En 1991, deux étudiants passionnés de science-fiction et d'intelligence artificielle s'associent pour créer leur propre studio de jeux vidéo. Évoluant sur la scène Mac des années '90, leurs créations passent sous les radars du grand public, et c'est finalement en 2000, avec la première présentation publique de leur nouveau jeu, que la célébrité leur tombe dans les bras. Ce titre, c'est Halo, et le studio, vous l'aurez compris, n'est autre que Bungie. Le temps d'une journée, le studio nous a ouvert ses portes : l'occasion de découvrir les lieux bien évidemment, mais surtout de discuter avec les équipes, et d'évoquer le passé, le présent et le futur de ce grand nom du jeu vidéo.
Lorsque les jeunes Alex Seropian et Jason Jones étaient occupés à plier eux-mêmes les jaquettes de Minotaur: The Labyrinth of Crete (1992), leur nouveau FPS, se doutaient-ils qu'un jour Bungie serait l'un des studios les plus connus de l'industrie ? Probablement pas. D'ailleurs, aujourd'hui encore, les membres de l'équipe dirigeante semblent avoir du mal à y croire. Créé à Chicago par les deux étudiants, le studio avait ensuite déménagé dans l'État de Washington, près de Redmond, le fief de Microsoft. Avec Halo, sur lequel le géant de l'informatique avait décidé de capitaliser, Bungie glissait subitement sous les spotlights, une place à laquelle il ne s'est jamais vraiment habitué. Le studio a toujours aimé cultiver l'image d'une bande de sales gosses, bossant dans leurs coins sur des jeux qu'ils adorent. Quelque chose qui n'a pas vraiment changé aujourd'hui, a fortiori maintenant que Bungie s'est complètement détaché de Microsoft et de la marque Xbox, à laquelle la vie du studio a été liée pendant 10 ans. Ce qui a changé, en revanche, ce sont les moyens, et les effectifs.
Un studio gigantesque
Lorsque je suis arrivé, pour Halo 3, je crois que nous étions une centaine. Lorsque nous sommes passés de Halo Reach à Destiny, nous étions entre 150 et 170, nous construisions l’infrastructure pour être un studio indépendant, nous avons monté une équipe de testing, une autre pour l'analyse, la recherche... Et maintenant nous sommes 600 !
C'est ce que me confiait Jonty Barnes, le numéro 2 du studio, et lui-même semblait trouver ce chiffre surréaliste. Lorsque Bungie travaillait main dans la main avec Microsoft, il pouvait compter sur son aide pour à peu près tout ce qu'il ne savait pas faire. Ou ne pouvait pas faire. Mais lorsque le contrat liant les deux entreprises est arrivé à son terme, il a bien fallu trouver des solutions. Ce qui est passé par une première phase de recrutement. Puis une autre. Et encore une autre. « Destiny nous a demandé énormément, je crois que l'on mesurait mal l'ampleur de la tâche » explique Barnes en rigolant. Tous ces gens, il a bien fallu les payer. Pour cela, le studio s'est associé à un grand nom de l'édition : Activision. Une nouvelle qui avait fait grincer quelques dents, à l'époque. Pourtant, chez Bungie, on estime que le studio est toujours un « studio indépendant ». Mais pas au sens (assez galvaudé d'ailleurs) où on l'entend aujourd'hui. Si Activision distribue le jeu, l'éditeur n'a, de l'avis de ceux qui y travaillent, que peu d'emprise sur Bungie, et les différentes décisions qui sont prises concernant Destiny.
« Au moment de signer notre contrat avec Microsoft, nous nous étions mis d'accord sur le fait que nous redeviendrons indépendants. » Jonty Barnes
Cette indépendance effective a un prix : le studio a dû recruter massivement, et apprendre à faire soi-même beaucoup de choses. C'est assez rare pour être signalé : Bungie dispose de son propre studio de motion-capture. Une salle bricolée par les techniciens de l'entreprise, qui étaient particulièrement fiers de nous présenter leurs petites trouvailles, et leurs petits bricolages maison. Comme ce squelette de BR de Halo 3, créé à partir de tiges de fer et d'un antique Nintendo Zapper, le pistolet de la NES. Pour les séquences de captures, il n'est pas nécessaire se créer des répliques exactes puisque seuls les mouvements des acteurs comptent vraiment. Alors on fait le minimum, économisant temps et argent. Mais pas au détriment de la qualité : le pseudo-BR était particulièrement lourd, selon la volonté des réalisateurs. Il faut qu'à l'image, l'acteur donne l'impression de manipuler une arme qui pèse son poids, quelque chose qu'il est difficile de simuler.
