Le 21 septembre 2018, Telltale Games publie sur son compte Twitter un message confirmant la fermeture prochaine du studio à cause “de défis insurmontables” rencontrés pendant “une année incroyablement difficile”. Si les fables livrent des recommandations morales là où les contes se veulent simplement intemporels, il y a des histoires bien ancrées dans notre époque qui rappellent que l’industrie du divertissement est loin d’être faite de strass et de paillettes. Dans le cas de Telltale, célèbre développeur et éditeur qui s’est spécialisé dans le jeu narratif, la soudaineté de sa disparition fait trembler. Après un premier avertissement en 2017 où 25 % de ses collaborateurs avaient été renvoyés, l’entreprise californienne récidive et se sépare de 90 % de sa masse salariale. Le point final d’un livre dont nous sommes à la recherche d’un héros.
Situation initiale : Les graines de LucasArts
L’histoire de Telltale Games débute en 2004 sous le soleil californien. À cette époque, LucasArts, studio derrière le succès des Point’n Click les plus emblématiques des années 1990 (avec entre autres les Monkey Island, Day of the Tentacle ou encore Grim Fandango), ne croit plus au genre du jeu d’aventure à cause de multiples déconvenues. C’est pourquoi des piliers de l’entreprise décident de la quitter en vue de continuer à travailler sur ce qu’ils aiment développer. Telltale Games est ainsi fondé par des vétérans de LucasArts parmi lesquelles nous retrouvons Kevin Bruner (responsable programmation), Dan Connors (producteur) et Troy Molander (directeur technique). Tim Schafer et Ron Gilbert préfèrent continuer leur carrière respective en créant Double Fine pour l’un, Humoungous Entertainment pour l’autre. Ce n’est qu’en 2005 que le dernier pilier de l’époque LucasArts, Dave Grossman, rejoint Telltale en tant que Lead Designer.
Telltale Games est donc né avec les meilleures intentions du monde, celles de réunir une bande de passionnés ayant déjà travaillé ensemble dans le but de continuer à proposer ce qu’ils apprécient, à savoir des jeux d’aventure. Le studio se spécialise par ailleurs dans le modèle de distribution épisodique, d’abord avec Sam & Max : Saison 1 en 2006, puis via les projets qui suivent. Malgré l’obtention de licences prestigieuses comme Retour vers le Futur (2010) et Jurassic Park (2011) dont découle deux propositions sur consoles et PC, ce n’est qu’en 2012 avec The Walking Dead que Telltale connaît un succès retentissant. Porté par les bons résultats de l’Interactive Drama grâce au plébiscite rencontré par Heavy Rain en 2010, le studio plonge les joueurs dans un univers fait de choix et de QTE au sein du monde sombre imaginé par Robert Kirkman, le tout sous la forme épisodique. En un peu moins de deux ans, 28 millions d’épisodes de la première saison sont vendus à travers le globe.
Elément perturbateur : Le modèle de l’aventure duplicable
Le succès critique et commercial de The Walking Dead est un nouveau départ pour l’entreprise. Après avoir ramené au bercail le prix du “jeu de l’année” gagné lors des Video Game Awards de 2012, les dirigeants de Telltale mettent les bouchées doubles, voire triples. En quelques mois, la taille de l’équipe oscille entre 250 et 300 personnes. Les jeux Telltale sont attendus au tournant, le studio veut jouer dans la cour des grands. L’idée est de se servir du modèle mis en place avec the Walking Dead et de l’adapter à de nombreuses licences, si possible capables de parler à un large public. Le studio entend limiter les frais en gardant le même gameplay d’une série à une autre, tout en travaillant sur le même moteur de jeu quelle que soit la licence. Un appel entendu puisque la firme va multiplier les partenariats en sortant des jeux estampillés Borderlands (2014), Game of Thrones (2014) et Minecraft : Story Mode (2015). Dans la foulée, Dave Grossman quitte le studio, afin de rejoindre Reactive Studios/EarPlay. Bientôt, ce sont les héros iconiques des comics book et des salles obscures qui connaissent une aventure narrative conçue par le groupe californien, avec Batman (2016) et Les Gardiens de la Galaxie (2017). Le manque d’évolution des mécaniques de jeu et du moteur sont globalement pointés du doigt par la presse et les joueurs. Résultat, au fur et à mesure que les projets sortent, le Metascore des titres Telltale a tendance à baisser. En 2014, la moyenne est de 82, contre 77 en 2015 et 67 en 2016.
