L’attente fut longue, interminable pour certains. Voilà 18 longues années que nous patientons dans l’espoir de connaître la suite des aventures de Ryo Hazuki. L’annonce de Shenmue 3 lors de la conférence de Sony à l’E3 2015 fait l’effet d’une bombe et met du baume au coeur à toute une communauté de joueurs. Puis l’excitation des premiers instants laisse place à l’inquiétude. En cause, les premiers visuels, les multiples reports et un développement mouvementé. Quand bien même, le troisième épisode de la saga est enfin disponible. Mais Shenmue 3 est-il à la hauteur d’une saga qui a marqué le jeu vidéo en son temps ?
Une mythologie vengeresse
Shenmue 3 reprend là où nous avait abandonnés son prédécesseur et fait suite à la découverte d’une grotte renfermant une fresque murale à l’effigie des miroirs du Dragon et du Phénix. Suite à une cinématique résumant rapidement la fin de Shenmue 2, Ryo Hazuki et Shenhua partent à la recherche du père de la jeune fille. Nos deux protagonistes se dirigent ainsi vers le village reculé de Bailu situé en Chine continentale pour débuter leurs investigations et lever le voile sur les mystères entourant la disparition du paternel.
Nombreux sont les joueurs désireux de poursuivre un scénario mis en pause depuis près de deux décennies et retrouver une narration propre à la plume de Yu Suzuki. Et sur ce point, les adeptes de l’auteur japonais ne seront aucunement dépaysés. L’Histoire avec un grand H se dessine au gré des détails glanés et des cinématiques éparses ponctuant un récit en réalité pauvre en rebondissements et révélations. La simplicité met parfois en exergue la beauté d’une information tout juste murmurée, mais l’absence ne peut en faire de même. Pour ainsi dire, les grands moments se comptent sur les doigts des deux mains.
Shenmue 2 avait marqué durablement le coeur et l’esprit des joueurs avec un cliffhanger digne des séries TV modernes et cette nouvelle itération suit les traces de son aîné d’une certaine manière. La fin justifie à elle seule le périple… enfin partiellement. Yu Suzuki avait déclaré que la première trilogie ne couvrirait que 40% de l’histoire dans sa globalité et c’est désormais confirmé. Pire encore, l’histoire n’avance que trop peu au cours d’une aventure avare en événements notables, mais exigeant pourtant entre 25 et 30 heures pour être terminée “en ligne droite”.
La saga Shenmue se démarquait autrefois par sa capacité à nous surprendre et la narration n’était pas en reste. Les années passent. Les codes changent, mais Shenmue reste le même et se contente de recycler un savoir-faire daté ayant pour résultat une mise en scène peu inspirée se résumant bien trop souvent à de simples discussions formatées sur le modèle “champs-contrechamps” et à quelques élans cinématographiques ruinés par des temps de chargement intempestifs. A noter tout de même la présence de sous-titres en français qui raviront les réfractaires à la langue de Shakespeare ainsi qu’à des doublages en japonais et en anglais.
L'histoire du Pont aux Fleurs
Ryo Hazuki ou le rythme de la vie
La saga Shenmue était d’ores et déjà un O.V.N.I en son temps et Shenmue 3 perpétue une tradition née au XXe siècle pour le plus grand plaisir des fans de la franchise. Yu Suzuki n’a pas son pareil pour créer un rythme hors normes extrêmement lent et propice à la contemplation. Dormir, attendre, manger, vagabonder… telles sont les activités phares d’un Ryo Hazuki englué dans les sables du temps. Dans Shenmue 3, la vie suit son cours, s’écoule inexorablement. C’est dans cette approche atypique que Shenmue 3 s’extirpe de sa simple condition de jeu d’aventure pour devenir une oeuvre singulière aux antipodes des mondes ouverts bâtis sur les concepts d'l’hystérisme et d'hyperactivité.
Le périple se consomme ici au rythme des jours qui passent, des heures qui s’égrènent. Le jeune héros prend le temps de découvrir les lieux, de s’en imprégner pour au final appréhender les zones visitées et ainsi remonter la suite d'indices obtenus lors d’échanges avec des autochtones que Ryo Hazuki apprend doucement à connaître. D’abord distants avec ce dernier, les habitants finissent par l’accepter et laisser tomber la froideur des premières discussions. Toutefois, ces évolutions de comportement présentent rapidement leurs limites… les PNJ répétant inlassablement les mêmes tirades en attendant que le récit avance. Nous parvenons tout de même à nous attacher à certains personnages, surtout ceux ayant reçus un panel de répliques moins archétypales.
Yu Suzuki retrouve ses bonnes vieilles habitudes non sans tenter d’innover et c’est là dans cette recherche de modernisation de la formule que Shenmue 3 sombre. La recherche de réalisme impacte durablement l’aventure au point de transformer une quête initiatique en véritable périple. La faute incombe à un système de santé dit “réaliste” où les points de vie se consument à la moindre minute écoulée, la moindre activité réalisée. Cela souligne un autre problème de taille… celui de l’argent. “Show me the money” scandé par Tom Cruise dans le film Jerry Maguire résume parfaitement cela.
