Disco Elysium a été une immense claque dans le petit monde du RPG PC. Encensé par la critique comme par le public, autant pour son principe, sa direction artistique que son écriture, le jeu du studio indépendant ZA/UM avait cependant un problème : il n'était disponible qu'en anglais et était particulièrement verbeux. C'est désormais de l'histoire ancienne avec l'arrivée de cette Final Cut.
Disco Elysium, c'était un million de mots à lire. Aujourd'hui, c'est un million de mots à entendre, puisque désormais, l'intégralité des dialogues du jeu sont doublés (en anglais à l'oral, et traduits enfrançais à l'écrit). A tout moment de la partie, vous pourrez d'ailleurs opter pour le doublage de votre choix : intégral, partiel, ou seule votre voix intérieure sera vocale, ou tout simplement traditionnelle, à l'image de la version de base du jeu, si vous préférez ne pas être génés dans votre lecture.
Il faut bien reconnaître que si vous n'aviez pas eu l'occasion de refaire Disco Elysium depuis sa sortie sur PC, ce doublage intégral apporte un souffle rafraîchissant à l'aventure, a plus forte raison que l'ensemble s'avère de très bonne qualité, même s'il nous est arrivé parfois que certaines portions de dialogues ne déclenchent pas le doublage.
En revanche, il faut reconnaître que si vous aviez de Disco Elysium un souvenir un peu lointain, cette nouvelle traversée ne vous paraîtra pas radicalement différente de la première. Effectivement, il existe bien 4 nouvelles quêtes de vision politique introduites dans le jeu, mais, et c'est tout de même une force, elles sont tellement bien intégrées à l'expérience de base que vous aurez souvent l'occasion de vous demander si la nouvelle orientation de votre partie est liée à l'ajout de nouveau contenu, ou si elle n'est que la conséquence de choix que vous n'aviez pas pris à la base. Quoi qu'il en soit, c'est un véritable plaisir de retrouver ce jeu si particulier, qui ressemble aujourd'hui à ce que les développeurs avaient en tête à la base. Avec la traduction, les doublages et le nouveau contenu, Disco Elysium voit donc sa note réhaussée d'un point, et conserve son statut d'indispensable.
Le test PC de la version d'origine
La trame de base de Disco Elysium pourrait facilement être considérée comme éculée, puisqu'elle nous fait le traditionnel « coup de l'amnésie ». Vous incarnez une véritable épave, s'éveillant à moitié nue dans une chambre d'hôtel complètement dévastée. Dans la plus pure tradition des films ou jeux « Noirs », vous êtes un détective porté sur la bouteille et la drogue, qui n'a plus connaissance de qui il est, de l'époque dans laquelle il vit, de son passé, bref... une consommation manifestement abusive de substances variées a éradiqué toute connaissance de votre passé. Les quelques premières interactions que vous aurez avec votre voisine de palier vous feront vite comprendre que la nuit que vous venez de passer a été un rien mouvementée, mais tout semble indiquer que oui, vous êtes bel et bien un flic et que vous devrez mener l'enquête sur les raisons de la présence d'un cadavre pendu depuis 7 jours dans l'arrière-cour de l'hôtel dans lequel vous vous êtes éveillé.