« Je suis fier de travailler chez Bungie »
Pourtant, les répliques, ce n'est pas ce qui manque chez Bungie. Le studio est extrêmement fier de son histoire, et des jeux de son catalogue. Il suffit de se présenter à l'accueil pour le constater : sur le comptoir trône fièrement une armure d'ODST. Le grand couloir du rez-de-chaussée, qui mène notamment à l'auditorium et au studio de motion-capture, est tapissé de bannières aux couleurs de Destiny. Après avoir croisé l'inquiétante statue à échelle réelle d'un Capitaine Déchu, le visiteur découvre un véritable petit musée, à la gloire du studio. Operation Desert Storm, Pathways Into Darkness, Minotaur, Marathon, Myth, Oni, Halo, Destiny... Ils sont tous là. Derrière d'épaisses vitrines sont exposées des copies des jeux, bien sûr, mais aussi une vaste collection d'objets en lien avec leurs univers. Plus loin, on découvre une autre vitrine, où s'entassent les différents prix gagnés par Bungie au cours de son histoire.
Il règne chez Bungie un sentiment de bonheur et d'allégresse assez étonnant, assez loin de ce que l'on pourrait attendre d'un studio qui travaille sur l'un des AAA les plus coûteux du moment. Chaque employé semble heureux et fier de travailler chez Bungie. Soit parce qu'ils ont participé à bâtir ce qu'il est aujourd'hui, soit parce qu'ils étaient fans des précédents jeux du studio. C'est le cas de Jonty Barnes, arrivé en 2006 :
Je suis arrivé au milieu du développement de Halo 3, en tant qu'executive producer. J'étais un immense fan de Halo, de Bungie, et ils cherchaient quelqu'un pour diriger l'équipe de production. Qui aurait refusé l'opportunité d'être producer sur Halo 3 ? Je n'ai même pas regardé derrière moi.
Même son de cloche du côté de Stéphane Arlot, l'un des deux Français travaillant chez Bungie.
C'est vraiment une bonne boîte. Je suis arrivé chez Bungie en mai 2015, j'ai transitionné de Nintendo à Bungie, parce que je voulais travailler dans un studio un peu plus petit. Et aussi travailler sur un jeu en particulier. Je suis très fier de travailler chez Bungie, qui depuis 25 ans laisse une marque indélébile dans le monde du jeu vidéo.
Stéphane n'est pas un cas isolé : beaucoup d'autres ont quitté un autre grand nom du jeu vidéo pour venir travailler chez Bungie. Le studio, aujourd'hui basé à Bellevue, dans la banlieue de Seattle, n'est pas le seul dans la région, loin de là. À quelques pas de là, on trouve notamment Sucker Punch (la série InFamous), Nintendo of America... ou encore 343 Industries (Halo), installé à Kirkland, la ville voisine. Comme partout dans le monde du travail, les employés vont et viennent, au gré des contrats, des envies et des projets de chacun. C'est en discutant avec Steve Cotton, l'homme en charge de toute la partie artistique du multijoueur du jeu, que l'on prend conscience de cette réalité. En marge des interviews officielles, nous avons pu nous échanger avec lui et Lars Bekken (Senior Designer et responsable du PvP de Destiny). Cotton est un ancien de Bungie. En 2003, l'homme travaillait déjà sur les maps de Halo 2 : autant dire qu'il connaît bien l'histoire du studio, mais aussi les coulisses de l'industrie. « Même si c'est du jeu vidéo, ça reste le monde du travail. Des gens viennent, partent, comme dans n'importe quel secteur » Et de rajouter ensuite « on a ici pas mal d'anciens de chez 343 Industries ».
Le spectre de Halo
343 Industries est en quelque sorte le petit frère de Bungie. Créé en 2009, le studio est monté de toutes pièces par Microsoft pour récupérer la franchise Halo, qui appartient à la firme de Redmond. Comme me l'a rappelé Cotton, peu d'employés de Bungie sont partis pour rejoindre 343 Industries, à l'époque. Le départ le plus important était sans doute celui de Franck O'Connor, le gardien du temple en quelque sorte. Aujourd'hui, Halo continue son petit bonhomme de chemin, loin de ses parents. Et cela ne semble poser aucun problème.
