Depuis sa plus tendre jeunesse, le jeu vidéo essaye de faire vivre à ses utilisateurs des sensations qu’il ne peut pas retrouver dans sa vie de tous les jours. Certains estiment que cela passe par le réalisme, d’autres par le dépaysement. Chacun à sa petite théorie sur le sujet et nous allons aborder ici celle de l’incarnation ou comment faire vivre des aventures incroyables au joueur en le poussant à ne faire qu’un avec le personnage principal.
Un quotidien à partager
Si l’on ouvre notre cher Larousse à la page des Q, nous pouvons tomber sur le mot "quotidien" qui se définit de la manière suivante : qui relève de la vie de tous les jours et n’a donc rien d’exceptionnel. La routine, nous en avons tous une et ce n’est certainement pas pour découvrir la banalité de celle du voisin que nous nous rendons au cinéma le week-end. Dans les œuvres destinées à divertir, l’ordinaire n’a que rarement sa place, sauf lorsque cela permet à son créateur de mieux mettre l’emphase sur un bouleversement.
Pour prendre un exemple concret, nous pouvons citer le Truman Show. Ce film sorti en 1998 s’ouvre sur la vie de Truman Burbank, un homme comme les autres qui mène une petite vie paisible dans la ville de Seaheaven. Nous le voyons ainsi se lever le matin, saluer ses voisins et rejoindre son bureau de vendeur d’assurances. Cette scène d’exposition possède une double fonction, nous présenter la diégèse, soit l’univers dans lequel se déroulera l’action, mais également nous permettre de plonger dans la vie du héros, de nous identifier un peu plus à lui.
Si ce type d’ouverture n’est pas rare au cinéma ou dans la littérature, c’est un peu moins le cas dans le jeu vidéo qui reste un art plus souvent encré dans la fantaisie. Par exemple, si dans Grim Fandango, nous découvrons Manny Calavera en pénétrant directement dans son quotidien, le cadre fantastique du monde des morts limite l’empathie que nous pouvons ressentir à son égard. Difficile de se mettre à sa place dans cet univers si différent du nôtre.
Bien sûr, le jeu vidéo ne se limite pas à une bataille entre des orcs et des humains au milieu d’un univers "Tolkienesque", certains titres allant lorgner directement du côté du septième art ou de la littérature. Dans les années ’90, un courant a justement travaillé dur pour rendre l’immersion plus forte qu’auparavant. Ce courant, c’est celui des FPS narratifs à univers simulé. Derrière ce terme pompeux et peu académique se cache la famille des shooters se déroulant en un acte, avec un minimum, voire aucune transition, cinématique ou ellipse.
En tête de liste, nous pouvons retrouver l’un des maîtres du genre : Half-Life. Ce jeu développé par Valve est à l’avant-garde de ce style épuré de toute interruption et sa scène d’exposition en est certainement le plus grand exemple. Avec un gameplay réduit à de la simple observation, nous sommes enfermés dans un train parcourant les entrailles d’un centre de recherche situé à Black Mesa, dans le désert du Nouveau Mexique. Durant près de 6 minutes, notre environnement de travail nous est présenté de la manière la plus naturelle qui soit. Une phase contemplative aussi décriée qu’adulée par les joueurs, mais qui a la puissance de nous plonger dans la vie de Gordon Freeman.
Un fois arrivée au bout de notre voyage en train, l’ordre nous est donné d’aller en chambre de test pour… faire notre travail, tout simplement. Après un détour par la salle de repos et le vestiaire, après quelques bonjours échangés avec les collègues, nous sommes fins prêts à retrousser nos manches. En tout juste 15 minutes de jeu au gameplay limité, nous sommes entrés dans la peau et le quotidien du Docteur Freeman. Cette introduction puissante et saluée par la presse de l’époque s’écarte radicalement de ce que les jeux du genre avaient l’habitude de nous proposer.