Tout est permis
Dès les premiers instants de Disco Elysium, vous comprendrez que la notion de RPG a été soigneusement approfondie par les développeurs et que tout semble permis. Effectivement, outre la possibilité de choisir un personnage parmi trois archétypes différents, vous pourrez créer le vôtre de toute pièce en répartissant des points de talents parmi les 24 compétences réparties dans 4 catégories générales. La profondeur des compétences laisse en premier lieu sans voix. Allez-vous privilégier les traits associés à la force physique (constitution, coordination main / œil, vivacité d'esprit), ou plutôt choisir de parfaire vos compétences sociales (empathie, capacité à mentir ou à analyser la réaction des gens) ? Libre à vous de vous façonner un personnage intermédiaire ou alors totalement spécialisé dans une branche, ce qui aura des conséquences à chaque instant du jeu. Car la grande originalité de Disco Elysium réside dans l'omniprésence desdites compétences dans tous les dialogues. Chaque trait de votre feuille de personnage à voix au chapitre de vos pensées intérieures et vos compétences interagissent entre elles. Votre logique et votre empathie, par exemple, vous donneront parfois des conseils en vous suggérant d'adopter une attitude plutôt qu'une autre. Les interventions de vos différents talents s'effectuent par le biais de jets de dés invisibles et plus vous maximiserez une compétence, plus cette dernière sera pertinente et prépondérante dans vos pensées. Cependant, il arrivera parfois qu'elles vous suggèrent des postures peu à propos, et les suivre aveuglément peut parfois s'avérer catastrophique. Mais dans l'ensemble, elles s'avèrent des alliées de poids et peuvent faire la différence dans la manière de conduire un interrogatoire.
Un peu de lecture, peut-être ?
Car Disco Elysium est un pur RPG d'enquête, et tout ou presque passera par des kilomètres de textes qu'il faudra ingurgiter exclusivement en anglais. Autant être clair, en raison de son vocabulaire tantôt soutenu, tantôt argotique et de l'emploi de nombreuses expressions idiomatiques, un excellent niveau d'anglais est exigé pour profiter pleinement du bon million de mots écrits pour le jeu. Mais une fois ceci assimilé, vous pourrez profiter de dialogues brillamment écrits, qui vous feront aborder de nombreuses thématiques matures. Religion, politique, immigration, racisme... autant de sujets profonds sur lesquels le jeu vous demandera de prendre position, puisque beaucoup de vos interventions seront analysées par le jeu et qui positionnera à droite ou à gauche de l'échiquier politique du monde fictif du jeu. Comme une réaction plus explicite au fait que le jeu sait s'adapter à votre personnalité, vous aurez l'occasion de débloquer des traits de caractère, que vous devrez « intérioriser » pendant une période plus ou moins longue dans une interface dédiée. Une fois cette période écoulée, le trait de caractère vous offre un bonus. Par exemple, si vous avez une certaine tendance à taper sur des objets pour qu'ils fonctionnent, vous débloquerez un trait équivalent qui, une fois assimilé, vous permettra d'augmenter votre seuil de résistance à la douleur et rendra les jets de dés relatifs à la force plus facile. Malheureusement, pour « oublier » ce trait de personnalité, il faudra que vous dépensiez un point de talent, et l'expérience est distribuée avec une très grande parcimonie. Ainsi, « l'inventaire des souvenirs » manque un peu trop de flexibilité par moment.
Des possibilités multiples
Pour progresser dans Disco Elysium, outre la lecture attentive de vos luttes intérieure et votre propension à mener un interrogatoire avec brio, de nombreuses possibilités s'offrent à vous et certaines d'entre elles sont conditionnées par des jets de dés associés à certaines de vos compétences. Si par exemple, vous devez ouvrir un congélateur totalement givré, vous pourrez, si vous avez assez de points mis dans votre constitution, tenter un jet de dés permettant de forcer l'ouverture. Cependant, en cas d'échec, plusieurs possibilités s'offrent à vous. Vous pourrez éventuellement tenter d'accomplir des quêtes supplémentaires pour gagner un niveau, ajouter un point de force et retenter le jet, qui se sera déverrouillé avec votre passage de niveau. Si ce n'est pas encore suffisant, vous pourrez aussi regarder dans votre inventaire si l'un de vos vêtements ne porte pas la statistique que vous désirez monter. Si tel est le cas, vous pourrez l'équiper juste avant de tenter l'ouverture. Ou vous pouvez tout simplement fouiner un peu, chercher aux alentours et débrancher l'appareil, puis attendre tout simplement qu'il se dégivre. Les possibilités de résoudre une quête sont nombreuses et si elles sont souvent conditionnées par vos statistiques, ces dernières, en cas de carence, ne sont pas pour autant un frein à la progression. Il existe des approches multiples et le travail des développeurs ne s'arrête pas à cette simple succession de quêtes.
