L'exploration de la psyché n'est pas nécessairement très représentée dans le jeu vidéo, ou du moins pas d'une manière sérieuse ou approfondie, étant plus souvent cantonnée à un niveau ou une séquence particulière d'un titre plutôt qu'à son ensemble. Certes, Hellblade ou Gris sont deux récents exemples très différents et réussis de transposition du traumatisme dans le jeu vidéo, mais les exemples de ce type restent assez occasionnels. Le studio polonais de Super Sexy Games propose cependant lui aussi cette année sa vision d'un cerveau tourmenté avec l'atypique The Shattering.
Bande-annonce de The Shattering
Thérapie régressive
Vous incarnez John Evans, qui, au cours d'une séance d'hypnose, se livre à une thérapie régressive lui permettant d'explorer les recoins de son cerveau afin d'assembler les souvenirs permettant d'expliquer les raisons pour lesquelles son esprit à un jour été brisé. Cette exploration se matérialisera par une poignée d'actes qui vous demanderont environ trois heures pour être traversés. Vous aurez ainsi l'occasion de revivre plusieurs tournants de la vie de John, qui restera muet tout au long de l'aventure, subissant plus que revivant ses souvenirs, pour la plupart inconfortables.
La grande force de The Shattering réside dans l'adoption d'une certaine science de la narration interactive. Si le procédé n'est pas nouveau, le fait de voir les décors et l'évolution des souvenirs se matérialiser au gré des (rares) interactions avec l'environnement est souvent surprenant voire poignant, les développeurs déployant d'excellentes idées de mise en scène pour rendre la progression dans les souvenirs particulièrement fluide et sans véritables autres à-coups que les temps de chargement qui séparent les différents actes. En revivant par exemple l'enfance de John, vous verrez son univers passer d'un foyer heureux à un environnement nettement plus anxiogène par le truchement de petites trouvailles qui jouent très intelligemment avec les perspectives ou la modification en temps réel, mais finalement subtile, des murs et meubles déjà en place.
Une vraie science de la mise en scène
Côté interactions, le jeu repose sur le même principe : chaque action déclenche la progression plus ou moins lointaine du souvenir, même si dans l'ensemble, The Shattering laisse le joueur très passif et aurait pu renforcer les interactions avec l'environnement. Apprendre l'arrivée d'un rendez-vous galant impliquera de ranger votre appartement et à l'instant même où la tâche sera accomplie, la personne attendue se présentera à la porte. Une fois celle-ci ouverte, une autre ellipse vous conduira directement au dîner, le tout sans changement de décor, simplement par l'ajout de petits détails, d'un changement de lumière ou tout simplement d'un son qui porte votre attention vers le nouveau point d'intérêt. Les interactions restent cependant limitées et les actions à réaliser ne peuvent réellement être assimilées à des puzzles puisqu'il s'agit la plupart du temps de se contenter d'activer tous les éléments à disposition pour déclencher la réponse du jeu correspondante. Mais si l'exemple plus haut peut paraître des plus classiques, il l'est dans le souci de prévenir tout spoil, l'ensemble de The Shattering brille très souvent par sa réalisation. La manière de raconter une histoire faite de vivants sans jamais vous faire véritablement croiser des personnages autrement que par leur voix ou par les mannequins qui les représentent est ici parfaitement maîtrisée. Très métaphorique, mais souvent suffisamment explicite pour vous faire comprendre de quoi il retourne, l'histoire du jeu vous fera vivre des éléments traumatisants, d'autres, plus heureux, et d'autres vraiment banals, sans jamais verser dans la redite. Le travail de la plupart des comédiens de doublage ainsi que celui réalisé sur le son est également à saluer en ce qu'il aide à façonner une atmosphère oppressante d'un bout à l'autre de l'aventure.
Un propos qui manque globalement de profondeur
Cependant, et c'est incontestablement un problème dans un jeu narratif, la trame globale manque cruellement d'épaisseur et s'offre une sorte de twist qui semble n'être là que dans le but de surprendre le joueur sans qu'il soit nécessairement à propos ou très surprenant. Le personnage de John Evans est trop une page blanche pour que l'on puisse se sentir concerné par lui, les quelques personnages croisés sont assez clichés et n'apportent pas forcément tous à l'intrigue. Les différentes scènes de souvenirs qui se succèdent pourraient tout à fait être parcourues dans un ordre différent sans que la compréhension ne s'en trouve malmenée et certaines séquences semblent d'ailleurs partiellement décorrélées de l'intrigue une fois toute la lumière faite sur celle-ci. Si l'on comprend la présence de certains souvenirs qui sont supposés aider à mieux saisir la personnalité de notre protagoniste, ils paraissent cependant globalement artificiels. Il existe certes des moments forts, qui vous mettront sans doute mal à l'aise ou qui parviendront à vous toucher, mais pris dans son ensemble, le propos de The Shattering reste généralement en surface et ne propose pas spécialement de regard en profondeur sur les troubles mentaux, des plus communs aux plus graves. Peut-être les développeurs le savaient-ils en affichant un écran d'introduction signifiant que le jeu n'a pas vocation à servir de conseil ou de guide aux personnes souffrant de troubles psychiatriques.
Cependant, il serait injuste de ne pas souligner la vraie sensibilité qui se dégage de certaines portions du jeu qui, prises individuellement fonctionnent très bien. Le harcèlement moral, la manque de confiance en soi ou tout simplement différentes étapes de la vie d'une personne sont autant de sujets traités avec une certaine sensibilité et sans complaisance Il faudra davantage prendre The Shattering comme un walking simulator classieux mâtiné d'éléments psychologiques que comme un jeu qui y est totalement dédié. Ce n'est pas nécessairement dramatique, mais une histoire un peu plus captivante aurait assurément aidé le jeu à faire justice à sa forme qui, elle, n'est pas loin du sans-faute.
Points forts
- Une franche réussite esthétique
- Un très bel exemple de narration environementale et interactive
- Sound design de qualité
- Quelque séquences franchement marquantes
- Pris individuellement, les souvenirs et les émotions sont traités avec sensibilité
Points faibles
- Un propos qui manque de profondeur
- Final assez décevant
- Au regard de l'histoire globale, la présence de souvenirs vécus sont parfois superficiels
- Interactions trop limitées, même pour un jeu narratif
Walking Simulator saupoudré d'éléments psychologiques, The Shattering ne révolutionne pas la formule consacrée du style, mais montre cependant qu'il a suffisamment bien digéré ses influences, What Remains of Edith Finch et Layers of Fear en tête, pour s'offrir une vraie identité en déployant des trésors de bonnes idées lorsqu'il s'agit de verser dans la narration interactive. Esthétiquement réussi et doté d'une réalisation souvent étonnante, il manque cependant un peu de profondeur à l'histoire qu'il raconte. Stagnant un peu trop en surface, le propos de The Shattering est parfois confus dans ses intentions et certaines séquences de souvenirs semblent artificielles, n'apportant finalement pas grand-chose au récit général. C'est un élément regrettable dans un jeu du style et qui aurait gagné à être mieux développé afin de donner autant d'épaisseur au fond, tout de même assez bon, qu'à sa forme qui, elle, vaut assurément que l'on fasse ses louanges.