« C'est toujours intéressant quand vous voyez évoluer un jeu sur lequel vous avez travaillé, avec une équipe qui continue de construire sur cette franchise. C'est toujours amusant de redevenir le joueur, c'est ce qui m'a conduit chez Bungie à la base. » Jonty Barnes
Même si Bungie ne développe plus Halo, le Master Chief est omniprésent chez Bungie. On pourrait croire que le studio a mal vécu cette séparation, qu'il ne veut plus entendre parler de cette licence. C'est exactement l'inverse. Le Spartan 117 est absolument partout, et l'on retrouve ici et là de nombreux objets, posters, ou statues se rapportant à l'univers de Halo. Les employés, qui pour la plupart portent des t-shirts ou des hoodies en lien avec l'histoire de Bungie, affichent sans gêne les couleurs de l'UNSC sur leurs vêtements. Bungie a créé Halo, l'une des licences les plus populaires des années 2000, et il en est extrêmement fier.
« C'est un gros morceau de notre histoire et nous en sommes très fier. » Jonty Barnes, au sujet de Halo
Quelles relations entretiennent aujourd'hui 343 Industries et Bungie ? Difficile à juger, mais les relations sont plutôt bonnes, comme nous l'ont confirmé Steve Cotton et Jonty Barnes. « Nous avons de bonnes relations. Développer des jeux vidéo, c'est vraiment dur, mais heureusement dans les alentours il y a beaucoup de développeurs qui sont amis, qui comprennent les challenges » m'explique Barnes. Et d'ajouter qu'il a joué à Halo 5, et qu'il « a aimé ça ».
« Voir un jeu que vous avez créé continuer d'exister, c'est quelque chose de très gratifiant. » Jonty Barnes
« Je crois que vous apprenez toujours des jeux que vous avez créés. Et vous apprenez aussi en jouant à d'autres jeux » ajoutera Barnes, au cours de l'entretien. Et effectivement, difficile de ne pas valider ses propos lorsque l'on a joué à Destiny.
Le jeu de toute une vie
Destiny, l'alpha et l’oméga du travail créatif de Bungie. Une réflexion argumentée par un dossier (que vous pouvez retrouver ici), et présentée à Chris Barrett, l'art director du jeu. Barrett fait partie des plus vieux employés de Bungie. Arrivé en 1999, il a été de toutes les batailles, ou presque, et participe à donner à chacun des jeux du studio cette patte visuelle qui fait l'identité du studio.
Il y a beaucoup d'éléments de Halo, de Marathon, de Minotaur, de Myth... Plus que tout, on aime lire, on aime les films populaires. Destiny est vraiment une combinaison des choses que l'on aime. Beaucoup de gens qui ont bossé sur ces jeux travaillent maintenant sur Destiny. Donc oui, je pense que c'est une très bonne analyse.
Destiny regroupe en un seul titre tout ce qui semble passionner Bungie depuis sa création : la science-fiction, la portée sociale/multijoueur (en 1992, Minotaur : The Labyrinths of Crete, proposait déjà un mode multijoueur online) de leurs titres, et un intérêt certain pour les thématiques religieuses, mythologiques, mystiques. Si les Déchus, les Vex ou les Cabals viennent clairement de la science-fiction classique, difficile d'être aussi catégorique concernant les ennemis de la Ruche. Aliens ou démons, difficile de savoir comment définir Oryx et ses troupes. Le design du Roi des Corrompus évoque les démons ailés de l'imagerie chrétienne, mais attaque notre système solaire à bord de gigantesques vaisseaux... faits de chitine. Ses troupes manipulent autant les canons laser que de gigantesques épées, et comptent autant sur la technologie que sur la magie pour vaincre ses ennemis.
Plus encore que ses prédécesseurs, de Pathways Into Darkness en passant par Marathon, jusqu'à Halo, Destiny est un jeu très chargé en connotations religieuses. Et notamment chrétiennes. Les Gardiens ne sont rien d'autre qu'une version moderne de l'idéal du chevalier, comme on le fantasmait au XIIIème siècle. Défendant la veuve et l'orphelin, et combattant les forces du mal, au nom de Dieu (un sujet abordé plus en détail dans cet article). David Dague, le community manager de Bungie plus connu sous le pseudo DeeJ, m'expliquait que Halo avait probablement moins fonctionné en dehors des USA parce qu'il avait une imagerie très « US Army », avec « des Marines qui font « Bouyaaah » ». L'idée, avec Destiny, était donc de créer quelque chose de plus universel. Et donc en allant chercher du côté du christianisme ? Pas assez universel encore, à en croire Chris Barrett, qui refuse de voir en Destiny une métaphore moderne de la littérature chrétienne du Moyen Âge. Pourtant, comme il le concédera lui-même, Jason Jones est un passionné d'Histoire. Le cofondateur de Bungie occupe un poste design lead sur Destiny, et forcément, sa parole, ses idées et ses inspirations ont un poids, comme dans toutes les productions du studio. Dans les jeux, mais pas uniquement. En déambulant dans les différents open-space, le visiteur remarquera probablement, ici et là, de nombreuses épées, souvent posées contre des bureaux ou accrochées par la garde à des portemanteaux. On m'apprendra plus tard qu'en arrivant chez Bungie, chaque nouvel employé se voit remettre une épée en bois. Au fil des années, cette épée est amenée à évoluer : les plus anciens sont assez fiers d'exhiber d'énormes épées à deux mains, en acier. Une idée de Jones.