Le jeu se déroule au rythme de l'horloge du jeu, qui ne semble pas toujours répondre à un ratio fixe temps réel / temps en jeu. En revanche, il faudra parfois jouer avec la montre pour résoudre des quêtes, pour contacter un témoin, mais aussi pour vous livrer a des activités qui requièrent que vous soyez seul. Une fois votre partenaire couché, effectivement, vous pourrez vous soustraire à sa surveillance et, pourquoi pas, tenter de subtiliser les bottes du cadavre pendu ou de nouer une idylle avec une habitante des lieux. Le jeu n'impose pas de rythme particulier et vous pouvez plus ou moins organiser votre agenda dans la manière dont vous le souhaitez. Et puisque nous parlons de temps, notre enquête a été bouclée avec succès (il est possible d'échouer) en environ 40 heures pour 6 jours en jeu, ce dernier pouvant comprendre jusqu'à 10 jours. Si l'on excepte la rejouabilité, le titre devrait au moins vous occuper ce temps-là, voire nettement davantage si vous souhaitez tout faire et tout voir. Il semblerait pourtant que, pour un lecteur habitué au genre, nous soyons assez éloignés d'une durée de vie de 90 heures pour une première partie.
La stratégie de l'échec
Effectivement, il semblerait que ZA/UM ait pensé à tout. En fonction du développement de votre personnage, l'histoire, si elle suivra toujours la même trame, se déroulera différemment autant en fonction de votre arbre de talent que de vos dialogues. Pour prendre un exemple simple, notre personnage, plutôt porté sur l'intellect que la force brute, est aussi un rien sensible. Alors que, sur une première partie, notre détective bourru n'a eu aucun mal à approcher le cadavre à examiner, notre inspecteur plus intellectuel, mais plus sensible ne pouvait s'approcher du corps sans vomir. Il a donc fallu nous rendre à la pharmacie et acheter un produit pour éviter d'avoir ces reflux gênants. Autre exemple, pour descendre le corps de sa potence, nous pouvions tenter, grâce à notre coordination main / œil, de tirer directement sur la corde. Malheureusement, le jet a échoué et cet échec nous a conduits à fouiner dans les recoins de la ville de Révachol, théâtre des événements de Disco Elysium, pour trouver de l'assistance. Cela nous a conduits à collaborer avec un suprémaciste ou encore un gestionnaire de docks particulièrement roublard, mais, que voulez-vous, parfois la fin justifie les moyens. Et d'ailleurs, le titre est suffisamment intelligemment écrit pour que l'échec ne soit jamais vraiment un problème. Votre personnage est un loser absolu, et à ce titre, prendra parfois des décisions qui ne seront pas les bonnes. Mais bien souvent, l'échec vous conduira vers d'autres voies, souvent hilarantes, ajoutant encore plus de piquant à une enquête qui n'en manque pourtant pas. Le tout étant servi par une narration très imagée, jamais nous n’avons le sentiment d'être lésés par une décision inopportune. Malgré tout, et c'est là la menue faiblesse du jeu, il est toujours possible de tricher un peu avant un jet de dés déterminant en rechargeant une sauvegarde précédente mais ce serait aller à l'encontre des considérations purement roleplay du titre.
