Qu’ils s’intitulent Forza Motorsport 5, Alan Wake ou Castle of Illusion, les jeux qui disparaissent des stores en ligne gonflent la liste noire des délistés sous les jurons d’un public qui se sent marron. La cause ? Les licences. La sentence ? L’impossibilité d’accéder à un contenu numérique qui n’aurait pas été acheté au préalable. Si les fans ne se sentent pas forcément lésés puisqu’ils détiennent leurs accès précédemment acquis, les autres passent définitivement à côté d’oeuvres maintenant rayées des marchés. S’ils peuvent être consommés sans modération, certains jeux vidéo doivent s’acheter avant la date limite. De quoi matérialiser une crainte du dématérialisé ?
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable
L’essor des marchés permettant d’acheter des jeux vidéo en version dématérialisée a démocratisé le concept de librairie virtuelle, à savoir un endroit où sont entreposés tous les jeux achetés en ligne et pouvant être lancés sans devoir insérer un disque ou une cartouche. Steam, Xbox Games Store, PlayStation Store, Nintendo eShop, toutes ces plateformes bien connues proposent des milliers d’oeuvres à se procurer moyennant finance. Chaque semaine, de nouveaux titres arrivent alors que d’autres disparaissent brutalement. Cet étrange phénomène qui supprime ce qui a été créé porte un nom : le délistage. Vous souhaitez faire une petite partie d'OutRun Online Arcade mais vous ne le trouvez plus sur le market Xbox ? C’est le délistage. Vous aimez Disney et voulez découvrir Castle of Illusion mais ne le trouvez plus sur le Playstation Store ? C’est - encore - le délistage.
Oui, les jeux vidéo en version numérique peuvent disparaître à tout jamais. Cette pratique touche toutes les plateformes de distribution en ligne. Steam compterait environ 800 jeux supprimés depuis la création du service, contre approximativement 120 sur Xbox (360, One) et une petite centaine sur Playstation (3, 4 et Vita). Nintendo, proposant moins de titres que ses petits camarades sur son eShop, reste touché mais à des niveaux moindres. Tous les genres et tous les éditeurs sont potentiellement sous l’emprise de ce fléau. Sur Steam, les versions d’origine de Darksiders 2 et Dead Island ont été retirées, accompagnées de DiRT 3, Dragon Age II ou encore S.O.S. Fantômes : Le Jeu Vidéo. Les raisons de ces suppressions sont nombreuses, mais la plupart du temps elles proviennent d’une licence expirée qui avait été négociée pour une durée limitée.
Statut : “End of Life”
Le communiqué officiel annonçant le délistage de Forza Motorsport 5 sur Xbox One est léger par sa taille mais lourd de sens. Turn 10 écrit effectivement que leur jeu de course, qui faisait pourtant partie des Games With Gold le mois précédant cette annonce, a atteint son statut de “Fin de Vie”. Extrait :
Forza Motorsport 5 a atteint son statut “Fin de Vie”. Cela signifie que le jeu et ses DLC associés ne seront plus disponibles à l’achat. Communiqué de Turn 10 du 06/10/2017.
Ce n’est pas la première fois que le terme “Fin de Vie” est évoqué pour la disparition du marché d’un Forza, le premier Horizon s’étant évaporé sous la même distinction dans un ancien communiqué. Sa répétition tend cependant à prouver que du côté de Turn 10/Playground/Microsoft, les Forza sont pensés pour n’être proposés à l’achat qu’un temps, jusqu’à atteindre leur phase d’extinction. En effet, Forza Motorsport 4, qui est sorti en 2011, a été supprimé en 2015 alors que Forza Horizon rendu disponible en 2012 a été rayé de la carte en 2016. De son côté, Forza Motorsport 5, sorti en 2013, est lui aussi retiré 4 années après son lancement. Nous pouvons donc déduire que les licences utilisées par Turn 10 sont bornées à 4 années.
