquer les protagonistes d’Infinite Space avant de prendre la direction du jeu qui nous intéresse aujourd’hui. On lui doit aussi le casting du génial, mais bien trop méconnu God Wars : Future Past ou les créatures à défier dans Gravity Rush 2. Bref, le monsieur n’est pas n’importe qui et il a transposé sa vision et son expérience dans El Shaddai avec brio, assumant des choix ne plaisant pas à tout le monde. On va vous expliquer tout ça.
LES MÉANDRES DE L’ÂME
Dans El Shaddai, le joueur incarne le dénommé Enoch qui descend sur Terre pour affronter des anges déchus. Prenant de grandes libertés par rapport au récit religieux, le gaillard est vêtu d’une armure (qui se détériore à l’impact des coups adverses) et doit se coltiner un Lucifel (Lucifer) qui passe son temps avec son smartphone pour rendre compte de son avancée à Dieu en personne. La progression se fait dans des décors psychédéliques et chaque rencontre, que ce soit les autochtones, les ennemis ou les boss, marque un peu plus la bizarrerie de l’œuvre. Takeyasu Sawaki exprimait autrefois son désir de créer un jeu que seuls les Japonais pouvaient faire et El Shaddai se pose là. La majeure partie de l’aventure se déroule sur des « rails » dans des décors majestueux, le tout étant entrecoupé de séquences de plate-formes et de combats. Puis, de temps à autre, la caméra s’offre un voyage en vue de profil pour retrouver les poncifs du gameplay 2D. Le problème, c’est que si l’enveloppe visuelle est hallucinante (on y revient plus loin), les mécaniques de jeu sont basiques au possible.
Pour communiquer autour de sa Switch, Nintendo utilise un gimmick faisant référence aux Joy-Con qui coulissent : le fameux claquement de doigts ! Le son, reconnaissable entre tous, est désormais ancré dans l’inconscient collectif et il suffit d’entendre ce bruitage pour reconnaître la Nintendo Switch. En 2011, quand El Shaddai, on n’y a pas prêté attention, mais le personnage de Lucifel, qui suit votre périple et vous permet de sauvegarder, utilise exactement le même gimmick pour redémarrer une action qu’il a préalablement figée ou pour vous intimer l'ordre de continuer après un échec. Et le son est quasiment le même que pour la Nintendo Switch. Amusant !
PIF, PAF, POUF
En créant El Shaddai, les développeurs voulaient que le jeu soit à la fois accessible et profond. Malheureusement, et bien que les armes imposent des approches très différentes, les affrontements sont répétitifs au possible et souffrent du syndrome du matraquage de boutons. Le titre d’Ignition s’apparente à un beat’em up sans imagination, la faute à un bestiaire qui peine à se renouveler et des actions qui se répètent inlassablement. En début de partie, Enoch est armé de l’Arch, une épée circulaire ultra-maniable et diablement efficace. Ensuite, son arsenal évolue avec le Gale, un disque qui balance des projectiles et transforme le jeu en une sorte de run’n’gun, puis le Veil, un bouclier se séparant en deux. Dans l’esprit, c’est bien pensé et les affrontements ont une pêche incroyable. Seulement voilà, comme le panel de coups est restreint, on effectue toujours les mêmes combos. C’est franchement dommage que le gameplay ne va pas plus loin, car le jeu est parsemé de bonnes idées – comme le fait de revenir à la vie en tapotant sur les boutons ou de s’emparer des armes des adversaires. Les petites subtilités subjacentes, comme le coup spécial, n’y changent rien. On martèle ainsi les boutons, quasi machinalement, en prenant garde à la détérioration de l’armure (pas de jauge de vie, c’est la combinaison qui matérialise votre niveau de santé). Et forcément, au bout d’un moment, ça devient monotone. Les développeurs ont probablement senti qu’il fallait autre chose, et c’est pour cette raison qu’ils ont ajouté des phases de plate-forme à l’ancienne, en vue de profil. Là encore, malgré le double-saut et les mécanismes du décor, l’ensemble est assez léger et on est finalement plus séduit par le visuel qu’autre chose.
MOUVEMENTS ARTISTIQUES
S’il aurait pu bénéficier d’un gameplay plus fin, El Shaddai a pour lui une direction artistique tout simplement incroyable. Mêlant les couleurs pastel au teintes plus criardes, les couloirs du jeu s’entremêle de mille formes jusqu’à proposer, durant les phases 2D, des environnements dignes de toiles de maître ou d’estampes japonaises. La rétine est constamment interpellée par le parti-pris visuel audacieux, jonglant entre les décors épurés et les paysages psychédéliques. Une toute maestria graphique est rare de nos jours et il serait dommage de ne pas en profiter. On peut également dire un mot sur les musiques, souvent orchestrales, parfois dérangeantes, qui accompagnent le parcours d’Enoch. El Shaddai est assurément un jeu soigné, différent de tout ce qui existe, mais il souffrait à l’époque d’un gameplay un peu trop brute et sans finesse. Dix ans après, le constat est le même. Et la note également.
Conclusion
Points forts
- Visuellement ébouriffant
- L'ambiance atmosphérique
- Les quelques armes sont vraiment classes
- Animations soignées
- Les Nephilims
- Voix japonaises disponibles
Points faibles
- Un gameplay trop limité et répétitif
- Une progression qui manque de surprises
- Un design qui ne plaira pas à tous
- Assez court (6h)
Note de la rédaction
Porté par la vision du transfuge de Capcom et Clover, El Shaddai est une œuvre ambitieuse et artistiquement hors-normes. D’une beauté saisissante, le jeu est plus lumineux sur PC et les effets ressortent encore mieux. On aurait toutefois aimé que la grande fluidité atteinte par ce portage soit accompagnée d’un réajustement du gameplay. Celui-ci, déjà brute à l’époque, l’est encore plus aujourd’hui et fait parfois sombrer le jeu dans la monotonie, malgré sa durée de vie assez courte. Une œuvre étonnante, pas parfaite, mais qui se doit d’être au moins essayée pour profiter de ses tableaux somptueux.