Des modestes compositions chiptune dans les années 70 aux grandes envolées symphoniques d’aujourd’hui, la musique a toujours été présente dans nos jeux. Au-delà de simplement accompagner le joueur dans ses aventures virtuelles, elle peut devenir un outil capable de transcender l’expérience lorsqu’un compositeur averti est placé à la baguette. Olivier Derivière est sans conteste l’un d’entre eux. Rencontre avec un musicien, joueur avant tout, qui tente de redessiner les codes de la musique vidéoludique.
Après avoir signé les partitions de Vampyr, The Council et 11-11 : Memories Retold en 2018, Olivier Derivière est déjà de retour aux affaires dans son studio, installé en banlieue parisienne. En 2019 et 2020, les compositions du Français accompagneront au moins quatre jeux, dont un AAA "qui sort bientôt" et Greedfall, prochain RPG des Parisiens de Spiders. Son succès, il le doit bien entendu à son talent et sa formation musicale, menée en deux temps : au conservatoire de Nice, puis aux États-Unis, au Berklee College of Music de Boston. Au pays de l'Oncle Sam, il étudie la musique de film et le jazz, tout en apprenant le métier aux côtés des musiciens du prestigieux Boston Symphony Orchestra. Mais s’il est encore là aujourd’hui, c’est avant tout grâce à son approche en avance sur son temps et sa conviction : non, la musique de jeu vidéo n'est pas là uniquement pour faire joli.
Relier étroitement la musique et l’expérience de jeu, c’est ce qu’il s’attache à faire depuis ses débuts. Son entrée dans l’industrie, effectuée sur le survival-horror Obscure (2004), il la doit… à un coup de bluff. Il raconte :
À l’époque, je n’avais pas d’expérience dans le jeu vidéo. Mais j’avais connaissance des systèmes de jeu, je savais comment un jeu fonctionne technologiquement parlant puisque je suis moi-même joueur. Dans le milieu de la composition, tout le monde est loin de l’être. On s’est bien entendu (avec le studio tourquennois Hydravision, renommé Mighty Rocket Studio en 2013, NDLR). Mais quand il a fallu parler budget, j’étais trop cher. Alors je leur ai dit que je n’avais pas besoin d’eux, le gros bluff. Ils ont fini par me rappeler une semaine après. C’est essentiel pour tout le monde de ne pas se considérer sous-payé. Les gens ont tendance à se brader, et c’est encore pire aujourd’hui. Beaucoup de jeunes veulent participer à des projets gratuitement alors qu’ils génèrent de l’argent pour les autres. Je considère que ce n’est pas une bonne démarche pour soi-même et pour les employeurs qui croient que la musique est gratuite. Ça déteint sur la profession en général puisque la qualité ne sera jamais là et personne ne sera content. Quand on a les compétences, il faut les exploiter.
Dans sa discographie, déjà copieusement fournie alors qu'il fête tout juste son quarantième anniversaire, une tendance se dégage : celle d’un éloignement, au fil des années, du monde des productions à gros budget (AAA). Une volonté de la part du compositeur qui, s’il n’a pas encore signé de "hits", s’estime chanceux de ne jamais avoir vu les jeux sur lesquels il a travaillé être "killés" (annulés). Un sort réservé à un nombre conséquent de projets, dont le grand public n’aura jamais connaissance.
J’ai refusé pas mal de jeux AAA, parfois par regret, et je ne le dis pas par prétention. J’ai fait Remember Me, Assassin’s Creed IV : Le Prix de la Liberté puis Supernova, des jeux avec des grosses productions sur lesquels je me suis éclaté. Puis j’ai vu le monde du AAA évoluer, avec ces mondes ouverts qui proposent une aventure diluée sur des heures et des heures. La manière dont les compositeurs approchent musicalement ce genre de production ne m’excite pas. C’est souvent de la musique de fond, d’illustration. Je préfère trouver des projets forts artistiquement, qui me permettent d’exploiter la manière dont la musique pourrait intervenir sur le gameplay. C’est étonnant, mais parfois les AAA vont mettre moins de moyens sur la musique que les jeux "artistiques" qui, justement, ont besoin que ce soit qualitatif à ce niveau-là.
