Jamais la couleur rouge n'avait effrayé autant de joueurs. Dans la seconde moitié des années 2000, la Xbox 360, première console à succès de Microsoft, va connaître une série de pannes sans commune mesure avec ce qu'avait connu l'industrie jusqu'à ce jour. Les joueurs lui ont rapidement donné le nom de « Red Ring of Death », parce que les consoles agonisantes affichent trois quarts de cercle rouges en lieu et place du cercle vert qui, habituellement, signale que la Xbox 360 est allumée. Le RROD a durablement marqué l'esprit des joueurs mais ce que l'on sait moins, c'est comment Microsoft a suivi et a réagi à cette affaire, à l'époque. Petit voyage dans le temps.
Nous sommes le 22 novembre 2005 et après quatre longues années de travail, Microsoft lance enfin sa très attendue Xbox 360. La console connaît rapidement un vaste succès commercial et pour la première fois de sa jeune histoire, la firme au X vert a du mal à répondre à la demande. Mais ce que les joueurs ne savent pas, c'est que si les 360 arrivent au compte-goutte, c'est tout simplement parce que de son côté, Microsoft fait face à plusieurs difficultés de production dans ses usines chinoises. Des difficultés qui vont notamment prendre la forme du fameux Red Ring of Death, que découvrent beaucoup de joueurs incrédules. « Un jour, ça devait être juin ou juillet 2006, ma console refuse de s'allumer », nous raconte Christopher. « Jusque-là, je n'avais eu aucun problème. C'est vrai qu'elle avait tendance à chauffer pas mal mais pour moi c'était assez normal, la console était très puissante ». Ce que Christopher ne sait pas à ce moment là, c'est que sa console vient tout simplement de rendre l'âme. Il va lui falloir plusieurs jours pour le réaliser. « J'ai simplement cru qu'elle avait pris un coup de chaud et qu'il valait mieux attendre un peu avant de la relancer ». Deux jours plus tard, la 360 continue d'afficher cet étrange cercle rouge. Une petite recherche sur internet lui permet de comprendre qu'il n'est pas le seul à faire face à cette situation. Ce que Christopher ignore également, c'est que chez Microsoft, on s'active déjà très sérieusement, et ce depuis des mois, à savoir ce qui arrive à la Xbox 360.
Une entreprise software, dans le domaine du hardware
Pour comprendre comment le RROD a pu être possible, il faut revenir aux origines de la marque Xbox, et saisir qu'à l'origine, la première Xbox est le résultat du travail acharné d'une poignée de passionnés de jeux vidéo. Parmi lesquels le turbulent Seamus Blackley, le "père" de la Xbox, qui quittera le navire peu de temps après la sortie de la console, afin de retourner à ses premières amours, le développement de jeux vidéo. Il laisse derrière lui une équipe toujours plus nombreuse, toujours mieux organisée, dont les membres sont pour la plupart issus des différents départements de Microsoft. Pour éviter les difficultés rencontrées avec la première Xbox, Robbie Bach, Jay Allard et Ed Fries, alors les trois figures de proue de la marque au X vert, démarrent rapidement les travaux pour une nouvelle console. Pour eux, quatre impératifs : attirer plus d'éditeurs et de studios sur leur console ; lancer leur machine avant la PlayStation 3 de Sony, pour saisir les premières parts de marché ; proposer un design qui séduise les gamers mais aussi le grand public ; et surtout proposer une console suffisamment puissante pour tirer parti des premiers afficheurs haute-définition qui devraient arriver sur le marché en même temps que les consoles de 7ème génération.
Ce sont précisément trois de ces prérequis qui vont mener, à terme, au Red Ring of Death. Le design de la console est pensé très en amont, alors même que toutes les spécificités de la console n'étaient pas encore définies et que les pièces qui la rempliraient n'étaient pas encore toutes connues. Car Microsoft a retenu la leçon : la Xbox a été très largement critiquée pour son design et le succès des produits Apple, et notamment l'iPod lancé en 2001, tend à prouver que les consommateurs apprécient de plus en plus les beaux objets, y compris lorsqu'il s'agit de high tech. Alors que Microsoft commande des études et engage des designers réputés, les ingénieurs de la division Xbox ne savent toujours pas quels composants le Project Xenon va accueillir. IBM, ATI, Nvidia... Les négociations au sujet de la puce graphique, du processeur et même de la mémoire s'éternisent. En fin de compte, lorsque les contrats sont signés, le design de la console est déjà arrêté et les ingénieurs vont s'évertuer à trouver une manière de tout faire rentrer dans la coque de la future Xbox 360. En 2007, le journaliste Dean Takahashi enquête sur le Red Ring of Death et une source proche du dossier lui fera la confidence suivante :
Leur façon de penser prouve qu'ils sont avant tout une entreprise de création de logiciels. Ils lancent un produit en se disant qu'ils pourront corriger les défauts avec une mise à jour ou un patch.
