Née sur PlayStation première du nom, la série Abe est le fruit de deux transfuges du cinéma hollywoodien : Lorne Lanning et Sherry McKenna. Fondateurs du studio Oddworld Inhabitants, ils décident de s’éloigner du septième art pour se tourner vers le jeu vidéo, d’abord pour faire parler leur expertise de l’image de synthèse et, ensuite, pour profiter de l’interactivité du média. Estimant que la 3D est encore balbutiante, le duo opte pour des graphismes en 2D avec une approche cinématographique, une profondeur de champ saisissante et un contraste – notamment dans l’utilisation des sources de lumière – qui tranche avec la concurrence. D’abord appelé SoulStorm, le projet devient L'Odyssée d'Abe et fera l’objet d’une suite encore plus aboutie. Satire du monde capitalisme, la franchise dépeint un message écologique et puise son inspiration dans diverses œuvres, dont le film Soleil Vert et le roman La Ferme des Animaux de George Orwell. Le public est au rendez-vous et c’est en toute logique qu’un nouvel épisode, Munch's Oddysee, est programmé. Envisagé sur PlayStation 2, le titre débarque sur Xbox et restera, pendant des années, une galette exclusive à la machine de Microsoft. Depuis, la créature bondissante et son acolyte ont rejoint d’autres plateformes et c’est justement à la Nintendo Switch d’accueillir le couple verdâtre. Le poids des âges, l’évolution technologique, l’attente des joueurs sont autant d’inconnues qui peuvent ternir la réputation d’une œuvre, surtout lorsque les souvenirs enjolivent le passé.
À la fin des années 1990, la création de Munch’s Oddysee est un véritable pari pour toute l’équipe du studio. À l’époque, la 3D s’est définitivement démocratisée et Oddworld Inhabitants décide de s’atteler à la création d’un monde immersif et semi-ouvert avec une myriade de petites zones répondant à différents puzzles. Pour le staff en place, le défi est de taille puisque l’utilisation de la 3D, à l’inverse des techniques utilisées auparavant, demande une réappropriation complète des originaux. Pour Lorne Lanning et Sherry McKenna, l’idée consiste à récupérer tout ce qui fait le succès de cette satire du capitalisme en apportant de nouvelles possibilités. Le jeu a ainsi été pensé pour que les joueurs ressentent que la petite créature qu'ils incarnent est la dernière de son espèce et que la situation est désespérée. En somme, leur faire comprendre qu'elle est la seule, bien qu'elle soit l'un des derniers maillons de la chaine alimentaire, à pouvoir sauver le monde (exactement comme Abe dans les précédents épisodes). Initialement, le studio souhaite poursuivre sa collaboration avec Sony et envisage de sortir le jeu sur PlayStation 2. Des travaux débutent et le projet évolue jour après jour mais rien n’est gravé dans le marbre quant à la plate-forme qui accueillera le jeu. C’est finalement une histoire incroyable (voir encadré) qui va conduire Oddworld Inhabitants à signer un accord avec Microsoft pour faire de Munch’s Oddysee un titre de lancement exclusif à la Xbox. Lorne Lanning n’est pas au bout de ses surprises et parvient, tant bien que mal, à résister à l’ogre américain qui souhaite appeler le jeu Abe & Munch’s Fun Adventures et en faire un titre pour joueurs occasionnels. Heureusement, il n’en sera rien… Mais l'intéressé le certifie aujourd'hui : le géant de Redmond a sauvé son studio de la faillite et il a pu compter sur un groupe inspirant, motivé et non dénué d'ambitions qui a permis à l'équipe, grâce aux moyens à disposition, d'aller plus loin dans ses intentions.