- Obscure - 2004 (Hydravision, Microïds)
- Obscure II - 2008 (Hydravision, Dreamcatcher)
- Alone in the Dark - 2008 (Eden Games, Atari)
- Raiponce - 2010 (PlanetMoon, Disney Interactive)
- Of Orcs and Men - 2011 (Cyanide / Spiders, Focus Home Interactive)
- Remember Me - 2013 (Dontnod, Capcom)
- Assassin's Creed IV : Black Flag - Le Prix de la Liberté - 2014 (Ubisoft)
- Bound by Flame - 2014 (Spiders, Focus Home Interactive)
- Supernova - 2015 (Primal Games, Bandai Namco)
- Harold - 2015 (Primal Games)
- The Technomancer - 2016 (Spiders, Focus Home Interactive)
- Get Even - 2017 (The Farm 51, Bandai Namco)
- The Council - 2018 (Big Bad Wolf)
- Vampyr - 2018 (Dontnod, Focus Home Interactive)
- 11-11 : Memories Retold - 2018 (Aardman / Digixart, Bandai Namco)
L'immersion par l'interaction musicale
Musiques pour films et pour jeux vidéo sont souvent comparées. Et pour cause, l’industrie vidéoludique a tendance à lorgner sur la narration visuelle du septième art afin de s'en inspirer. Pour le compositeur, bien souvent, c’est l’histoire qui compte avant tout. Rien d’étonnant donc de voir de nombreux compositeurs issus du monde du petit et du grand écran signer les partitions de nos jeux favoris, tels que Harry Gregson-William (Metal Gear Solid), Jason Graves (Dead Space) et Inon Zur (Fallout), pour ne citer qu’eux. La manière d’aborder les deux genres est toutefois radicalement différente, du moins en théorie. En composant la musique de Super Mario Bros, Koji Kondo s’est davantage inspiré du système de jeu que des décors. Pour immerger pleinement le joueur dans une ambiance et l'impliquer dans le gameplay, l’interactivité est une notion essentielle… et pourtant trop souvent négligée.
Il y a eu deux grands pas en avant dans la musique de jeu vidéo. D’abord, Mario en 1985, avec cette musique qui change lorsque l’on prend l’étoile, qui s’accélère lorsqu’il n’y a plus de temps. C’est ça, la fonction de la musique. Puis il y a eu Halo en 2001. Depuis, ça bouge peu, alors qu’on était seulement dans les prémices de ce qui est possible. C’était il y a plus de vingt ans ! En 1995, la PlayStation a permis un gain de qualité sonore mais a tué l’interactivité. Les développeurs se contentaient de passer de la jolie musique sur CD-ROM. (...) Encore aujourd'hui, personne ne sait faire ni du jeu vidéo ni de la musique de jeu vidéo. Récemment, Tetris Effect est un excellent exemple de ce que la musique peut faire sur le joueur. On est sur un jeu de Tetris quand même ! Il n’y a pas plus banal. Mais la sensation que la musique provoque transcende l’expérience de jeu alors que le gameplay, on le connaît. On peut avoir une sensation différente grâce à la musique alors que le game design est basique.
Mélangeant musique symphonique et électronique avec brio, la bande-originale (B.O.) de Remember Me synthétise la manière dont Olivier Derivière aborde son travail. Le compositeur s’est mis à la fois au service du jeu et du joueur. Pour cela, travailler au plus près des développeurs de Dontnod a été nécessaire. Quelles sont les intentions du creative director ? Comment appuyer sa vision ? Sur quoi le joueur doit se focaliser ? Autant d’informations que le compositeur doit récupérer pour les traduire musicalement et donner un côté fonctionnel à sa musique.