Mais Barrett assure que Destiny puise son inspiration de nombreuses mythologies, afin de toucher le plus de joueurs possible, y compris ceux qui ne seraient pas sensibles à une symbolique exclusivement chrétienne. « Toucher le plus de joueurs possible », une phrase entendue à plusieurs reprises lors de cette visite. Comme si les débuts du studio, sur Mac, avait traumatisé le studio.
« Toucher le plus de joueurs possible »
Historiquement lié à Apple, puis à Microsoft, Bungie s'est aujourd'hui acoquiné à PlayStation. Les versions PlayStation de Destiny proposent quelques exclusivités auxquelles n'ont pas droit les joueurs Xbox. Une annonce qui n'avait pas manquer de faire réagir. Certains y voyaient la preuve de tensions existantes entre le studio et son ancien allié. Il n'en est rien, comme nous l'a expliqué Jonty Barnes. « La relation avec Microsoft continue d'être très forte », rapporte-il. Mais au moment de choisir un partenaire, de nombreux paramètres entrent en compte.
Ce qui nous intéresse, c'est de toucher le plus de joueurs possible. C'est notre priorité. Et l'on cherche les meilleurs partenaires possibles, pour faire les meilleurs jeux possibles. C'est très important dans les discussions. Nous avons un partenariat avec Activision, on a d'excellentes relations avec eux. Chaque stratégie de partenariat, c'est une discussion en interne et avec notre éditeur. Sony a été un excellent partenaire, nous avons pu les impliquer dans des discussions concernant le hardware, on a pu parler de notre vision pour Destiny, et ils sont allés encore plus loin, cela nous a motivé.
Un partenariat qui a semble-t-il fonctionné. Outre les très bons résultats de Destiny (ventes, nombres de joueurs actifs, etc), le jeu a également mis un bon coup de pied aux fesses des ventes PS4, aux USA, avant et après la sortie du jeu. Pour autant, Barnes estime que le studio « se soucie de toute son audience, où qu'elle se trouve. Sur Xbox, sur PlayStation, peu importe ».
Un cap à tenir, et à tenir secret
Il faut les préciser : l'essentiel des photos que vous avez pu voir dans cet article a été fourni par Bungie. Interdiction de photographier ou même de filmer, à l'intérieur des zones de travail. Une raison à cela : une partie des équipes travaillent sur la suite de Destiny, qu'il convient d'appeler Destiny 2 pour le moment. Comme dit en introduction, Bungie a longtemps su cultiver cette image de « sales gosses », mais pas uniquement : le studio a toujours aimé le secret. Et semble vivre comme coupé du reste du monde, trop occupé à travailler. Stéphane, le Français travaillant au département Localisation de Bungie, m'a longuement interrogé au sujet de Destiny, précisant qu'il est parfois difficile pour eux de connaitre l'avis des joueurs. Et Barnes d'ajouter, en guise de confirmation : « Chaque jour on est très surpris de voir le jeu passer dans les news, de voir l'enthousiasme des joueurs ».
Il faudra attendre bien des mois avant d'entendre parler plus concrètement de cette suite. Mais la stratégie est claire. Barnes confiait : « Je passe beaucoup de temps à penser à 2018. Nous avons une roadmap pour Destiny, depuis plusieurs années, et on apprend beaucoup des jeux que l'on crée », avant d'ajouter « Nous avons un plan plutôt précis des choses que l'on veut voir dans le jeu, en lesquelles on a confiance ». Nous n'en saurons pas plus : il faudra donc prendre son mal en patience.
« On le dit souvent mais on fait des jeux auxquels on voudrait jouer en tant que gamers. Destiny est ce que Bungie est déterminé à faire, c'est le jeu qu'ils veulent faire » Jonty Barnes