Figure désormais incontournable du paysage vidéoludique français, David Cage est parvenu à imposer sa griffe grâce aux productions Quantic Dream, studio dont il est le fondateur et la figure indissociable. Longuement associé à la galaxie Sony, David Cage a souvent faire figure de précurseur dans une industrie dans laquelle il est actif depuis déjà 25 ans.
Du compositeur au développeur
Né le 9 juin 1969 à Mulhouse, David de Gruttola était en premier lieu destiné à vivre de sa première passion : la musique, art qu'il a pratiqué dès l'âge de 6 ans. Âgé de 18 ans, il trouve l'opportunité de se rendre dans la capitale afin de travailler pour une maison de disques. Peu de temps après, il rachète un studio situé à Montparnasse, en fait un studio privé qu'il baptise Totem Interactive en 1993. Durant 5 ans, il travaille pour la publicité, certaines émissions télévisées, mais également pour le jeu vidéo. On lui doit ainsi les bandes originales de Super Dany, Cheese Cat-Astrophe Starring Speedy Gonzales, Timecop ou Hardline.
J’ai commencé la musique à l’âge de 6 ans, mais elle est véritablement devenue ma passion à partir de 12 ans, jusqu’à ce que j’en fasse mon métier quelques années plus tard (c’est toujours ma passion aujourd’hui). J’ai commencé des études en sciences économiques, mais j’ai vite compris que la musique était ce que je voulais réellement faire de ma vie, jusqu’à ce que je découvre la 3D temps réel par hasard au CES de Las Vegas, avec une démo de Toshinden Battle Arena qui tournait sur une Playstation 1.
Intéressé par le média depuis son enfance, le futur fondateur de Quantic Dream s'est essayé à l'écriture en guise de loisir et a rédigé un premier scénario de science-fiction, dans lequel le joueur serait capable de se balader comme bon lui semble dans un monde ouvert rempli de bâtiments visitables. En somme, l'objectif était d'écrire « le jeu auquel (il) rêvait de jouer sans rien connaître à la technique ni au développement. Ce jeu allait devenir Nomad Soul ». Et si The Nomad Soul a la réputation qu'on lui connaît aujourd'hui, le pari était risqué et le challenge, rude à relever.
Je l'ai montré à mes amis, qui étaient programmeurs et travaillaient sur les jeux Cryo. Il m'ont dit « Tu es complètement fou ! Tu ne te rends pas compte ? Ton truc ne peut pas être fait. » C'était une époque où la 3D émergeait à peine, c'était le tout début. Et en me disant constamment que c'était impossible, ils sont parvenus à me convaincre que c'était ce que je voulais faire et c'est comme cela que ça a débuté. Nous avons commencé par travailler la nuit, après plusieurs heures de bureau et après ma journée à composer de la musique. (…) Nous avons essayé de faire un prototype. Il n'y avait pas de société à l'époque, pas de Quantic Dream. Pas d'employés, rien du tout.
Sans véritables connaissances dans la programmation, mais avec un bon nombre d'idées et une poignée d'amis, il est parvenu à élaborer un premier prototype pour la PlayStation 1. Malheureusement, à cette époque, les différents éditeurs n'avaient que peu de foi dans les chances de réussite de la console de Sony, à tel point que l'on recommandait plutôt de faire une version destinée au PC, plus porteur. David, ayant désormais adapté le pseudo Cage car lassé que ses interlocuteurs anglophones écorchent son nom de famille, a alors fondé Quantic Dream en 1997 dans une certaine précipitation.
La présentation du premier prototype du jeu ayant été concluante, David Cage a rapidement signé un contrat avec Eidos, sous la condition de pouvoir commencer à travailler sur le jeu sous un mois. Sans structure et avec une main-d'oeuvre limitée, Quantic Dream s'est pourtant attelé à la tâche, qui porte le nom d'Omikron – The Nomad Soul. Les ambitions étaient grandes, peut-être même un peu trop pour l'entreprise naissante. Le titre incluait de l'exploration, des combats, des phases de shoot à la première personne... autant d'éléments épars réunis au sein d'un même jeu.
