Juillet 1987. Pour sa quatrième année sur le territoire japonais, la NES approche les quatre millions d’unités et n’en finit plus d’asseoir son hégémonie sur une concurrence à bout de souffle. Face à ce mastodonte, SEGA tente de réagir mais la force de Nintendo est telle que les protégés de Haneda préparent secrètement une riposte graduée. De son côté, NEC, bien décidé à récupérer une part du gâteau, peaufine le lancement de sa PC Engine, une console promise à un avenir radieux. Le Président de Nintendo, Hiroshi Yamauchi, informé depuis un moment des manigances de ses adversaires, comprend qu’il doit trouver une parade. L’homme va alors tenter un véritable coup de bluff…
La création d'une console est souvent un parcours du combattant. Durant ces années de réflexion, il arrive que la production soit émaillée d'évènements pouvant bouleverser les plans initiaux. De ce fait, de nombreux éléments (désaccords en interne, réaction du public, réception des développeurs…) peuvent aboutir à un concept ou hardware bien différent de ce qui était prévu à l’origine. Ainsi, saviez-vous que l’ingénieur de la Lynx d’Atari a eu un impact certain sur la création de la Game Gear ? Imaginiez-vous possible un partenariat entre SEGA et Sony ? Vous doutiez-vous que le design de la NES a été réalisé en une heure ? Saviez-vous que la Game Boy a failli être une catastrophe industrielle ? Des histoires étonnantes et qui auraient pu changer le marché du jeu vidéo tel qu’on le connaît sommeillent encore. En complément des making-of que vous avez pu découvrir ces derniers mois, Jeuxvideo.com vous racontera désormais l’histoire de ces machines, mais surtout de ces hommes et femmes qui ont dû se battre pour que le rêve devienne réalité.
Régulièrement, et en parallèle de la création des jeux, vous retrouvez le témoignage de ces ingénieurs qui ont participé à la conception des consoles d’hier et d’aujourd’hui. Pour ce nouveau dossier dédié à une console, vous allez suivre les étapes de création de la mythique Super Nintendo. Si la machine du géant japonais a vu le jour chez nous en avril 1992, il a fallu de nombreuses années pour parfaire son architecture tout en protégeant ses arrières face à une concurrence de plus en plus importante. En vous immergeant dans les coulisses de cette console mythique, vous allez découvrir comment Nintendo a abouti à ce grand projet. Bonne lecture et n’hésitez pas à nous dire, dans les commentaires, quelle console vous aimeriez découvrir la prochaine fois.
- Pour une meilleure compréhension globale, nous emploierons les termes NES et Super Nintendo afin de désigner les modèles japonais que sont la Famicom et la Super Famicom.
Pour comprendre la situation, il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Même si SEGA demeure une entreprise respectée sur l’archipel, elle n’est qu’un brin de poussière comparée au rouleau-compresseur que représente Nintendo. En termes de ventes, la NES est très loin devant la SEGA Mark III qui est l’équivalent de la Master System japonaise. Pendant que la console de Big-N s’écoule à plus d’un million d’exemplaires (voire bien plus selon les périodes), sa concurrente ne dépasse pas les 200 000 ventes. En interne, Nintendo ne craint absolument pas SEGA et s’en désintéresse même la plupart du temps (ce qui lui jouera d’ailleurs quelques tours). En revanche, la relation entre NEC et Hudson Soft, à l’origine de la PC Engine, leur donne de véritables sueurs froides. Là où SEGA est avant tout un spécialiste d’arcade, NEC et Hudson Soft représentent ce qui se fait de mieux en matière de hardware (le matériel) et de software (les jeux). NEC est un monstre englobant plus de la moitié du marché du PC au Japon et capable de dépenser des sommes folles dans la recherche et le développement. Hudson Soft, quant à lui, est un développeur réputé pour ses jeux de grande qualité sur NES. Autant dire que le mariage peut donner naissance à une entité absolument inarrêtable. Hiroshi Yamauchi en a bien conscience et choisit de couper l’herbe sous le pied de ses concurrents en organisant une conférence de presse. Le 8 septembre 1987, le Président de Nintendo déclare que son entreprise travaille sur une console 16-bits. L’annonce déclenche une onde de choc reprise dès le lendemain par tous les médias du pays, à commencer par le quotidien Kyoto Shinbun. Nintendo a réussi son coup. Non seulement l’attention est détournée sur eux, mais en plus, les journaux et magazines vont abreuver les fans de multiples rumeurs sur l’architecture, le prix, les jeux, etc. En interne, les employés de Nintendo sont surpris, car la NES fonctionne du tonnerre et s’apprête à déferler sur les États-Unis et l’Europe. Au même moment, un modem est même en préparation pour la console. Bien évidemment, Hiroshi Yamauchi ne peut plus reculer et demande à son ingénieur Masayuki Uemura, responsable de la R&D 2, de plancher sur cette nouvelle machine. L’homme, qui est à l’origine de la NES, se met aussitôt au travail.