Quelques années plus tard, Robbie Bach confirmera tout cela dans un livre, Xbox Revisited: A Gameplan for Corporate and Civic Renewal. En 2005, Bach est le patron de la division Entertainment & Devices de Microsoft, dont dépend la division Xbox. Businessman redoutable, Bach est également passionné de jeux vidéo et suit de très près le Project Xenon, futur Xbox 360.
La Xbox était trop grosse. La Xbox était moche. C'était "notre" mocheté, mais ce n'était pas un objet sexy. Pour la Xbox 360, nous avons placé le design au coeur du processus de développement. La console devait être façonnée avec la sensibilité d'un designer. Donc, le travail effectué sur la coque de la console a été fait assez tôt. Ce n'était pas gravé dans le marbre, mais nous avions un design dans lequel nous devions faire rentrer des choses. - Robbie Bach
Bien entendu, la Xbox 360 contient une part non négligeable de logiciels en tout genre mais c'est avant tout un produit hardware. La première Xbox n'ayant connu aucun défaut de conception notable, Microsoft est alors plutôt confiant. Pourtant, certains événements vont vite lui mettre la puce à l'oreille.
Des consoles défectueuses avant même le lancement
Durant l'été 2005, Microsoft lance enfin la production de Xbox 360. La sortie est toujours prévue pour fin novembre et le géant est plutôt confiant : les deadlines sont tenues et surtout, Sony connait de grandes difficultés avec la conception du fameux Cell, le processeur conçu avec IBM et Toshiba pour la future PlayStation 3. La console n'arrivera que bien plus tard, Microsoft a donc le champ libre. Les dirigeants de la division Xbox, mais aussi Steve Ballmer et Bill Gates n'ont qu'une idée en tête : arriver le plus vite possible sur le marché pour capter le plus de public possible, avant l'arrivée de la concurrence. Alors, forcément, on écoute assez peu les retours alarmants des ingénieurs qui suivent la production des consoles, en Chine. Pourtant les nouvelles qu'ils rapportent ne sont pas rassurantes : en août 2005, 68 % des Xbox 360 produites dans les usines chinoises de Flextronics et Wistron, deux partenaires de Microsoft, sont défectueuses. Un mémo daté du 30 août 2005 fait état des différents problèmes rencontrées en fin de chaîne, et il y en a pour tous les goûts : entre les cartes graphiques qui surchauffent, la RAM qui sous-performe ou des lecteurs DVD qui ne fonctionnent pas comme ils le devraient, les ingénieurs ne savent plus où donner de la tête. La production est ralentie afin de leur offrir plus de temps, mais cela n'est pas sans conséquence : à une période où les usines devraient produire des milliers de Xbox 360 par jour, elles ne livrent que plusieurs centaines d'unités. D'autant que si certains de ses problèmes sont rapidement identifiés avant l'expédition des machines vers les entrepôts de stockage de Microsoft, d'autres passent entre les mailles du filet et ne se révéleront défectueuses qu'après plusieurs mois d'utilisation.
Microsoft refuse de couper la production, quand bien même un ingénieur le leur conseille, et préfère mettre de côté les consoles jugées défaillantes, pour les réparer avant de les livrer comme les autres. Les travaux des ingénieurs font des progrès et le taux de consoles défaillantes approche un niveau jugé acceptable. Microsoft estime alors que les utilisateurs malchanceux pourront faire jouer la garantie de leur machine pour la faire réparer ou échanger, le cas échéant. L'entreprise juge que le taux de consoles qui leur seront renvoyés sera de 6%, peut-être 7% ; un taux acceptable dans le milieu. Ils étaient pourtant loin du compte.