Le Jeu de Rôle Papier sans papier
Disco Elysium sait faire preuve d'une cohérence de tout instant, que ce soit dans ses situations ou dans son approche des dialogues. Si votre attitude vous conduit à vous excuser pour vos actions rocambolesques lors de la nuit de votre cuite, vous hériterez du caractère « sorry cop » qui débloquera des lignes de dialogues souvent portées sur l'autoflagellation, qui fera de vous un être en permanence désolé ne serait-ce que d'exister. Mais vous pouvez aussi hériter d'un profil plus optimiste... à vous de voir. Dans l'ensemble, s'il est un sentiment qui est omniprésent dans le jeu, c'est celui de jouer un à RPG en compagnie d'un véritable Maître du Jeu, qui rebondit en permanence et d'une manière parfaitement crédible à chacun de vos actes et chacune de vos paroles. Il en résulte un déroulement très organique des dialogues qui peuvent se faire autant touchants que désopilants. Il est effectivement possible de jouer d'une manière très désinvolte et d'incarner un détective mystique, stupide ou prétentieux, le jeu vous le permettra. La prouesse est assez folle et rares sont les RPG purement textuels à réussir à laisser transpirer par tous les pores ce sentiment d'incarnation. Le jeu dispose d'une mémoire ahurissante et c'est régulièrement, au détour d'une petite phrase anodine en apparence que votre collègue, qui vous suivra tout au long de l'aventure ou presque, vous rappellera votre comportement erratique ou vos erreurs passées. L'écriture et cette propension qu'à Disco Elysium à toujours voguer dans des nuances de gris dans un monde désespéré peuplé de personnages crédibles, aux réactions qui paraissent réelles même face à vos actions insensées, sont les deux grandes forces du jeu, qui devrait, sur ces points, s'imposer comme le mètre étalon des prochains RPG en vue isométrique. Notez d'ailleurs que les choix de dialogues sont toujours à manipuler avec précaution. Aborder un sujet anodin alors qu'il aurait été préférable de conclure une conversation pourra parfois vous amener sur des terrains de débats que vous auriez préféré éviter. Il existe un caractère imprévisible dans les échanges de Disco Elysium, rendant les joutes verbales et l'évolution des discussions criantes de crédibilité.
Le gameplay ? Où donc ?
Côté interaction, en revanche, le strict minimum est de mise et il faudra accepter que le gameplay pur soit plus que limité si vous cherchez de l'action notamment. Vous vous déplacerez, vous et votre partenaire non jouable, à la souris dans un monde semi-ouvert et pourrez rentrer dans différents bâtiments en l'échange d'un bref temps de chargement. La touche « Tab » vous permet de mettre en exergue les éléments interactifs que vous pourrez observer ou parfois ramasser s'il s'agit de vêtements, d'objets vendables ou de pièces. C'est malheureusement de ce côté exploration que le bât blesse un peu dans Disco Elysium. La navigation dans Révachol n'est pas toujours très pratique, les déplacements sont assez lourds et le pathfinding souvent pris en défaut. Notez que la chose n'aurait pas été spécialement handicapante si les allers-retours avaient été moins nombreux. Mais il serait regrettable de s'arrêter à cela et d'en tenir rigueur à Disco Elysium, qui, à bien des égards, n'est vraiment pas un RPG comme les autres.
Points forts
- Une qualité d'écriture époustouflante
- Une science de la narration et de la mise en scène par le texte qui force le respect
- Un jeu qui s'adapte à vos déclarations, à vos talents et à vos actions
- Une superbe galerie de personnages
- Artistiquement impeccable
- Arbre de talent flexible et très complet
- Souvent hilarant, parfois émouvant
- Une vraie sensation de JdR papier transposée en jeu
- Fort potentiel de rejouabilité
- Thématiques abordées souvent très fortes
- Très bonne durée de vie (une quarantaine d'heures pour une première partie)
Points faibles
- Déplacements au clic parfois un peu laborieux
Il y aurait encore tant à dire sur Disco Elysium. À bien des égards, il est un jeu brillant. Doté d'une écriture tout simplement époustouflante, d'une direction artistique de haute volée et d'un principe, hérité des fondations mêmes du jeu de rôle papier, terriblement atypique, le titre de ZA/UM est une expérience incroyable qui laissera cependant sur le carreau les réfractaires aux jeux verbeux où les combats se règlent à coup de jets de dés. Mais les autres, biberonnés aux Planescape Torment et autres Fallout vieille école trouveront là un RPG moderne, en aucun cas anachronique, intelligent, d'une densité assez inédite, où prendre de mauvaises décisions ou tout simplement échouer reste également une manière valable de mener l'enquête. Disco Elysium est assurément incontournable dans la niche dans laquelle il évolue et procure un sentiment d'incarnation grisant. Nous pourrions bien être en train d'assister à la naissance d'un futur très grand studio.