Rétrocompatibilité mise à mal
Lorsque la NES japonaise sort en 1983, elle est techniquement impressionnante, mais oblige son concepteur à faire de multiples concessions pour la proposer à un prix décent et donc à respecter les objectifs de sa direction. Ainsi, contrairement à la NES occidentale, le modèle nippon possède des manettes câblées au dos de la machine et ces derniers sont très courts. A l’inverse, la seconde manette possède un microphone qui est absent des modèles américains et européens. Masayuki Uemura a également dû choisir un plastique bon marché et une peinture peu onéreuse. Cette fois, la donne est différente : de nombreuses années ont passé depuis la conception de la NES, la technologie a considérablement évolué, les coûts ont baissé et l’approche proposée par la direction de Nintendo est différente. Si le prix de la machine se doit de rester décent, la R&D 2 a désormais plus de liberté de manière à mener à bien cette mission. Dans le but de répondre à la demande des développeurs, Masayuki Uemura commence par rencontrer les employés de Nintendo pour se faire une idée de leurs attentes. Sans grande surprise, les intéressés souhaitent de meilleurs graphismes, des sons plus réalistes ainsi qu’une quantité de mémoire plus importante. Afin de répondre positivement à ces envies, Uemura prend le temps d’analyser chaque composant équipant les machines concurrentes, les PC, etc. Même si cela peut paraître étonnant, la conception de la Super Nintendo débute à l’automne 1987 et les prémices de l’architecture de la machine, notamment son processeur central 65C816, apparaissent pour la première fois dans la presse japonaise le 18 janvier 1988, par l’intermédiaire du Nikkei Computer.
Au début de sa conception, le staff de Masayuki Uemura a pour mission de rendre rétrocompatible la nouvelle console. Celle-ci doit être capable de lire les cartouches NES, ce qui place l’ingénieur face à un dilemme. Au lieu de suivre la voie de la Mega Drive, qui embarque deux processeurs (un CPU central et un autre pour la compatibilité Master System et la gestion du son), l’homme choisit un CPU 16-bits capable de traiter les données 8-bits de la NES.Néanmoins à mesure que les semaines passent, l’équipe ne parvient pas à se dépêtrer de problèmes de gestion sonore. Le projet accumule alors un retard conséquent, si bien que les concepteurs décident de se passer de cette rétrocompatibilité pour respecter le planning. Au milieu de l’année 1988, alors que le développement se poursuit, Nintendo n’a plus le temps pour modifier son processeur et décide de le conserver par défaut. Cet épisode ne sera pas sans conséquence car la Mega Drive, dont l’arrivée japonaise est alors imminente, embarque un processeur presque deux fois plus rapide. Qu’importe, Masayuki Uemura et ses collègues ont un plan…
Présentation en deux actes
En septembre 1988, alors que les spéculations vont bon train (le célèbre magazine Famitsu va même jusqu’à prédire une sortie cette année-là), Nintendo fait parvenir aux journalistes une invitation les conviant à la présentation de son nouveau bébé. Le 21 novembre de la même année, soit quelques semaines après la sortie nippone de la Mega Drive, les médias se retrouvent au siège social de Nintendo pour découvrir la future bombe du constructeur. L’évènement est présidé par Hiroshi Imanishi, manager général de Nintendo, accompagné de Masayuki Uemura, concepteur de la machine, et Shigeru Miyamoto, en charge des jeux. Malgré le lieu très scolaire et protocolaire, les yeux des journalistes se mettent à briller de mille feux lorsqu’apparaît le prototype de la Super Nintendo. Le modèle, différent de celui que l’on connaît, arbore déjà une robe blanche et grise, mais possède plusieurs particularités qui disparaîtront : le positionnement des éléments, les boutons coulissants, le rouge vif du bouton Power ou encore le bouton volume pour la prise casque (sur la tranche droite d). Il est aussi rectangulaire et très bombé.