C'étaient des idioties de jeune game designer, de quelqu'un qui n'avait jamais fait de jeu avant et qui pensait «Pourquoi ne ferions-nous pas tout ? ». Vu que nous n'avions jamais fait ça auparavant, nous ne réalisions pas l'échelle de ce que nous écrivions, tout simplement parce que nous n'avions pas d'expérience. C'était donc un jeu extrêmement ambitieux, qui a été douloureux à créer, dans des proportions totalement déraisonnables. C'était un travail monstrueux.
Comme une sorte de consécration, Quantic Dream a fait l'objet d'une collaboration inattendue aux allures de rêve concrétisé avec David Bowie, qui a signé la bande-son du jeu. Cet invité et son talent ont auréolé le jeu d'une dimension prestigieuse, une telle association entre un artiste d'un tel renom et un studio de développement étant assez inédite pour l'époque. Le titre, paru en 99, a reçu un bon accueil public et critique, mais malheureusement, les ventes n'ont pas atteint les objectifs fixés par le studio. Cependant, David Cage, fier du travail accompli, a choisi de persévérer dans la conception de jeu vidéo et a aussi préféré recentrer ses ambitions sur un terrain qui lui tenait à cœur : celui de l'émotion. Ainsi, le prochain projet de Quantic Dreams, Fahrenheit, a été mis en chantier en réaction à Nomad Soul, qui n'est pas totalement parvenu à satisfaire les ambitions de David Cage, désireux de sortir le jeu vidéo du simple carcan des joueurs, pour le démocratiser.
Il y avait une vraie frustration quand je me suis dit : « en réalité, ce qui m'intéresse est de déclencher des émotions, de raconter des histoires et d'élargir le public du jeu. » Et j'ai réalisé qu'avec Nomad Soul, l'univers très ancré dans la SF (…) ne parlait pas à tout le monde. En outre, je n'arrivais pas à me faire à l'idée que tous puissent ne pas être intéressés par le jeu vidéo.
Une vision du jeu vidéo clivante mais défendue depuis toujours
Et effectivement, le créateur s'est heurté à une perception du jeu vidéo de la part d'une partie de la presse et du public différente de la sienne. La volonté de David Cage était alors de proposer un concept de jeu permettant au public non joueur de prendre leurs claviers et leurs manettes pour s'essayer tout de même à la discipline. Et pour relever le défi, il était nécessaire de comprendre que le premier élément susceptible d'intéresser un public réfractaire était avant tout de lui raconter une histoire à laquelle il pourrait activement prendre part, sans tomber dans les mécaniques traditionnelles de jeux de l'époque. Une acceptation du média plus problématique chez certains éditeurs que chez la plupart des joueurs.
Chez les éditeurs, oui, cela a été parfois plus compliqué, beaucoup ne comprenant pas comment on pouvait créer une expérience interactive qui ne repose pas sur la violence en boucle. Encore aujourd’hui, il y a des éditeurs qui sont réticents à produire de la narration interactive, parce que c’est un genre qui est plus difficile à appréhender et que son marché est certainement plus restreint en nombre que le marché des jeux d’action. Les joueurs n’ont en tous cas jamais été un problème. Ils ont toujours été là pour soutenir nos jeux, et sans eux nous ne serions plus là depuis longtemps. Ils ont toujours eu l’esprit très ouvert, ont toujours été sensibles aux jeux que nous faisions. (...)
L’idée de proposer un jeu basé sur la narration plutôt que sur la violence était un véritable challenge la première fois que nous l’avons présentée avec Fahrenheit en 2005, mais je dois dire que c’est aujourd’hui beaucoup plus largement accepté.
Suite au développement de Nomad Soul, Quantic Dream a dû se constituer une nouvelle équipe pour échafauder Fahrenheit. Initialement conçu comme un jeu épisodique, le titre a finalement été livré d'un bloc, et introduisait une dimension qui est désormais devenue indissociable des productions de David Cage : les choix et les conséquences. Il s'est alors naturellement heurté au problème des embranchements multiples, qui deviendraient, à force de ramifications, impossibles à structurer et encore plus à développer. Il lui a donc fallu élaborer une nouvelle manière d'appréhender le jeu.