Pour se nourrir, pour dormir, pour apprendre des techniques, pour acheter une babiole… bref pour vivre. Ryo dépense sans compter, devient un panier percé, et les objectifs ne font qu’aggraver une situation mal embarquée. Comme expliqué précédemment, Shenmue 3 exige des centaines puis des milliers de Yuans pour faire progresser l’intrigue. Il s’agit certes d’un clin d’oeil aux deux premiers épisodes, mais en l’état ce choix de game design s’apparente à une augmentation artificielle de la durée de vie. Et le pire reste à venir. Le studio Ys Net s’est contenté de recycler le déroulé des objectifs dans les deux zones géographiques (à savoir Bailu et Niaowu) qui composent l’aventure. Ryo Hazuki vit donc des événements semblables à deux reprises en répétant des activités similaires dans le seul but de combler l’appel du gain émis par le titre.
Un déséquilibre s’installe progressivement entre le pur plaisir de la découverte et le sentiment de répétition qui gâche l’expérience de jeu à la longue. Shenmue 1 et 2 savaient parfaitement garder cet équilibre précaire entre frustration et récompense à la différence de cette suite qui se prend allègrement les pieds dans le tapis pour finalement se transformer en chemin de croix pécunier.
Marchons sous la pluie
Le maître des Armes
Yu Suzuki a officié autrefois sur la licence Virtua Fighter, il ne pouvait donc laisser en friche les affrontements de Shenmue 3. Mieux encore, le créatif japonais propose une refonte totale du système de combat, délaissant le précédent moteur, au profit d’une approche “réaliste” et tactique. Le Kung-Fu, central à l’intrigue, prend une nouvelle dimension dans cet épisode souhaitant rendre hommage aux arts martiaux chinois avec plus ou moins de réussite. Malgré de bonnes intentions et une approche stratégique, les combats manquent cruellement de nervosité et les coups portés d’impact. Shenmue 3 se dote d’un vrai système de combat, mais ne parvient jamais à insuffler l’épique nécessaire pour les enflammer.
Ces combats en arènes fermées exigent un apprentissage minutieux des techniques et un entraînement quotidien. Devenir un artiste martial accompli se traduit en jeu par un niveau de Kung-Fu, somme de la puissance de ses attaques et de son endurance. La perfection passe alors par la répétition et le jeune artiste martial va l’apprendre à ses dépens. Pour améliorer ses statistiques, le joueur doit répéter le même exercice durant des dizaines de minutes et acheter des manuscrits afin de débloquer de nouvelles techniques et ainsi terrasser les multiples adversaires placés sur sa route. Séduisant durant les premières heures, ce système de progression finit par ralentir à son tour le récit. Cependant, les différents combattants des dojos et arènes demeurent plaisants à défier et à dominer lors d’échanges martiaux relevés (surtout dans les difficultés maximales).
Quand l'élève dépasse le maître
Un périple mélancolique
Shenmue 3 n’est pas la catastrophe visuelle annoncée et parvient bien souvent à dégager une esthétique “poétique” appuyée par des compositions musicales qui feront vibrer la corde nostalgique des fans. Sa direction artistique et son ambiance si singulière collent parfaitement au rythme imposé par l’aventure et soulignent les péripéties sans s’imposer. Il n’est pas rare, au détour d’un sentier ou d’une ruelle, de s’arrêter ne serait-ce que quelques secondes pour admirer des environnements prenant alors vie sous l’impulsion d’un soleil baignant la zone de ses roses rayons (le village de Bailu et la ville portuaire de Niaowu). La nuit borde également à sa manière ces décors, peinant à se démarquer en plein jour, par d’habiles touches de lumière et des effets atmosphériques plaisants à défaut d’être sensationnels.
Malheureusement, la technique vient trop souvent saboter le travail réalisé par les artistes du studio Ys Net. L'apparition des badauds à quelques mètres de Ryo, les zones tampons pour charger le reste de la carte, les environnements vides, les multiples temps de chargement et l’aspect “générique” de nombreux assets graphiques nuisent à ces visuels qui par moment sortent du lot. Les animations rigides et le manque d’expression des personnages complètent le tableau au point de réduire fortement l’impact des saynètes et du récit car étant incapables de transmettre efficacement une émotion. Et que dire des interfaces et autres menus ? Ces derniers ne suivent jamais les mêmes règles, n’utilisent que rarement les mêmes mappings et défient parfois toute logique… afin de ressembler à ceux de feu Shenmue 1 et 2 sur Dreamcast. Ce non sens, sans être rédhibitoire, ancre ce troisième épisode dans un lointain passé.
Points forts
- La suite attendue des aventures de Ryo Hazuki…
- Un système de combat “réaliste” et tactique...
- Plusieurs panoramas poétiques...
- Le rythme retrouvé et si particulier de la saga
- Un réel sentiment de liberté
- Des sous-titres en français (VOSTFR)
Points faibles
- … pauvre en rebondissements et révélations
- … manquant cruellement d’impact
- … pour des environnements désespérément vides et statiques
- Une mise en scène peu inspirée
- Une structure et des objectifs redondants
- Une progression cadenassée par l’économie
- Un jeu dépassé techniquement (visuels, animations…)
Shenmue III semblait se destiner principalement aux fans. En réalité, Shenmue 3 se destine exclusivement aux fans et aux irréductibles curieux. Yu Suzuki parvient à retrouver ce qui faisait de sa saga une oeuvre à part et à proposer une approche contemplative du jeu d’aventure. Une douce brise poétique empreint de liberté parcourt un récit à la mise en scène trop peu inspirée. Les quelques tentatives pour moderniser une formule qui souffle ses vingt bougies se soldent par des échecs. Le système de combat aussi tactique soit-il ne convainc que partiellement sans oublier le déséquilibre créé par ce besoin constant d’argent à l’origine d’un sentiment tenace de frustration. Shenmue 3 est une oeuvre anachronique incapable de s’extirper de l’emprise d’un lointain passé.