Quant à la manette, son design se rapproche du visuel final mais les boutons sont rouges et affichent les lettres A, B, C et D. Ses touches sur la tranche (une révolution à l’époque) se nomment E et F. Conscient que l’absence de compatibilité est problématique, Nintendo en profite pour présenter également un nouveau design de NES que l’on peut relier à la nouvelle machine et compatible avec les manettes Super Nintendo. Pour l’occasion, Nintendo, par le biais de Shigeru Miyamoto, a préparé plusieurs démonstrations, chacune étant axée sur un domaine visuel précis : l’affichage des sprites, les effets graphiques, l’utilisation du mode 7 (une claque pour toute l’assemblée), etc. Sous le charme, les journalistes repartent des locaux de Nintendo avec des rêves plein la tête. Il est alors question d’une sortie de la console estimée à juillet 1989.
C’est un fait, la Super Nintendo dispose d’un processeur bien plus lent (3,58 Mhz) par rapport à celui de la Mega Drive (7,68 Mhz). Pour ne pas arranger les affaires de Nintendo, la console de SEGA est épaulée par un second processeur, le Z80, qui assure la gestion du son et la compatibilité avec les jeux Master System. Lors des calculs de grosses données, ce dernier peut ainsi venir soulager le processeur central. On pourrait donc croire que la Super Nintendo souffre sur le plan technique face à la protégée de SEGA. Néanmoins, c’est oublier que la bécane de Nintendo est assistée par deux coprocesseurs graphiques (ce dernier étant divisé en deux composants) et sonores d’excellente facture. Ce sont ces derniers qui ont permis à la machine de surpasser la concurrence grâce à ses nombreux modes et effets spectaculaires. Au final, il est presque inutile de les comparer tant leur approche est différente. La Mega Drive de SEGA a une philosophie arcade et excelle dans l’animation de sprites (ce qui lui a été très utile pour l'adaptation et la création de shoot'em up) tandis que la Super Nintendo est moins performante sur ce point mais peut afficher des images plus belles tout en diffusant un son plus réaliste. Un partout, balle au centre ?
Dans son numéro de décembre 1988, le magazine Famitsu consacre un large dossier au prototype de la Super Nintendo. En plus de détailler les spécifications de la machine, le canard précise ses attentes en matière de jeux et va même jusqu’à recueillir les avis de l’industrie. De Tecmo à Namco en passant par Bandai ou Squaresoft, nombreux sont les studios à craquer pour la nouvelle machine de Nintendo, même si certains envisagent une fatigue encore plus prononcée des développeurs ou émettent des craintes par rapport à cette abondance de boutons sur la manette. Il est également amusant d’analyser la réaction de Hudson Soft. Les co-créateurs de la PC Engine admettent que les promesses sont intéressantes, mais ils attendent d’en voir plus avant de se forger un avis. Une manière comme une autre de protéger leur console sans montrer une excitation réelle pour la Super Nintendo. Renforcée par cette conférence de presse, l’équipe de Masayuki Uemura va peaufiner son concept jusqu’à une nouvelle présentation le 28 juillet 1989.