J'ai donc créé ce concept d' « histoire élastique ». Je me disais : « Ok, mon histoire est un élastique, qui peut être étiré par le joueur d'un sens ou d'un autre. Il peut le rendre plus long, le raccourcir, le déformer ou lui donner différentes formes, mais le cœur de l'histoire reste le même. (…)
La règle commune dans le jeu vidéo étant que le héros ne pouvait faire qu'une seule action par touche était trop étroite pour la manière dont David Cage voulait élaborer son histoire et la diversité des actions de son protagoniste. C'est pourquoi, après réflexion, un système d'interface universel a été créé, permettant au héros de faire différentes actions avec un minimum de touches, ce qui a conduit à cette manière de jouer caractéristique de Quantic Dream : celle de déclencher une action à l'aide du stick de la manette, le tout rendant d'ailleurs l'utilisation du jeu plutôt complexe au clavier / souris, Fahrenheit étant d'ailleurs le dernier jeu Quantic à paraître sur cette plate-forme. Un choix autant personnel que professionnel.
La PlayStation est la console qui m’a donné envie de faire du jeu vidéo. Quand j’ai eu l’opportunité de travailler pour Sony il y a douze ans, ça a été un rêve qui devenait réalité. Il n’y avait pas de grande réflexion stratégique derrière, je suis plutôt quelqu’un qui suit son instinct et sa passion, même s’il est vrai que se concentrer sur une seule plateforme apportait un certain confort à une époque où le PC était un marché très disparate.
Nous avons pu mettre tous nos efforts pour créer le meilleur moteur 3D possible sur une seule plateforme, supporter chaque nouvelle console, chaque nouveau device (la version Move de Heavy Rain a été un grand succès), nous concentrer sur la manette PlayStation. Nous concentrer sur une seule console nous a donné un focus plutôt que de nous éparpiller sur plusieurs plateformes. Le soutien de Sony a été aussi un atout majeur, puisque nous avons pu être présents à leurs conférences E3 et à quasiment tous leurs événements, ce qui a donné une exposition incroyable au studio.
Une figure parfois controversée indissociable de son studio
Fahrenheit a permis à Quantic Dream d'obtenir nettement plus de visibilité qu'avec Nomad Soul. C'est alors que Heavy Rain, sans aucun doute la pierre angulaire de l'histoire professionnelle de David Cage a été mis en chantier. Si Fahrenheit posait les premiers jalons de ce qu'allait devenir la « griffe Quantic », il a aussi été l'occasion de montrer l'inclination de David Cage à endosser de très nombreuses casquettes au cours de l'élaboration d'un jeu. Outre les fonctions de CEO de son studio et le travail qui en découle, le fondateur de Quantic endosse également le rôle de scénariste, de chef de projet, game designer... à tel point que cette omniprésence a été mal perçue par une frange du public et de la presse. Effectivement, David Cage était considéré comme un personnage se mettant largement en avant, trop, peut-être.
Au départ, j’ai effectivement été obligé de porter plusieurs casquettes comme beaucoup de chefs d’entreprise, tout simplement parce qu’il n’y avait pas le choix : il fallait être le matin producer, l’après-midi réalisateur, la nuit game designer, et entre les deux passer du temps avec le comptable pour voir comment on allait payer les salaires...Heureusement, ce n’est plus comme ça depuis longtemps. Aujourd’hui, je suis entouré d’une équipe à tous les postes, et les seules casquettes qui me restent sont « Scénariste/Réalisateur » (et là aussi je suis entouré d’une équipe remarquable qui a joué un rôle majeur sur Détroit), et celle de PDG de Quantic Dream qui me permet de travailler sur l’orientation stratégique du studio. Déléguer est une absolue nécessité, et si je me sens responsable de la qualité finale des jeux que nous créons, je ne suis pas non plus un « control freak » à devoir tout faire ou vérifier personnellement.
David Cage est également réputé pour travailler d'arrache-pied sur ses œuvres qui sont logiquement très liées à leur auteur. Pour Heavy Rain, l'homme a rédigé 2000 pages de scripts, l'écriture ayant demandé un an de travail. Le jeu a fini d'accentuer l'orientation de Quantic Dream : le gameplay au sens commun du terme s'efface au profit de la construction de l'histoire, mais aussi et surtout, de l'implication émotionnelle du joueur. Les embranchements pèsent sur l'histoire, le risque de mort d'un personnage est présent, sans pour autant que l'on verse dans la crainte du game over. Le caractère novateur de Quantic était en outre porté par une réalisation originale et un travail sur les détails qui ne se démentira pas sur les prochains jeux du studio.