Le calme avant la tempête
Dans les jours qui suivent le lancement de la Xbox 360, Microsoft est aux anges. La console est bien accueillie et se vend admirablement bien. Seul point noir : des consoles montrent déjà des signes de faiblesse et la division Xbox décide de prendre la parole : elle reconnaît qu'elle a reçu plusieurs plaintes concernant des consoles défectueuses mais estime dans le même temps qu'il s'agit de cas isolés. Les consoles en question sont échangées gratuitement, dans la plupart des cas. Mais les choses s'aggravent rapidement. Microsoft a du mal à pourvoir à la demande et malgré 3,3 millions de Xbox 360 expédiées en mai 2006, les usines de production ne tournent toujours pas à plein régime. La logistique commence à poser problème, notamment chez Wistron, qui doit stocker dans l'un de ses entrepôts 500 000 consoles qui attendent d'être réparées. À Redmond, les ingénieurs et le département marketing sont inquiets : de plus en plus de joueurs parlent d'un cercle rouge se dessinant sur le bouton d'alimentation de leur console. Sur les forums internet, on finit par l'appeler le « Red Ring of Death » (le cercle rouge de la mort), en "hommage" au non moins fameux Blue Screen of Death (l'écran bleu de la mort) de Windows. Et ils sont de plus en plus nombreux à s'en plaindre. Pendant ce temps, chez Xbox, l'incrédulité règne : personne ne comprend d'où vient le problème, comme l'expliquera quelques années plus tard Peter Moore, alors responsable du marketing de la division Xbox.
Lorsque l'on a commencé les analyses, les consoles commençaient à peine à être renvoyées. C'était un vrai challenge pour nos ingénieurs, et l'on n'était pas vraiment sûr de ce qui causait cette panne. On avait simplement compris que cela venait d'un problème de chaleur. - Peter Moore
La décision qui valait un milliard
Pendant que Peter Moore et ses équipes s'affairent, Microsoft décide en septembre 2006 d'étendre la garantie constructeur de leur console, même pour celles dont la garantie avait expiré. N'importe quel joueur peut alors renvoyer sa console chez Microsoft et en obtenir une nouvelle, sans frais supplémentaire que celui de l'envoi. Et ils vont être de plus en plus nombreux à le faire. Sur internet, des tutoriels permettant de "réparer" sa Xbox 360 apparaissent, certains conseillant même d'emballer la console dans une serviette humidifiée. Mais chez Microsoft, on a fini par identifier le problème et il devient vite évident que ces stratagèmes à la McGyver ne suffiront pas longtemps. Les ingénieurs de Microsoft découvrent que la chaleur dégagée par la carte graphique de la console détériore les soudures des composants de la console ; ces soudures sont imparfaites puisque Microsoft a du se plier à de nouvelles normes européennes, qui interdisent l'utilisation de plomb dans les soudures de composants électroniques. L'alliage utilisé en guise de remplacement supporte mal la chaleur et finit par se désagréger, entraînant de vifs dysfonctionnements partout à travers les systèmes de la console.
Moore comprend tout de suite l'ampleur du problème et demande une réunion d'urgence avec le PDG de Microsoft, Steve Ballmer. Avant de le rejoindre dans sa salle de réunion personnelle, Moore va chercher Bach, son supérieur, et lui explique la situation :
Nous avons rendez-vous avec Steve Ballmer, au Batîment 34. Il faut qu'on lui dise ceci « Steve, nous devons envoyer un colis FedEx vide à tous les clients qui ont ce problème, avec une étiquette de retour. Ils mettront leurs consoles dedans, ils nous les enverront, on les réparera et on les réexpédiera ensuite. Ils pourront conserver leur disque dur ou nous le renvoyer également. »
Moore et Bach prennent alors la direction du fameux Bâtiment 34 du campus Microsoft. À l'époque l'endroit est connu pour accueillir toutes sortes de réunions de ce genre et de nombreux employés redoutent d'y être "conviés". Il faut dire que l'exubérant Steve Ballmer s'est rapidement fait un nom chez Microsoft grâce à ses coups de gueule légendaires. Le PDG est apprécié pour sa bonhomie autant qu'il est craint pour ses excès de colère ; Moore l'avouera de lui-même : « En m'asseyant devant Steve, je me suis mis à trembler. Je l'adore mais Steve peut être très intimidant ». Ballmer sait que quelque chose ne va pas et ne tourne pas autour du pot. L'air grave, il leur demande sans préambule de lui expliquer ce qui cloche. Moore est inquiet car de son côté, avec son équipe financière, il a déjà fait le calcul. La manœuvre coûterait 1,15 milliard de dollars à Microsoft. Le chiffre est énorme, Moore le sait, et il redoute d'avance la réaction de Ballmer lorsqu'il lui donnera ce chiffre. Il préfère toutefois le mettre en garde. « Si nous ne faisons pas ce que je vais te conseiller, cette marque (Xbox, ndlr) est morte. C'est notre Tylenol. » La comparaison n'évoquera rien pour un Européen, mais pour Ballmer, le coup est dur à encaisser. En 1982, la marque Tylenol est accusée de la mort de sept personnes dans la région de Chicago ; les victimes avaient toutes consommé des médicaments Tylenol, l'équivalent de notre Doliprane. Après enquête, il s'était avéré que les cachets contenaient des traces de cyanure en quantité létale, conséquence d'un sabotage humain. L'accident avait été fatal pour Tylenol, qui avant ces événements détenait 35 % du marché américain, avant de tomber sous la barre des 8 %.