Ce jour-là, près de 200 journalistes sont conviés au siège de Nintendo afin de découvrir un modèle quasi définitif de la console. Ce second prototype ressemble énormément au design final que nous connaissons. Les boutons des manettes ont été renommés A, B, X, Y, L et R, l’orientation des Start et Select a changé et le rendu global de la machine paraît moins mastoc. Masayuki Uemura en profite pour donner les dernières indications en matière de hardware (notamment la mémoire boostée par rapport au premier prototype) et Shigeru Miyamoto fait un compte-rendu des jeux à venir. Les démonstrations de novembre 1988 sont désormais accompagnées de séquences inédites. C’est le cas de DragonFly qui deviendra Pilotwings, un simulateur mettant en scène le mode 7 et ses effets visuels donnant l’impression de profondeur et de 3D. Miyamoto, au travail sur Super Mario World, en profite également pour présenter une avancée de son labeur. Labeur qui a débuté un an auparavant…
Super Mario Bros. 4
Pendant que la R&D 2 s’affère à optimiser et peaufiner l’architecture de la Super Nintendo, Shigeru Miyamoto et Takashi Tezuka, tout comme de nombreux développeurs, sont à pied d’œuvre pour réaliser les premiers jeux de la console. Afin de jauger des capacités de la machine en préparation, Miyamoto et son équipe décident de s’appuyer sur le dernier épisode de Mario sur NES et ils vont alors avoir un déclic :
Avec la Super Nintendo, nous n’avions plus les restrictions sur le défilement et le nombre de couleurs comme on l’avait sur NES. Il est donc devenu beaucoup plus facile de représenter les différents éléments d’un jeu. Cependant, avant de nous lancer dans Super Mario World, nous avons réalisé une adaptation de Super Mario Bros. 3 sur Super Nintendo sous la forme d’un test technique. Néanmoins, si les couleurs et les sprites étaient plus détaillés, il s’agissait toujours du même jeu. Cela m’a fait réaliser que nous ne pouvions pas nous limiter à ça : il fallait créer un jeu inédit.
Nous sommes alors en 1988 et de longues discussions animent la dizaine de membres en charge du développement. Tous s’accordent pour utiliser les différentes capacités de la console, mais, comme bien souvent dans ces cas-là, les premiers pas sont complexes comme le rapporte Takashi Tezuka :
Eh bien, comme il s’agissait de notre première expérience avec cette nouvelle console, il y avait un certain nombre de défis à accomplir, comme les outils logiciels qui n’étaient pas développés complètement.
C’est ainsi que débute le développement de Super Mario Bros. 4. En reprenant la base du précédent épisode, l’équipe de Shigeru Miyamoto va peu à peu intégrer de nouvelles fonctionnalités, ne comptant pas son temps, comme l’explique Takashi Tezuka :
En travaillant tard la nuit, j’ai conçu beaucoup d’ennemis et de mécanismes de gameplay différents. Je passais énormément de temps à discuter avec les membres de l’équipe afin de prendre les décisions permettant au jeu de prendre forme. Et puis, de temps en temps, Miyamoto apparaissait et disait : "Non, ça ne va pas marcher ça…" (rires)
En réalité, Super Mario World aurait pu être bien plus spectaculaire sur le plan visuel, cependant le producteur japonais a réfréné les ardeurs de ses protégés. Dans une interview publiée dans le guide officiel du jeu, il explique :
Si nous trouvions quelque chose de cool que la console pouvait faire, quelque chose nous faisant dire "Whoa !", si cela ruinait l’équilibre ou le déroulement du jeu, on préférait ne pas l’inclure. En plus, comme Super Mario World était prévu pour une cartouche de 4 mégas (Super Mario Bros. 3 fait 3 mégas en comparaison), on avait besoin de plus de mémoire pour afficher les couleurs. Par conséquent, les limitations de mémoire étaient cette fois encore plus strictes.