Cependant, la vision très fluctuante du « gameplay » dans le jeu vidéo a participé à la création de certaines réticences chez une partie des joueurs estimant qu'il n'existe pas suffisamment d'interactions chez les productions Quantic pour les qualifier autrement que comme des films interactifs. Cependant, David Cage porte une vision tranchée sur cette perception et défend farouchement sa vision du jeu à travers ses différents jeux et la philosophie de son studio.
Qu’est-ce que le game play (sic) ? Qui peut définir exactement et précisément ce que ce terme signifie ? À partir de combien de pressions de bouton par seconde considère-t-on qu’un jeu a suffisamment de game play ? Faut-il avoir un révolver et pouvoir tirer sur les gens pour avoir du game play au sens traditionnel du terme ? Quand Westwood fait Blade Runner à l’époque, qui peut affirmer que ce n’est pas un jeu vidéo ou qu’il n’y a pas de game play ? Je pense qu’il reste encore des conceptions de l’interactivité qui impliquent qu’un jeu où on ne tire pas ou où on ne saute pas ne soit pas réellement un jeu vidéo. Un jeu vidéo est une expérience où on interagit. Interagir signifie modifier quelque chose par son action. Ça peut être appuyer sur une gâchette pour tuer quelqu’un, mais ça peut aussi être des milliards d’autres choses.
Après vingt ans à travailler sur ce sujet, je pense pour ma part qu’il est très difficile de mélanger la conception traditionnelle du jeu vidéo à base de boucles violentes et la narration, tout simplement parce que la narration déteste les séquences répétitives (...) et c’est pourquoi mon choix a été d’intégrer des séquences d’action contextuelles dans l’histoire plutôt que des mécaniques répétitives, de manière à préserver le sens et l’intégrité de la narration. C’est la meilleure manière que j’ai trouvée de raconter une histoire interactive, mais il y en a sûrement d’autres.
Avec l'exposition obtenue par Heavy Rain, les critiques ont été aussi vives que les louanges et avaient pour particularité de peu dissocier l'auteur de son œuvre, en raison justement de l'omniprésence du créateur sur de nombreuses facettes du jeu. En outre, l'approche du jeu vidéo par le studio, déjà pourtant nettement identifiable avec Fahrenheit, n'était pas du goût de tout le monde. Et si le titre a rencontré un beau succès et a permis à l'écurie française de s'aménager une solide base de fans, les critiques fatalement ont été reçues violemment par le fondateur de Quantic, très exposé à l'époque, sans pour autant faire vaciller son acceptation du jeu vidéo.
Il n’est jamais facile d’entendre la critique quand on a travaillé avec passion sur un projet pendant quatre ans, surtout quand on a le sentiment qu’elle n’est pas juste. Sur Heavy Rain, je lisais des reviews du jeu où mon nom était cité cinquante fois dans l’article, et je ne comprenais plus si c’était une review du jeu ou de moi en tant que personne… Le type de jeux que nous créons reste pour beaucoup un malentendu : ils pensent que ce ne sont pas réellement des jeux vidéo parce que mes expériences ne reposent pas sur des mécaniques et des actions physiques en boucle (...)
J’ai pris tous les risques depuis vingt ans pour essayer d’autres choses. Je pense que mes jeux sont pleinement interactifs, autant qu’un shooter, mais ils proposent une interactivité différente tout aussi respectable. Se déplacer dans une histoire, réfléchir à des dilemmes, s’attacher à des personnages et partager leurs émotions, décider et se sentir responsable de leur destin est pour moi (et beaucoup de joueurs) aussi excitant que de tirer ou sauter. J’ai infiniment de respect pour tous les types de jeux, mais j’aimerais parfois qu’on ait aussi un peu de respect pour les gens qui font un travail différent et qui essaient d’autres directions. Je pense que la diversité du jeu vidéo est aussi ce qui fait sa richesse, et il serait dommage que tout le monde fasse les mêmes jeux avec la même approche.