CONCOURS DE BEAUTÉ
Anti-héros par excellence, Abe poursuit sa rébellion contre la civilisation industrielle. Reconnaissable à sa bouche cousue, ses tatouages (obtenus lors de ses précédentes aventures) et son look disgracieux, le Mudokon aux yeux globuleux n’a qu’un but : sauver ses compatriotes de la tyrannie des hachoirs à viande. Le tutorial donne ainsi les clés de cette nouvelle aventure et se rappelle au bon souvenir des moutures PlayStation. Si le personnage peut marcher sur la pointe des pieds, courir, sauter ou encore… lâcher un nuage aux odeurs venues d’ailleurs, il possède toujours cette panoplie complète de dialogues qui lui permettent de communiquer avec ses semblables. Tous les Mudokons qu’ils sauvent de l’esclavage sont ainsi invités à le suivre, à s’arrêter, à travailler (oui, oui) ou encore à attaquer. Car la fuite des individus est loin d’être une promenade du dimanche. Les Glukkons veillent et n’hésitent pas à sortir l’artillerie lourde quand c’est nécessaire. Autrement dit, il faut la jouer rusé pour éviter de finir en charpie dans des boites de conserve. Abe, pour se défaire des obstacles, doit s’approprier son environnement en récupérant et invoquant les Spooces (des graines permettant d’activer des mécanismes) ou en envoûtant l’ennemi pour en prendre le contrôle. Même si l’univers est en 3D, on retrouve toutes les facettes du gameplay des originaux 32-bits. Mais, cette fois, Abe n’est pas seul !
Comme le nom du jeu l’indique, il est accompagné d’une créature – à la tronche hilarante – appelée Munch. Dernier survivant de son espère, ce Gabbit a pour objectif de faire revivre les siens et d’annihiler le joug des Vykkers, des créatures adeptes d’expériences scientifiques douteuses. Le hic, c’est que ce cher Munch, en plus de ne pas avoir la gueule de l’emploi, a un mal fou à se mouvoir sur le sol. Son truc à lui, c’est la nage ! Heureusement, son destin a voulu que les Vykkers lui greffent un sonar sur la tête, ce qui lui permet d’électrocuter ses cibles mais aussi, et surtout, de délivrer de petites bestioles aux crocs acérés, les Fuzzles. Et là, vous l’aurez compris, ces dernières réagissent comme de bons petits soldats que Munch va pouvoir exploiter. On a donc cette ambivalence entre deux individus, l’un grand et agile, l’autre petit, fragile mais redoutable nageur. Et Munch’s Oddysee repose justement sur cette différence d’aptitudes. Cela peut sembler très étrange d'incarner un tel personnage mais c'est une décision totalement assumée du studio qui souhaitait que les joueurs ressentent la vulnérabilité du protagoniste mais, aussi, son côté attachant. Le déplacement de Munch a été calqué sur la façon de se mouvoir des petits oiseaux lorsqu'ils sautillent. Ils sont adorables dans leur manière de bouger mais aussi en danger permanent du fait de leur taille minuscule. À mesure qu'ils grandissent, cette fragilité disparaît. Munch est né de toutes ces inspirations mais les développeurs ont appuyé, en plus, son attitude solitaire et sa naïveté.
Alors que la PlayStation 2 vient d’arriver au Japon, un trailer sort de nulle part et présente les premières images PS2 du futur jeu Abe. Immédiatement, la presse mondiale s’empare, à raison, du phénomène, créant un sacré remue-ménage. Lors d’une discussion entre développeurs, Lorne Lanning a révélé l’histoire incroyable de cette séquence. Ce qui s’est passé, c’est que GT Interactive, l’éditeur derrière la série Abe, a été acheté par Infogrames. Peu de temps après, Infogrames fait face des coupes budgétaires et, par ricochet, Oddworld Inhabitants se retrouve avec un trou de sept millions de dollars. Pour s’adapter aux contraintes financières, tout en permettant à l’entreprise de survivre, l’équipe décide de créer un trailer avec les éléments (assets) des précédents jeux (en montant un truc vite fait via le logiciel 3D Studio Max et en balançant une vidéo au format Quicktime sur un CD) en annonçant qu’il s’agit de gameplay PS2. Évidemment, à l’époque, peu de studios ont dévoilé des titres à venir sur PS2, ce qui rend complètement fou Phil Harris, l’une des pontes de Sony, qui n’est au courant de rien. L’histoire finira par se tasser mais le studio n’avait pas d’autre choix que de taper fort pour convaincre d’autres éditeurs de s’intéresser à eux, la coupe budgétaire rendant impossible le moindre développement un tant soit peu ambitieux. Le projet, succinctement envisagé sur PS2, passera sur Xbox pour devenir un titre de lancement.