En effet, comme Super Mario World est l’un des premiers jeux du support, les outils sont loin d’être optimisés. La cartouche est à peine plus grande que sur NES et il faut pourtant caser des visuels plus détaillés, tout en intégrant quelques effets donnant la sensation d’être sur une machine de nouvelle génération. Lors des premiers mois de conception, les travaux de l’équipe, très proches de ce qui fait sur NES, sont loin de convaincre comme le rapporte Takashi Tezuka :
Beaucoup de gens chez Nintendo qui ont vu le jeu pendant son développement nous disait : "ça n’a pas l’air différent des jeux NES." Nous avons ressenti la même chose. (rires)
Au fil des mois, même si la base reste la même, Super Mario World s’émancipe peu à peu de son homologue sur NES. De nombreuses idées de gameplay sont ajoutées et la technique, qui a fait défaut lors de la génération précédente, va finalement avoir un impact considérable sur un élément phare du titre : Yoshi ! À cette époque, Shigeru Miyamoto avait un souhait depuis longtemps, il voulait apporter une monture à Mario. Le désir du créateur était si persistant qu’un croquis montrant Mario sur un dinosaure est resté affiché cinq ans dans son bureau. Super Mario World va alors être un déclic.
Je crois qu’il aime les chevaux. (rires), relate Takashi Tezuka. Quand on travaillait sur Super Mario Bros. 3, il a fait un dessin de Mario sur une monture et il l’a accroché au mur, à côté de son bureau. Quand je regardais ce dessin, je me disais : "Je crois qu’il veut que Mario monte quelque chose." Quand on a commencé à travailler sur Super Mario World, on est partis sur le concept d’un monde de dinosaures, alors j’ai demandé à Shigefumi Hino (le designer du jeu) de concevoir une sorte de reptile.
En partant de cette idée et en s’inspirant du cheval, l’intéressé va alors dessiner une créature qui ressemble à un gros lézard. Takashi Tezuka se remémore :
On aurait dit un crocodile. (rires) C’était bizarre d’avoir un reptile sorti de nulle part dans le monde de Mario, alors on en a reparlé et conclu qu’il ne fallait pas qu’il ressemble à un crocodile.
Pour guider son employé, Takashi Tezuka dessine l’ébauche d’un petit dinosaure que Shigefumi Hino va peaufiner jusqu’à obtenir le Yoshi que l’on connaît. On peut avoir l’impression que la création du compagnon vert de Mario a duré mais cela s’est fait très rapidement comme le précise le concepteur :
Ça s’est fait relativement vite. J’ai un peu passé le concept de force en disant : "C’est bon, c’est un cousin des tortues." (rires)
Ce qui explique pourquoi Yoshi porte une carapace sur son dos et non une selle. Avec Nintendo, le détail est important. Quoi qu’il en soit, Super Mario World, sans être très spectaculaire, a tout de même interpellé par la qualité de certains effets comme la superposition des différents plans ou l’écho sonore lorsque le joueur se trouve à l’intérieur d’une grotte. Selon Koji Kondo, le musicien attitré de la série, il a fallu recréer l’intégralité des samples ce qui était " 100 fois plus difficile que sur NES. " Par ailleurs, en dehors de Yoshi, l’idée de la cape a été l’une des avancées majeures dans le projet.
Les commandes de la cape, au moment où vous ouvrez la cape et attrapez le vent, en remontant, étaient un peu différentes au départ. On ne savait pas trop comment s’y prendre donc on a fait ça en utilisant les commandes d’Excitebike (le jeu de moto sur NES). On a sollicité beaucoup de réactions de la part des équipes de test. Et comme nous nous y attendions, les joueurs ont trouvé la cape trop difficile à contrôler, nous avons donc ajusté la façon dont elle se comporte. Ainsi, même si le pilotage de Mario peut paraître un peu maladroit, les commandes sont en l’état beaucoup plus jouables.
Selon l’aveu de la plupart des joueurs, Super Mario World est moins complexe que Super Mario Bros. 3. Et il y a une raison toute simple à cette réalité comme l’explique Shigeru Miyamoto :
Super Mario Bros. 3 a été conçu pour les joueurs expérimentés qui s’étaient plongés dans les précédents jeux Mario. En revanche, nous voulions rendre Super Mario World accessible aux débutants, tout en faisant en sorte qu’il reste amusant pour les habitués de Super Mario Bros. 3.