Un long chemin vers plus d'unanimité
Dans cette ligne de conduite créative, Quantic Dream s'est attelé à la conception de Beyond : Two Souls, en s'entourant notamment d'acteurs de prestige. Et, quelques années plus tard, en 2018, Detroit : Become Human a résonné comme une forme d'aboutissement de tout le savoir-faire que le studio développe depuis ses nombreuses années dans l'industrie. Là où l'ensemble des productions passées rencontraient certes un beau succès, elles demeuraient polarisantes en raison de leur approche narrative manette en main, Detroit a été nettement plus fédérateur et est parvenu à intéresser puis séduire les réfractaires aux jeux de David Cage et de ses équipes. Le CEO du studio nous a d'ailleurs confié que le succès de ce titre a été « la chose la plus extraordinaire qui soit arrivée à Quantic en vingt ans. ».
Pourquoi est-ce qu’un jeu rencontre son public ? Je n’en sais rien. (...) C’est certainement aussi le résultat de la maturité du format sur lequel je travaille depuis vingt ans et sur lequel j’ai énormément itéré au cours des années. Jeu après jeu, j’ai affiné le format que nous avons inventé, amélioré mon langage narratif et l’intrication de la narration et de l’interactivité, et Détroit est l’aboutissement de vingt ans de travail. Le succès du jeu est peut-être aussi lié à son thème, qui s’est avéré tomber au bon moment avec les articles quasi quotidiens sur l’IA, et probablement aussi le traitement très personnel qu’on en a eu, basé sur les personnages très humains et leurs émotions plutôt que de parler froidement de machines. En fait, le véritable thème de Détroit n’est pas l’IA, mais l’humain, et cette approche atypique a certainement joué un rôle dans le succès du jeu.
Difficile de nier que Detroit : Become Human cristallise effectivement toute la science développée depuis plus de 20 ans par Quantic Dream. Embranchements multiples, interactivité nettement plus présente qu'auparavant, réalisation impactante et sentiment d'implication sont autant de caractéristiques du studio, qui a semble-t-il trouvé son équilibre. C'est en tout les cas la manière dont les choses ont été ressenties par le leader de l'entreprise française pendant le développement du jeu, décrit comme « particulièrement éprouvant, avec une écriture très exigeante et complexe »
(…) J’ai eu le sentiment très tôt que Détroit était un projet important pour moi, celui qui allait enfin résumer tout ce que j’avais appris. C’était aussi l’occasion de créer l’expérience ultime dont je rêvais depuis vingt ans, celle qui allait créer de l’empathie, de la tension, faire sourire, mais aussi et surtout faire réfléchir. Tous les créateurs du monde rêvent de créer leur « projet-monde », celui où on trouvera toutes les émotions et matière à penser, celui qui résumera leur vision. C’est souvent un projet dont on rêve toute sa vie, mais qu’on ne trouve jamais. Détroit est de très loin la chose la plus difficile que j’ai faite dans ma vie, mais c’est aussi quelque chose dont je suis vraiment très fier.
Quantic Dream a clairement mis le pied à l'étrier à des studios comme Telltale ou DONTNOD et a sans doute participé à l'arrivée progressive d'une dimension narrative poussée dans l'univers des AAA estampillés Sony. Il faut reconnaître que le géant nippon a illustré son line up de titres étant autant tourné, sinon plus, vers le développement des histoires et des personnages que sur l'action pure. On parle même de « TLOUisation » du jeu vidéo, laissant à penser que désormais, il deviendra une norme chez les jeux d'envergure de porter une attention toute particulière à la manière de raconter une histoire. Un sillon déjà largement emprunté par Quantic Dream, que le fondateur regarde d'un œil bienveillant.
Sony a avec Naughty Dog, Guerilla, MediaMolecule, Santa Monica, Sucker Punch, Insomniac et d’autres, quelques-uns des meilleurs studios de l’industrie. Tant que Sony conservera ces talents, ils conserveront leur avance. Ce qu’il est intéressant de constater, c’est que presque tous les studios que j’ai cités ont choisi de privilégier une narration et des personnages forts, des univers matures, une vision artistique ambitieuse, des technologies propriétaires, autant de directions dans lesquelles nous croyons depuis longtemps. Beaucoup de joueurs sont sensibles à ces éléments, ce qui a fait le succès de ces studios et de Playstation ces dernières années. Je pense que les productions Sony ont un brillant avenir devant elles, parce que Sony a su faire les investissements et parier sur les bons studios au bon moment. Maintenant rien n’est jamais acquis : il va y avoir de profonds changements dans notre industrie dans les deux années qui viennent, avec le Cloud Play et l’arrivée de nouveaux acteurs. Nous verrons qui tirera son épingle du jeu.