Obsolescence reprogrammée
Il se peut qu’un titre soit évincé des étals virtuels à cause d’une mésentente entre le gérant d’une plateforme et un éditeur. C’est ce qui est arrivé à Dragon Age II dans sa version Steam, effacé du réseau à cause des restrictions fixées par Valve sur la façon de proposer du contenu téléchargeable payant. D’autres fois, c’est la disparition d’une plateforme qui sonne le glas d’un titre, comme pour Tokyo Jungle Mobile qui n’a pu se remettre de la mort de PlayStation Mobile. PT reste également dans les mémoires avec son évacuation causée par l’annulation surprise de Silent Hills par Konami. Plus improbable, le délistage de Scott Pilgrim Contre le Monde en 2014 dû au type de contrat signé, comme le révèle Bryan Lee O'Malley dans une série de tweets publiés fin 2016 :
Scott Pilgrim: The Game est considéré comme lié au film (movie tie-in). Le film n'a pas fait d'argent, donc le jeu ne peut pas faire d'argent. Demandez à un comptable. Tout cela semble très facile de votre point de vue et de mon point de vue, mais ensuite je penche légèrement la tête et je vois 5000 avocats et comptables. Bryan Lee O'Malley, créateur de Scott Pilgrim.
Les jeux indépendants qui n’utilisent aucune licence particulière ne sont pas non-plus à l’abri d’être retirés des stores. C’est le cas de Marble Blast Ultra, le jeu de plate-forme qui fait perdre la boule, vendu à plus de 700 000 copies sur le Xbox Live et qui a soudainement disparu des réseaux. La raison ? En 2009 GarageGames se renomme Instant Action et lance InstantAction.com, marque qui espère se développer dans les jeux pour navigateurs Web. Faute de succès, Instant Action ferme ses portes. GarageGames se reforme alors, non sans vendre la plupart de ses IP pour récupérer des fonds, ce qui occasionne le retrait du titre.
Les propriétés intellectuelles font leur loi et défont, parfois, les créations. C’est ce qui s’est produit avec le légendaire Tetris et le rachat de la licence par Ubisoft pour son épisode titré Ultimate, ce qui a eu pour effet de détruire Tetris de l’eShop. Du côté de Sega, les droits temporaires d’utilisation de contenu sous licence sont la source de la disparition d’After Burner Climax (le nom des avions pilotables), OutRun Online Arcade (les Ferraris) ou encore Castle of Illusion (Disney). Même cause pour Marvel vs. Capcom 2 et les licences non renouvelées par Capcom, et même sentence pour Konami et ses Beat ’em ups des années 90. Si l’on ajoute le fait qu’une propriété intellectuelle peut varier d’un territoire à un autre, l’impression opaque qui s’échappe de cet ensemble a de quoi faire perdre son latin.
Quand la musique est bonne
Le retrait soudain d’Alan Wake des marchés en ligne, survenu en mai 2017 pour un jeu arrivé 7 ans auparavant, a rappelé que les soucis pouvaient directement émerger de musiques sous licence intégrées au soft. “Pourquoi ne pas juste les supprimer via une mise à jour afin de ne pas retirer le jeu des stores ?”, demandent des fans déboussolés. “C’est massivement plus compliqué que cela” répond Remedy sur son Twitter :
Non, nous n’avons pas les ressources pour revenir sur un jeu vieux de 7 ans et retravailler le code. C’est beaucoup plus compliqué que ce que vous imaginez. Remedy.