Super Mario World, développé en même temps que The Legend of Zelda : A Link to the Past, sera l’un des titres du lancement de la Super Nintendo au Japon. Encore aujourd’hui, il demeure pour beaucoup le meilleur jeu de plateformes de tous les temps. Pourtant, pour Shigeru Miyamoto, sa conception s’est faite de manière naturelle dans le sens où il ne s’agissait que de polir une direction établie depuis l’année 1985 et le premier épisode de Super Mario Bros. Super Mario World devait tout simplement accompagner les possesseurs de NES jusqu’à la nouvelle génération, tout en s’ouvrant à un nouveau public. F-Zero, quant à lui, se devait d’être le fer de lance technologique.
La Super Nintendo dispose de 8 modes (de 0 à 7) afin d’aider les programmeurs. Chaque mode est dédié à une tâche bien précise, mais répondant à des contraintes techniques. Par exemple, dans le cas du mode 0, la machine peut afficher quatre arrière-plans différents, cependant sa limitation à 4 couleurs a fait que ce mode a été très peu utilisé. Le mode 1, quant à lui, peut afficher trois arrière-plans, les deux premiers en 16 couleurs, le dernier en 4. Chaque mode a ainsi sa particularité et les développeurs peuvent « piocher » dedans pour adapter leurs besoins en fonction du titre qu’ils programment. Et bien évidemment, le mode le plus connu de la machine, c’est le fameux mode 7. La particularité de ce mode, totalement différent des autres, réside dans l’affichage d’un unique arrière-plan pouvant atteindre 256 couleurs. Les images se stockent différemment dans la mémoire de la console et les programmeurs peuvent apporter des transformations à l’image (zooms, rotations, étirements…). La grande intelligence de Nintendo est d’avoir utilisé ce mode dès le départ avec F-Zero. L’illusion d’optique (en somme, l’effet de perspective rappelle le générique de Star Wars) est si spectaculaire que ça a fait mouche immédiatement auprès des joueurs.
Le futur à portée de pad
Tout comme Super Mario World, F-Zero est né en plein développement de la Super Nintendo. Par conséquent, il a fallu créer des outils spécialement pour le jeu et tâtonner de longs mois de manière à trouver une direction qui soit fiable. Les équipes de Nintendo vont avoir l’idée de récupérer le prototype de DragonFly. Ils vont alors imaginer un concept autour de ce test technique qui aboutira à Pilotwings… et à F-Zero.
Entré en 1989 chez Nintendo, le concepteur Takaya Imamura se rappelle :
Après mon arrivée, Miyamoto a rassemblé quelques-uns des nouveaux arrivants et a décidé que nous allions travailler sur la nouvelle console. Même maintenant, je me souviens clairement de la joie que ça m’a procurée.
Avec la Super Nintendo, Shigeru Miyamoto veut apporter du sang neuf et fait donc appel à la jeunesse et à son insouciance. L’arrivée de la machine marque aussi un changement important en interne. Auparavant, la plupart des tâches liées à la programmation étaient confiées à des sous-traitants. Avec la Super Nintendo, la firme se met à recruter de plus en plus de programmeurs afin que les titres soient entièrement réalisés en interne. Le Directeur de F-Zero, Kazunobu Shimizu, détaille :
Notre source d’inspiration était Famicom Grand Prix : F1 Race pour la console NES, un jeu de course avec un point de vue aérien. Nous avons créé une suite à ce titre et l’avons montré à Nintendo of America, mais ils l’ont tous critiquée !
Cette suite à Famicom Grand Prix ne verra jamais le jour, néanmoins cet épisode (selon Shimizu) ne va pas rester sans conséquence.
Il continue :
J’ai pensé : "Eh bien, si c’est tout ce que vous avez en dire, alors je vais créer quelque chose de vraiment cool !" Et pendant que j’étais aux États-Unis, le film Batman au eu un grand succès. Lors de mon séjour aux États-Unis, j’ai acheté un paquet de comics de Batman, puis je suis rentré au Japon. Et c’est tombé pile au moment où Nishida (Yasunari Nishida, programmeur principal) s’essayait à son jeu de course.