DISSECTION ET CONFRONTATION
Le titre de Oddworld Inhabitants reprend le concept des jeux de coopération. Si Abe et Munch sont en solo lors des premiers niveaux, ils agissent rapidement en tandem. L’un et l’autre dispose de capacités qui sont indispensables à la bonne marche de l’aventure et les distributeurs, dispatchés ça et là, octroient pour une courte période des aptitudes supplémentaires. Munch devient plus rapide ou se voit doté d’un laser immobilisant ses adversaires tandis qu’Abe gagne en résistance ou bondit plus haut. Munch’s Oddysee repose essentiellement sur ce principe et l’ensemble fonctionne bien grâce à un level design astucieux et des puzzles soignés. Les environnements sont plus ou moins vastes selon les niveaux mais l’univers est cohérent et l’humour, présent sous différentes formes, participe allègrement au côté décalé du jeu. Ne vous étonnez pas de récupérer, avec une grue, des Sligs pour les donner en pâture à des Slogs (sorte de canidés voraces). Munch’s Oddysee fait appel à la matière grise, immerge dans un monde totalement hors-normes et appuie, avec plaisir, sur son côté satirique. Par rapport à ses origines, il n’a rien perdu de son aura. Et c’est bien la principale motivation que les joueurs pourront avoir.
UNE ADAPTATION SANS GÉNIE
Si la version Xbox demeure la seule, à ce jour, à être entièrement localisée (si on excepte le patch non officiel de la version PC), ça ne sera bientôt plus le cas. En effet, la Switch accueillera prochainement - via un patch à télécharger - l'intégralité des voix françaises et la traduction du texte dans la langue de Molière. On pourra donc profiter des dialogues hilarants (Ohé, les lopettes...) comme sur l'original et ça, c'est une excellente nouvelle ! À noter qu'il en sera de même pour nos voisins allemand, espagnols et italiens. Du côté des graphismes, c’est à l’image de ce qu’on avait sur la machine de Microsoft mais le rendu est lissé comme sur les versions plus modernes du jeu, notamment sur PlayStation 3 ou PC. La Nintendo Switch recueille donc un portage sans fioriture mais le jeu reste vraiment agréable et mérite d’être découvert si ce n’est déjà fait. Et comme la petite machine de Nintendo fait tourner le tout sans problème, il serait dommage de s'en passer. D'ailleurs, l'équipe indique qu'un troisième classique d'Oddworld sera annoncé cette année. Pas de doute, Abe a le vent en poupe !
Remerciements à Lorne Lanning pour nous avoir raconté la genèse de Munch's Oddysee.
Points forts
- Les personnages uniques
- L'amostphère de la série Abe
- L'ingéniosité des énigmes
- Les situations débiles
- La coopération
- La traduction (texte et voix) arrive !
Points faibles
- Une caméra à l'ancienne
- Un peu moins fin que sur PC
- Pas d'utilisation des fonctions de la Switch
Sur le téléviseur ou en mode portable, Munch’s Oddysee reste égal à lui-même, c’est-à-dire une œuvre satirique qui mise sur son humour et son côté décalé. Instaurant le principe de coopération (ainsi que les niveaux aquatiques) dans la série, le titre a plutôt bien vieilli et distille un gameplay ingénieux avec moult mécanismes et situations abracadabrantesques à vivre. Sa direction artistique, ses personnages hilarants, sa bande-son réussie… chaque élément participe à l’immersion dans le monde d’Oddworld, d'autant plus que le jeu disposera bientôt d'une traduction française. Pour parfaire sa culture vidéoludique, la découverte de la série et de ce Munch’s Oddysee a tout du bon plan.