Un avenir différent avec la même philosophie ?
Cette année, l'annonce a fait grand bruit, Quantic Dream, qui a sorti ses jeux les plus emblématiques sur PlayStation, s'éloignera désormais de son partenaire exclusif depuis Heavy Rain. Effectivement, l'arrivée du géant chinois Netease au capital du studio français donne de nouvelles perspectives pour les futurs jeux des écuries Quantic. Des sorties multiplates-formes sont donc à prévoir, et l'arrivée de ce précieux investisseur permettra, selon David Cage, de séduire bien entendu un public plus large, mais aussi de répondre aux mutations que risquent de connaître le média dans les années à venir, comme il nous le confiait dans nos colonnes il y a quelques jours.
Ce changement de partenaire vieux de 12 ans ne signifiera pas pour autant une perte d'indépendance créative chez Quantic, à laquelle David Cage est tout particulièrement attaché et qui, vous l'aurez compris, tient à continuer à proposer les œuvres qui lui correspondent ainsi qu'à ses fans. L'entreprise, en dépit de son succès et du retentissement qu'elle est parvenue à acquérir au fil des ans, n'est d'ailleurs toujours pas entrée en bourse, afin de préserver les prises de décisions indépendamment des marchés financiers. Si une ouverture en bourse n'est pas totalement exclue, hors de question en revanche, de transiger sur la philosophie du studio, qui s'est solidifié les années passant, érodant au passage les critiques à l'encontre des projets de Quantic Dream.
Ce que je peux dire, c’est qu’à Quantic, nous avons toujours travaillé avec une passion et une sincérité totale. Nous n’avons jamais triché, jamais eu de cynisme ni fait de calculs, nous avons juste travaillé à créer quelque chose dont nous étions intimement persuadés (pas uniquement moi, mais toute l’équipe derrière le jeu). Je pense que les joueurs ressentent que nous sommes un studio qui ne triche pas, qui respecte le joueur dans l’attention que nous prêtons aux détails, dans la manière dont nous pensons l’expérience.
Si nous ne savons encore rien des projets futurs qui animeront le quotidien de Quantic Dream pour les années à venir, nul doute que les équipes se mettront rapidement au travail, à l'aube d'une nouvelle collaboration éloignée de l'exclusivité de l'univers PlayStation. Et à titre personnel, David Cage semble fermement décidé à préserver la méthode façonnée depuis plus de 20 ans désormais, et continuer à collaborer avec des équipes aux expériences multiples.
« Choisis un travail que tu aimes, et tu ne travailleras pas un seul jour de ta vie ». J’ai juste appliqué à la lettre cette phrase de Confucius. Je n’ai jamais eu réellement l’impression de travailler ces vingt dernières années, et j’ai toujours considéré que j’avais énormément de chance de faire ce métier.
Après être avec ma famille, je ne suis jamais aussi heureux que quand une nouvelle idée prend forme, que j’ai le sentiment de créer quelque chose, quand je trouve un moment ou une scène que j’ai hâte de voir et de partager.
Travailler en équipe est un aspect essentiel à mon poste. Il aurait été impossible de sortir un jeu comme Détroit si je n’avais pas pu travailler en confiance avec une équipe de gens talentueux, si j’avais été seul à réfléchir à tout et à prendre toutes les décisions… Ce qui est aussi passionnant dans mon métier, c’est de voir des gens qui sont dans le studio parfois depuis 15 ou 20 ans, continuer de progresser et d’évoluer, mais aussi de voir des jeunes qui sortent de l’école dont on sait que dans quelques années, ils prendront aussi des responsabilités dans le studio.
Je suis aussi entouré de gens investis et sincères, je n’ai pas une cour d’admirateurs autour de moi, mais des gens avec qui j’ai une relation très saine, qui n’hésitent pas à me dire quand ce que je fais n’est pas bien et à avoir de meilleures idées que moi… On peut avoir des discussions vives parce qu’on est tous passionnés, mais à la fin, on sait que c’est la meilleure idée qui l’emportera, peu importe qui l’a eue. C’est finalement peut-être ce que je préfère dans mon travail: bien que je fasse ce métier depuis 22 ans, je continue d’apprendre tous les jours...
Sources :
- Transcription d'une masterclass tenue en 2013 par David Cage
- Interview réalisée par nos soins en janvier 2019