C’est un dialogue. Les développeurs ne me disent pas "nous, on veut ça" et je ne leur dis pas "tenez, je vais faire ça". On s’assoit, on parle beaucoup, on joue et on teste. Il faut itérer et faire en sorte que la musique provoque chez le joueur le sentiment que la musique évolue grâce à ses actions. C’est un travail de collaboration par l’échec. La première fois qu’on avait implémenté la musique sur le système interactif de Remember Me, on fait essayer le tout à Jean Maxime Maurice, le creative director. Il joue, puis il pose la manette et dit "j’adore la musique, j’ai hâte que ça soit interactif !". Tout était interactif, il n’a rien ressenti (…) Ce qui compte pour moi dans un projet, avant le jeu, c’est la relation avec les gens, avec qui je vais passer parfois des mois ou des années. Faire un jeu vidéo, c’est toujours le bordel. Il y a des moments difficiles où l’on pense qu’on ne va pas y arriver alors qu’on y investit beaucoup de temps. On est tous là en mode "ça va passer", "ça va pas passer". Beaucoup de jeux que j’ai faits ont été saqués, ça aurait pu être difficile pour moi mais pas du tout finalement, parce qu’on était tous main dans la main quand on s’est pris le mur. (…) Pour Remember Me, tout ce que j’ai fait vient du jeu. J’ai appliqué avec mes yeux et mes oreilles ce que le jeu me disait de faire.
Dans Remember Me, l’intention est claire : à chaque coup lancé, la musique, relativement basique au lancement d'un combat, réagit de manière flexible et motive le joueur à réaliser de longs combos en lui faisant comprendre lorsqu’il perd (avec par exemple la disparition brutale de couches musicales), et à contrario, lorsqu’il joue de la bonne manière. On parle alors de musique adaptative ou interactive, dont le but premier est de transmettre de l’information en restant à l’écoute des actions effectuées. La musique dépasse ainsi son rôle "illustratif" et évolue en même temps que le joueur pour le "récompenser". Arriver à un tel résultat oblige non seulement le compositeur à s’investir de manière assidue au fil du développement, mais également à se montrer habile musicalement et technologiquement parlant. Une technique est couramment utilisée : les "layers", soit des couches musicales qui apparaissent et disparaissent de manière quasi-imperceptible pour réagir aux évènements du jeu (démonstration en vidéo).
"Personne ne tente rien"
Travailler au contact des studios pour nourrir son travail : une manière de composer qu’Olivier Derivière plébiscite, mais qu'une large majorité de ses confrères n'adoptent pas."Et ils ne s’en cachent pas", ajoute l'intéressé. Une situation que le Français, qui fait finalement figure d’exception en tant que compositeur-joueur, déplore :
Beaucoup de compositeurs se contentent de regarder des vidéos, ou de jouer brièvement lors de présentations. Ils n’ont pas forcément une version du jeu chez eux, et ne vont pas chez le développeur essayer les systèmes de jeu avec lui. Il y a aussi un complexe d’infériorité du jeu vidéo, qui veut également raconter des histoires, vis-à-vis du cinéma. La musique de jeu a ainsi tendance à devenir de la musique de film. (…) On oublie que le héros d'un jeu vidéo, ce n’est pas le personnage principal, mais le joueur qui l’incarne.