Une liberté de jugement
En nous jetant de cette manière dans le quotidien banal d’un scientifique, l’équipe de Valve nous laisse seul juge de ce qui se déroule sous nos yeux. Gordon ne parle pas, aucune voix-off n’est là pour nous donner son avis, aucun texte ne vient influencer notre perception de l’univers. Et c’est là toute la puissance du jeu vidéo, il parvient à s’affranchir de composantes politiques peut-être mieux que ses cousins. Dans la littérature, chacun des mots choisis par un auteur donne un sens à son œuvre, il en va de même du côté du cinéma où le montage remplace les mots. Dans un jeu à la première personne tel que Half-Life, seuls les décors et la mise en scène peuvent éventuellement avoir un poids sur l’avis du joueur face à ce qui lui est présenté.
Grace à cette liberté de penser, nous sommes pleinement immergés dans l’aventure et rien ne viendra briser cette immersion. Le joueur incarne Gordon Freeman de bout en bout, ce personnage qui subit, acteur puis simple spectateur des incidents à Black Mesa. Ce n’était pourtant pas quelque chose d’évident au premier abord puisque Marc Laidlaw, scénariste du jeu et écrivain nous avait expliqué que Gabe Newell, PDG de Valve, avait tout d’abord souhaité une approche plus cinématographique :
Les films et le style cinématographique nous ont influencés. Gabe (Newell) voulait réaliser une coupure et montrer les choses du point de vue d'un monstre sur le point de sortir d'une bouche d'aération... Il imaginait quelque chose de très cinématographique. Nous avons pensé jusqu'à très tard dans le développement qu'il y aurait une vue à la troisième personne durant les cinématiques. En fin de compte, quand nous avons réalisé que nous pouvions faire le jeu entier sans utiliser de tels changements de caméras, le style narratif s'est finalement imposé de lui-même. – Marc Laidlaw, scénariste d’Half-Life
Un environnement cohérent et tangible
Ce côté narratif, le fait de tout voir à travers les yeux du héros, Half-Life a décidé de le mixer à de l’action pour créer le cocktail détonant que nous connaissons. Pour la partie RPG, c’est plutôt chez Irrational Games qu’il faut aller chercher. Dirigé par Ken Levine, ce studio lance en 1999 System Shock 2, suite directe du joyau de Looking Glass paru cinq ans plus tôt. Tout comme pouvait le faire son ancêtre, ce titre vous plonge dans une station spatiale infestée de zombies. Avec la pression permanente de rencontrer un ennemi, vous devez vous échapper de cette petite maison des horreurs tout en levant le voile sur les raisons de l'incident.
Il s'agit une nouvelle fois d'un FPS narratif, mais c'est cette fois-ci avec une composante jeu de rôle que les développeurs ont effectué leur mélange. Ici aussi, notre héros est muet (à part pour prononcer ce célèbre mot), ce qui facilite l'identification. Si le contexte futuriste rend l’empathie plus difficile, l’équipe a travaillé à renforcer un peu plus l’immersion en développant un monde vivant et crédible, à la manière d'un RPG. Le Von Braun à bord duquel nous naviguons semble être une reproduction fidèle de ce à quoi ressemblerait une station spatiale dévastée. C’est ici qu’intervient le côté simulé, le monde repose sur des lois tangibles et cohérentes.
Monde simulé puisque les règles ne sont pas liées à une logique de game design, mais plutôt à l’environnement qui nous entoure. Nous ne passons pas au niveau 3 qui nous permet de débloquer le pistolet, mais nous arrivons dans le bureau d’un gardien qui a tenté de lutter contre la menace extraterrestre. À l’article de la mort, celui-ci nous tend son arme. Un peu plus loin, nous découvrons le cadavre d’une femme. En regardant son badge, nous apprenons que son nom était Smith, docteur évoquée quelques instants plus tôt dans une conversation audio trouvée à proximité d’un ordinateur. Bref, dans un environnement simulé, chaque petit détail est à sa place et prend sens au sein d’un écosystème cohérent. Raphael Colantonio, président d’Arkane Studios et directeur créatif de Prey parle de ce concept de la manière suivante :
(En parlant de Prey) On n’a pas vraiment pris des mécaniques des années ’90, on a plutôt pris une philosophie et une structure en fait. Il y a ces valeurs qui moi me touchaient quand je jouais à ces jeux-là, notamment le côté simulé des choses. Je suis dans un environnement où tout a ses petites règles, mais je peux faire les choses à ma façon et l'environnement réagit à ça.