Afin de mieux comprendre les négociations de licence et l’intégration de musiques au sein d’univers virtuels, nous sommes partis à la rencontre de Mary Lockwood, Music Supervisor depuis 2012 qui travaille entre autres pour Quantic Dream. “Mon métier, c’est de superviser toute la production liée à la bande-son d’un jeu” nous explique-t-elle. “Je suis le lien entre le réalisateur et le compositeur, et cherche au besoin des musiques additionnelles (licences)”. Ces dernières, qui sont à la source de jeux retirés des stores, sont choisies avec le directeur créatif qui donne son feu vert lorsqu’il aime un morceau. “Une fois la musique sélectionnée, mon rôle est d’identifier les ayants droit, c’est-à-dire les labels, les publishers. Ensuite, je rentre en contact avec eux pour leur présenter le projet. Les négociations varient en fonction du type de demande que nous faisons : une musique pour une bande-annonce ne se négocie pas de la même façon qu’une musique qui sera utilisée ingame. Il faut aussi expliquer les thèmes du jeu, le contexte de la scène où la musique sera utilisée, et ce genre de détails” nous informe Mary. “Une fois que l’on se met d’accord, on établit un budget puis on rédige un contrat, ou plutôt deux contrats : un pour le master, pour utiliser l'enregistrement, et l’autre pour le publishing, les droits d'auteurs. Il est parfois compliqué de retrouver tous les ayants droit, ou d’obtenir les droits à durée indéterminée et pour tous les territoires. Tout cela dépend vraiment du projet et du budget”. Evidemment, toutes les musiques ne coûtent pas les mêmes sommes. “Le prix dépend principalement de la cote de l’artiste”, conclut la jeune Music Supervisor. “Il y a d’autres critères évidemment, mais cela peut coûter de quelques milliers à plusieurs centaines de milliers d’euros”.
C’est pourquoi des légendes sur le retour ont changé leur bande originale, à l’image de ce qu’a fait SEGA sur son Crazy Taxi HD en mettant The Offspring et Bad Religion en sourdine.
NFS, chimie, iono... rideau !
Avons-nous un moyen d’identifier rapidement les jeux qui risquent de disparaître dans un futur proche ? Comme nous l’avons exposé, non, même si les titres utilisant du contenu sous licence sont plus susceptibles de disparaître des marchés en ligne à un moment donné. Existe-t-il des solutions pour corriger ces problèmes, voire faire revenir une œuvre disparue ? Oui, en renouvelant les licences ou en retournant dans le code du jeu pour corriger ce qui doit l’être, même si cela a un coût. C’est ce qui est par exemple arrivé au Deadpool d’Activision, expulsé fin 2013 puis revenu des limbes en 2015. Peut-on tout de même acheter un jeu malgré sa radiation d’un store ? Non, sauf si des codes de téléchargement distribués sur des cartes prépayées se trouvent dans les boutiques, ce qui fut le cas pour le défunt Sega Rally Online Arcade et son code inclus dans le bundle avec le volant sans fil Xbox 360. Les développeurs semblent cependant avoir trouvé des parades pour éviter à l’avenir ce type de déconvenues. Quantum Break de Remedy propose une option pour désactiver les musiques sous licence, officiellement imaginée “pour permettre aux Streamers de diffuser du contenu sans engendrer des conflits liés aux licences”. On se doute cependant que ce procédé permettrait une mise à jour rapide pour supprimer ce contenu sans avoir à retravailler trop longuement le code.
Il faut se rendre à l’évidence : il est actuellement impossible de savoir quels contrats se cachent derrière les contenus qui habitent nos jeux. Les consommateurs seraient pourtant en droit de demander à ce que la durée d’un contenu sous licence soit clairement précisée afin d’éviter toute mauvaise surprise. Les versions physiques - quand elles existent - restent un choix sûr pour trouver un soft balayé d’un marketplace que l’on ne s’est pas encore procuré. Tant que les plateformes en ligne permettent de télécharger des jeux retirés mais déjà achetés, le public s’agite mais accepte. Pourrions-nous cependant imaginer à l’avenir la disparition de ce droit suite à la fermeture d’un service ? Comme le précise Alexandra Koeniguer dans son étude sur le dématérialisé, cette pratique nécessite des “contraintes techniques” et “des coûts” liés au stockage. Ce qui est loin d’être anodin.