Si la plupart des développeurs restent ouverts à l’idée d’expérimenter musicalement parlant, d’autres ont aussi parfois du mal à voir l'intérêt d'impliquer un compositeur dans le processus créatif. De l’aveu d’Olivier Derivière, certains iront même jusqu’à dire que la musique ne sert à rien dans un jeu vidéo. La tâche du compositeur, également soumis aux contraintes financières des studios, est alors loin d’être facilitée. Lorsque le budget accordé n'est pas suffisant, il faut parfois se contenter d'une synthèse sonore et de "samples" (extraits sonores récupérés sur un morceau déjà existant puis réutilisés), au lieu d'un enregistrement en direct avec de vrais musiciens. L’impact émotionnel provoqué sur le joueur est alors moindre. De ce côté-là, Olivier Derivière est plutôt bien loti : le Brussels Philharmonic Orchestra pour Get Even, le London Philharmonia Orchestra pour 11-11 : Memories Retold, le Boston Cello Quartet pour Of Orcs and Men… le Français a déjà collaboré avec des orchestres de renom et met un point d’honneur à cela pour proposer de la qualité aux joueurs. "Les AAA n’ont pas forcément ça non plus. C’est une question de « où tu veux faire les choses et quels sont les moyens qu’on veut te donner »". Difficile cependant de contester la hausse de qualité globale des B.O. de jeux vidéo, que ce soit chez les AAA ou les indépendants. Celeste, Octopath Traveler, God of War, The Messenger… rien qu’en 2018, de nombreux jeux ont été salués pour leurs musiques. Le manque d’innovation et de prise de risque est néanmoins flagrant :
Pourquoi s’embêter lorsque les joueurs applaudissent telle B.O. parce que le jeu en lui-même est incroyable ? Quand je vois ça, je comprends le public et les éditeurs, mais pas les développeurs, qui sont là pour créer, apporter des choses nouvelles et bousculer les lignes. Personne ne tente rien. Les compositeurs "historiques", les plus connus, n’emploient pas les technologies que l’on a aujourd’hui et qui permettent de faire des choses nouvelles. Ils sont dans l’ignorance ou la méconnaissance au mieux. C’est un vrai problème. Je souhaite que les jeunes qui arrivent tapent dans la fourmilière. C’est bien gentil de faire des concerts, mais ce qui est intéressant, c’est le joueur et le jeu. Il faut que les compositeurs se forment, comprennent, et appréhendent le jeu vidéo par ce qu’il est avant de faire de la belle musique, simplement parce que c’est joli.
Pour l'heure, il est compliqué de prédire à quoi ressemblera la musique du jeu vidéo de demain. Olivier Derivière a exploré une piste "parmi tant d’autres" avec Get Even, production Bandai Namco parue discrètement en juin 2017 : celle de la musique générée en temps réel, par le jeu, selon les actions et les mouvements du joueur. Bien que le titre souffre de défauts criants dans son game design, l’harmonie ainsi créée entre le gameplay, l’environnement et la bande-son sublime l’atmosphère glauque et prenante de ce polar se déroulant dans un asile psychiatrique. "Grâce à l'utilisation d'un Midi (un langage permettant de transmettre des données audio, NDLR) en temps réel, de performances enregistrées en ambisonie (une technologie utilisée pour recréer un champ sonore sphérique, avec des sources sonores placées à différentes positions, NDLR) et d'autres astuces audio, l'environnement même du jeu devient un orchestre attendant d'être dirigé, et tout ce qui s'y trouve se transforme en un potentiel instrument", expliquait alors Derivière au moment de la sortie de Get Even. Une méthode qui "ouvre la porte à énormément de choses" pour un compositeur, qui dispose ainsi d'une "partition malléable à l'envie".
En parallèle de son travail, Olivier Derivière multiplie les Masterclass, les conférences et les rencontres dans le but de sensibiliser à la fois les développeurs, les compositeurs et les joueurs. L'objectif : les informer de l'intérêt de la musique interactive et faire changer les points de vue.
Nous, les compositeurs, devons proposer des choses inédites. Ce que je souhaite, c’est que les joueurs réalisent qu’on peut leur apporter de nouvelles expériences par la musique. Il faut qu’ils soient en demande de ça, afin que les développeurs l’entendent.
Le message est passé.
Pour aller plus loin, nous vous invitons à :
- visionner le replay de la Masterclass Olivier Derivière organisée par Jeux Vidéo Magazine et la Cité des Sciences et de l'Industrie le 19 décembre dernier.
- visionner l'épisode d'After Bit consacré au compositeur.
- jeter un œil à sa chaîne YouTube, sur laquelle il propose des vidéos making-of (en anglais) sur la création de certaines B.O (Get Even, Remember Me...).
- plonger plus longuement dans l'univers musical du compositeur en écoutant son travail, mais avant tout en jouant aux titres pour lesquels il a travaillé, afin de comprendre pleinement l'intérêt de la musique interactive.
Crédit photo une : Capcom (Remember Me - Behind the Music)