Quand on rencontre un NPC, ce n'est pas forcément un gentil invulnérable qui nous donne une quête, ni un méchant qui nous tire dessus en sortant d’un placard, mais c'est un NPC qui a sa petite vie, sa petite histoire à lui et que l'on peut tuer si on veut.
Quand la liberté mène au doute
Le fait que ce soit le directeur créatif de Prey qui évoque ce concept n’est pas anodin. Ce jeu est l’héritier direct des grands FPS narratifs des années ’90, réutilisant cette recette pour immerger le joueur dans l’univers du Talos 1. À la manière de Gordon Freeman et de son voyage en train, Morgan Yu se réveille dans son appartement avant de prendre l’hélicoptère. Nous découvrons alors un monde futuriste, mais comparable au notre. Notre héros reste au moins autant en retrait que son cousin de Black Mesa, nous laissant seul juge de ce qui se déroule devant nos / ses yeux.
Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’un peu moins de 20 ans séparent Prey et les œuvres dont il s’inspire. Les technologies ayant évoluées, l’environnement que nous avons la liberté d’explorer est évidemment bien plus rempli et crédible que ne pouvait l’être le Von Braun. La simulation atteint ici un nouveau niveau, notamment avec la possibilité de naviguer sur les ordinateurs de l’équipage, de consulter leurs mails, leurs logs audio ou leurs travaux. Comme dans System Shock, les faits relatés dans ces documents sont parfois critiquables, parfois compréhensibles, mais rarement tout blanc ou tout noir. Forcé à analyser lui-même la situation, le joueur n’en est que plus impliqué dans le jeu.
Prey exploite cette liberté de jugement en introduisant la notion de choix moraux au cœur de son gameplay, une façon de porter plus loin le sentiment d’incarnation. Dois-je libérer ce prisonnier présenté comme dangereux ou dois-je le laisser mourir, dévoré par un alien ? Si c’est une mécanique que nous avons déjà vu apparaître dans différents RPG, le fait de l’appliquer à un titre qui ne vous guide que très peu rend son approche très différente. En effet, les développeurs se plaisent à brouiller les pistes, à renverser notre perception manichéenne du bien et du mal. Le héros n’est jamais vraiment sûr de faire le bon choix et pourtant, cela aura une incidence sur le dénouement de l’histoire.
Une recette perfectible
Incarner un personnage, vaste programme. Si en termes de gameplay, cela se fait évidemment plus facilement via une vue à la première personne, du point de vue de la narration, il est clair qu’un certain niveau a été atteint avec ces FPS narratifs. Entrer dans le quotidien d’un personnage, le diriger à travers un univers cohérent, se retrouver face aux mêmes doutes que lui et ce, avec un minimum d’interruptions, voici certainement l’une des meilleures recettes pour répondre à cette problématique.
Comment aller encore plus loin ? Comme nous l’avons vu avec Prey, les technologies et la puissance de calcul permettent évidemment de rendre les mondes virtuels toujours plus réalistes, mais il faut peut-être aller chercher du côté des équipements. Comme une sorte de prolongement direct de la première personne, la réalité virtuelle pourrait pousser encore plus loin cette incarnation en apportant la dimension physique. S’il faudra encore que cette technologie gagne en stabilité afin de garder le joueur en haleine durant plusieurs heures, il s’agit certainement de l’étape ultime dans l’immersion.