Péripéties : Une cadence infernale
À l’image de leur tout premier titre sorti en 2005, Texas Hold’em, Telltale Games tente un coup de poker : celui de multiplier les partenariats alors que la situation financière du groupe peine à être au beau fixe. D’après Joe Parlock (contributeur chez Forbes) qui cite une source anonyme, les projets rentables seraient rares. Toujours selon cette source, seuls The Walking Dead (saison 1), Minecraft : Story Mode et 7 Days to Die auraient rapporté de l’argent à l’entreprise. Plus officiellement, c’est à la suite d’une plainte de Kevin Bruner, cofondateur de Telltale parti de l’entreprise en mars 2017, que l’on apprend que la société “travaille à inverser le déclin qu’elle a connu sous la direction du plaignant”. La trésorerie est bel et bien un sujet sensible.
Entre 2013 et 2017, Telltale Games publie 11 jeux pour un total de 57 épisodes basés sur 6 licences différentes. Des chiffres qui donnent le tournis et qui insistent sur l’incroyable productivité du studio. Les multiples contrats à honorer font tourner les équipes à plein régime. Bientôt, ce rythme effréné dans les sorties est critiqué par les employés qui dénoncent une culture d’entreprise basée sur les heures supplémentaires. The Verge publie en mars 2018 un article explicitant les techniques de management “toxiques”, basé sur les témoignages d’une dizaine d’employés préférant rester anonymes. Il est question de développeurs recrutés afin de respecter des délais serrés puis renvoyés dès leur mission terminée, mais aussi de burnout, la faute à des semaines de travail pouvant avoisiner la centaine d’heures. La prolifération de projets développés simultanément aurait rendu les plannings intenables tout en maintenant les équipes sous une pression constante. Le coup de semonce retentit en novembre 2017, lorsqu’un quart des employés de la firme est licencié, ce qui représente 90 personnes. Dans sa course pour être compétitif, le modèle Telltale s’effrite. La décision de changer de moteur de jeu au profit d’Unity, bien que minime, arrive déjà trop tard.
Elément de résolution : La non-signature
Malgré la restructuration et les sorties régulières, Telltale Games en 2018 peine à équilibrer ses comptes et connaît “une année incroyablement difficile” selon son directeur général Pete Hawley. Les causes de cette fermeture soudaine ont été explicitées par Dan Connors, cofondateur du studio, dans les lignes de Variety.
L'entreprise travaillait à clôturer un tour de financement. Malheureusement, lorsque le dernier investisseur potentiel s'est brusquement retiré, nous nous sommes retrouvés dans une position où nous n'avions pas d'autre choix que d'arrêter la production. Malheureusement, tout le monde était tellement concentré sur ce qui était nécessaire pour maintenir l'entreprise à flot que lorsque le dernier partenaire potentiel s’est retiré, il n'y avait pas d'autres options. Dan Connors, cofondateur de Telltale.
Les sources diffèrent à propos du mystérieux investisseur qui se serait retiré au dernier moment. Il y en aurait en fait plusieurs, et les noms qui émergent régulièrement sont AMC, Smilegate, Lionsgate, voire Netflix (malgré les projets déjà lancés avec Telltale). Cette faillite annoncée a en tout cas obligé les 250 employés à quitter les lieux dans le demi-heure, le temps pour eux de récupérer leurs affaires. Sur Twitter, les désormais anciens salariés de la firme ne décolèrent pas et racontent des anecdotes parfois choquantes liées à cette vague de licenciements. Brandon Cebenka, qui était un des artistes de la société, conclut : “Ne faites pas d’heures supplémentaires à moins que vous ne soyez payé pour cela. Protégez votre santé. Les entreprises ne se soucient pas de vous”.
Situation finale : L'histoire qui finit mal
La disparition de Telltale Games laisse 250 ex-employés sur le carreau. L’onde de choc causée par cette fermeture brutale s’est rapidement propagée dans toute l’industrie du jeu vidéo. Les messages de soutien sont nombreux, et certains studios proposent différents rendez-vous dans le but d’embaucher le personnel licencié. Pour les 25 personnes encore en place au sein de la firme, leur mission est de “remplir les obligations de l'entreprise envers son conseil d'administration et ses partenaires”. Malgré le souhait émis par Netflix dans le fait de trouver une solution afin de continuer le développement de Stranger Things et les pistes évoquées pour terminer The Walking Dead, les projets sont en suspens. Aucun repreneur héroïque ne s’est présenté. Il faut reconnaître que le manque de propriétés intellectuelles appartenant véritablement au studio est un mauvais point dans l’hypothétique quête d'une socitété intéressée par un rachat.
En industrialisant jusqu’à l’excès sa formule lui permettant de raconter des histoires sous licences, Telltale Games s’est perdu. Travailler en flux tendu a fatigué des équipes incapables de respecter des délais trop serrés, ce qui a résulté a des vagues de recrutements pour combler les brèches, suivies de licenciements afin de maintenir le studio à flot. Telltale Games a grandi trop vite par rapport à sa méthode de management, tout en ne trouvant pas forcément son public lors de la sortie de ses créations. Autant d’erreurs qui font que l’histoire de la firme se racontera désormais au passé.