Pour comprendre, il faut se replacer dans le contexte du moment. Pour sa Super Nintendo, Nintendo a un grand besoin de jeux et demande à de jeunes programmeurs de travailler sur différents thèmes. Ces derniers s'exécutent et maîtrisent, peu à peu, les différents modes de la SNES. Yasunari Nishida a une thématique on ne peut plus claire : faire un jeu de course en utilisant le mode 7. C’est donc tout naturellement qu'il se met à entrer dans les entrailles de la bête, comme le rapporte Shimizu :
Nishida a utilisé le mode 7 pour faire pivoter environ les quatre cinquièmes du bas de l’écran et afficher le paysage lointain dans le cinquième restant. Quand j’ai vu ça, je me suis dit : "C’est ce qu’il nous faut !"
L’effet est si spectaculaire que l’intéressé est convaincu qu’il s’agit de la meilleure manière de marquer les esprits. La thématique « jeu de course » et « mode 7 » étant respectée, il s’agit dès lors de créer un univers. Les premiers essais se déroulent avec des véhicules à grosses roues, façon Hot Wheels. Cependant très vite, les créateurs doivent se résoudre à faire marche-arrière. La simple utilisation de roues fait souffrir la machine. Il faut dessiner les roues sous différents angles et ensuite donner l’impression qu’elles bougent ce qui augmente encore le nombre d’images à afficher. Par conséquent, au lieu de s’encombrer bêtement, les développeurs vont aller à l’essentiel : ils suppriment les pneus pour faire flotter les véhicules ! Ce n’est que par la suite que le design sera peaufiné, que les sauts seront ajoutés tout comme les zones d’énergie afin de régénérer la jauge de résistance des vaisseaux.
Cependant, ce qu’il y a de plus surprenant avec F-Zero, c’est qu’il y avait un mur invisible durant une bonne partie du développement. Ce dernier avait été ajouté afin que les joueurs ne sortent pas de la piste, mais Shigeru Miyamoto a demandé à ce que le mur soit retiré et le gameplay est devenu tout de suite beaucoup plus agréable. Comme quoi, des fois, il faut peu de choses…
Un lancement sous haute surveillance
Le 19 novembre 1990, Nintendo lance son « Opération Minuit ». Une centaine de poids lourds se dirigent vers les entrepôts de la firme, chaque véhicule embarquant 3 000 consoles. Pour éviter que la marchandise soit volée, notamment par la pègre locale qui s’empresserait de la revendre au plus offrant, les camions ne comportent aucun signe ou logo et évitent de se suivre sous la forme d’un ballet. Le tout est extrêmement surveillé et les chauffeurs ont des consignes strictes. Deux jours plus tard, le 21 novembre 1990, soit deux ans jour pour jour après la première conférence de presse (autant dire qu’il fallait être patient), la Super Nintendo rejoint les étals japonaiss avec ses deux bijoux : Super Mario World et F-Zero. Sur le million et demi de réservations, seules 300 000 seront honorées. La période est difficile à vivre pour les revendeurs, surtout pour les plus modestes qui se voient obligés de fermer boutique très tôt de manière à éviter les émeutes. La machine, malgré un peu de réassort, sera longtemps introuvable et ne trouvera son rythme de croisière qu’à partir de 1991 au Japon. La concurrence, Mega Drive et PC Engine, en profitera bien évidemment. Quant à nous, en occident, il faudra attendre. Les Américains auront la fameuse Super Nes et son design revisité en août 1991 tandis que l’Europe profitera, à son tour, de la machine le 11 avril de l’année 1992. Cela fait bientôt trente ans que cette formidable console est sortie et on en parle encore aujourd’hui avec des étoiles dans les yeux. Elle a marqué l’histoire du jeu vidéo à jamais et continuera d'écrire sa légende pendant encore longtemps...
Sources et ouvrages à lire
- Chrismcovell.com (conférence de presse 1988 / 1989)
- Editions Pix'n Love - La Bible Super Nintendo
- Retro Gamer #23
- Gamopat - Comparatif Super Nintendo / Mega Drive
- Very Hard - MO5.com/Nolife
- Unseen64
- Nintendo.fr - Interview de développeurs
Crédits photos
- Les photos d'époque sont tirées de Chrismcovell.com (conférence de presse 1988 / 1989) et de Shmuplations
- Les photos des documents de développement sont issues de Nintendo.fr - Interview de développeurs