Ballmer ne bronche pas. Ne s'énerve pas. Il demande calmement à Moore ce qu'il faut faire. Comme convenu avec Bach, l'Anglais explique le plan d'action. Et n'oublie surtout pas de préciser pourquoi il faut agir ainsi.
Il faut toutes les reprendre. Et on va le faire façon première classe. Parce que l'on va prendre à un gamer sa console, et il ne pourra pas y toucher pendant au moins trois semaines, le temps qu'on la répare. Il faut qu'il la récupère le plus vite possible.
Moore n'est pas un gamer, à l'origine, mais en entrant chez Sega à la fin des années 90, il est très vite tombé amoureux de ce milieu, et de ces consommateurs si particuliers. Il sait également qu'ils sont capables de faire beaucoup de bruit, lorsqu'ils sont mécontents. Le RROD pourrait tuer Xbox, et mettre fin à l'aventure de Microsoft dans le jeu vidéo. Moore le sait et il craint la réaction de son supérieur. Ballmer n'a pas sourcillé lorsqu'il a fallu sacrifier plusieurs milliards de dollars pour lancer la première Xbox. Mais il voulait que la Xbox 360 soit rapidement rentable et qu'elle installe durablement la marque dans le paysage vidéoludique. Alors forcément, lorsque Steve Ballmer lui demande « Combien ? », Moore n'est pas rassuré.
Je me rappelle avoir longuement inspiré, en jetant un coup d'oeil à Robbie, et j'ai dit « Nous pensons que cela va nous coûter 1,15 milliard de dollars, Steve. » Il a dit « Faites le ». Il n'a même pas hésité.
Bach et Moore quittent alors la salle de réunion, fébriles. Cette décision pourrait faire dégringoler l'action en bourse de Microsoft et donc être lourde de conséquence. Elle ne doit pas être prise à la légère. Sauf que Steve Ballmer n'est pas du genre à traiter ce type de sujets avec légèreté. Ni aucun autre en fait. Peu de temps après, Xbox démarre le processus, et les Xbox 360 commencent à affluer dans les entrepôts de Microsoft. S'il a longtemps été question de réparer les consoles avant de les renvoyer, dans les faits Xbox va souvent préférer les remplacer par des consoles neuves. C'est moins coûteux, et surtout beaucoup plus sûr. En effet, à partir de la fin 2007, les consoles sorties de usines de Flextronics et Wistron présentent de moins en moins de défauts. La boucle est bouclée lorsqu'en 2010, Microsoft dévoile la Xbox 360 S, un modèle revu et corrigé de la 360. Signe que le géant du logiciel a plutôt bien géré le scandale, son action en bourse n'a jamais flanché. La décision de Ballmer peut alors ressembler à un pari mais elle a sauvé la marque Xbox et aujourd'hui encore, Peter Moore manque rarement une occasion de saluer son courage.
Je n'oublierai jamais ce moment. Si vous êtes un joueur Xbox, vous pouvez remercier Steve Ballmer de n'avoir pas hésité. L'entreprise était riche et elle pouvait se permettre de le faire, mais ne pas hésiter parce que la marque est plus importante que le reste... Si nous n'avions pas pris cette décision à cet instant là, en essayant de contourner le problème, alors la marque Xbox et la Xbox One n'existeraient pas aujourd'hui.
On peut difficilement donner tort à Moore, aujourd'hui en 2018. Malgré le RROD, la Xbox 360 a été un grand succès et est encore aujourd'hui une console très appréciée des joueurs. Alors que Microsoft espérait en vendre 75 millions, ce sont finalement 85 millions de Xbox 360 qui ont trouvé acquéreurs, et son bénéfice se compte en milliards de dollars. De quoi repartir au combat quelques années plus tard avec une nouvelle console, qui d'ailleurs porte les traces du RROD : si la Xbox One est si volumineuse, c'est précisément pour accueillir un énorme système de ventilation et donc éviter les problèmes de surchauffe qui ont été fatals à bien des Xbox 360. Si la Xbox One fonctionne moins bien que la PlayStation 4, la division Xbox prend désormais de plus en plus de place chez Microsoft et fait désormais partie des piliers de l'entreprise. Pari gagné pour Steve Ballmer, donc.