De tout temps les auteurs et créatifs de tout bord se sont confortés dans cette envie de nous transporter dans un monde créé de toute pièce, une bulle en dehors de l’espace et du temps, un univers auto-suffisant. Et les exemples sont légions, devenant une norme dans l’esprit fertile des artistes en herbe : protéger envers et contre tous la cohérence et l’indépendance de leur création au point de rompre tous liens avec le réel. Et pourtant d’irréductibles “non pas gaulois” mais maîtres de la plume, de la verve et plus récemment de la vidéo et de l’interactivité se sont employés à briser un quatrième mur de plus en plus friable.
Le théâtre, art précurseur se transmettant oralement… la littérature et son rythme ô combien personnel… le cinéma et sa consommation sur le vif… les attaques contre le concept même de quatrième mur se sont multipliées à mesure que les Arts gagnaient en expérience, exploitant les thèmes, les genres, les situations pour finalement percuter ce mur les privant de liberté de par des contraintes d'espace.
Le quatrième mur : un concept séculaire
Concept venu du théâtre, le quatrième mur désigne ce mur imaginaire séparant la scène des spectateurs renforçant cette suspension volontaire de l’incrédulité, pilier de l’immersion ; concept formulé pour la première fois par le philosophe Denis Diderot et repris durant le siècle qui suivit avec la montée en puissance du théâtre dit “réaliste”. Vous avez d’ores et déjà entendu au détour d’une conversation l’expression “Briser le quatrième mur”, quatre mots faisant référence aux comédiens qui s’adressent directement au public ou reconnaissent leur existence dans l’univers fictif mis en place.
“Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas.” Un Diderot qui n’aurait pu être plus clair pour un concept au demeurant abstrait et rejoint dans son propos par Henri Beyle connu sous le pseudonyme de Stendhal (Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme) : “L’action se passe dans une salle dont un des murs a été enlevé par la baguette magique de Melpomène, et remplacé par le parterre.” D’un point de vue pratique, le quatrième mur est un écran imaginaire parallèle au mur ou rideau du fond de scène, il se situe entre les “planches” où piétinent les acteurs et les fauteuils où se détend le public.
Les Arts ont évolué au fil de décennies, des siècles… tout comme les médias qui les diffusent. Le concept même de “Quatrième mur” a suivi ces évolutions majeures, s’adaptant au format télévisuel, cinématographique, vidéoludique, comics… tout en conservant sa marque de fabrique, celle d’impliquer directement le lecteur, le joueur… de s’adresser à lui et de transgresser cette règle tacite des récits réalistes (Ne pas transgresser le quatrième mur sous peine de briser l’illusion réaliste) et ainsi brûler le contrat narratif signé implicitement par le spectateur et garantissant la suspension volontaire d’incrédulité citée ci-dessus.
Et lorsque ce pilier de l’immersion explose sous les vers, les mots, les dialogues d’un personnage, certaines oeuvres se démarquent, certains personnages se gravent dans nos mémoires… au point de devenir les porte-étendards de ce mouvement.
De l'imaginaire au réel... briques après briques
Vous l’aurez compris, briser le quatrième mur remonte aux origines de l’Art ou tout du moins du théâtre puis a infecté les arts voisins avec la ferme volonté d’enfreindre les règles, de corrompre les artistes et finalement les libérer de toutes contraintes. La littérature a bien entendu fait les frais de cette tendance mais attardons-nous sur les formats plus récents… la bande-dessinée et le cinéma.
Un personnage représente à lui seul cette destruction du quatrième mur et de ce qu’il représente, ce fossé creusé entre le consommateur et l’oeuvre. Affublé d’une tenue rouge vif d’une “discrétion sans nom”, d’un pouvoir de régénération exacerbé, d’un humour grinçant bien souvent en dessous de la ceinture, Deadpool balance aux visages des lecteurs bulles après bulles les débris de son quatrième mur. Et cette propension à savoir qu’il n’est rien d‘autre qu’un personnage de fiction fait de Deadpool un être à part dans l’écurie Marvel. Le jeu vidéo développé par High Moon Studios et édité par Activision avait su transposer cette faculté à interloquer le joueur et le film à venir en février 2016 devrait perpétuer cette tradition sous peine de dénaturer une nouvelle fois le héros le moins politiquement correct du marché comics.
Et le cinéma n'est pas en reste. De nombreux films portés sur l'autel de la créativité voire du génie exploitèrent ce postulat de départ : briser le quatrième mur avec une redondance certaine. Fight Club, film culte pour toute une génération de “Ikea Maniac” allaitée à la violence, nourrissait son anticonformisme en s’adressant directement au public à travers le personnage incarné par Edward Norton faisant de l’exposition comme dans cette scène où il tentait d’expliquer ce que fait Tyler Durden dans la vie. Et les exemples pleuvent... le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Jay et Silent bob contre-attaquent, Lord of war… le cinéma, par envie d’emprunter des sentiers moins éculés ou par nécessité de se renouveler, plonge la tête la première dans le mur le séparant du spectateur.
La chute du mur vidéoludique
Le jeu vidéo embrassa cette mode également et certains titres sont ainsi entrés au panthéon vidéoludique en restant dans les mémoires des joueurs pour leur capacité à tendre la main et toucher du doigt le joueur dissimulé derrière son écran. De nombreux jeux vidéo ont incorporé à leur gameplay, à leur expérience de jeu ce lien si particulier avec le réel.
Un quatrième mur mis à mal
Il serait impossible de lister l’intégralité des titres usant à tord ou à raison de ce type de procédés. Parler directement au joueur, le narguer, le mener en bateau, interagir avec son écran et ses sauvegardes… savoir que le héros connaît sa nature de personnage virtuel… les applications sont multiples et agrémentent l’expérience de jeu lorsqu’elles sont intégrées avec intelligence ou parcimonie.
Spec Ops : The Line, sous ses airs de Call of Duty à la troisième personne se voulait bien plus subtile qu’il n’y paraissait. A plusieurs reprises, sous couvert d’agir en suivant les plots déposés par les game designers, le joueur agissait en toute impunité, accomplissant des actes sanglants au point de calciner des civils sous une pluie de phosphore. Dans la foulée, le titre du studio Yager vous ramènait à la raison par d’habiles rappels à l’ordre, vous mettait face à vos décisions lors des écrans de chargement entre autres : “L'armée américaine ne tolère pas le meurtre de combattants désarmés. Mais ce n’est pas réel, alors pourquoi devriez vous vous en préoccuper ?”. Détourner les principes de narration pour chahuter le joueur, le perdre entre réalité et fiction… Max Payne s’offrait une approche similaire, le policier admettant à la fin de l’Acte 1 son statut de héros de roman graphique.
Trembler, sursauter, appréhender… la peur est un pilier majeur du jeu vidéo, un genre immersif au possible dépassant le simple cadre du gameplay pour toucher au ressenti, le triturer par une tension de chaque instant, de longs moments d’attente avant un dénouement ponctué d’un cri déchirant la nuit. Eternal Darkness : Sanity's Requiem s’amusait avec le joueur, le taquinait dans une pénombre de circonstance et finissait par jouer avec ses nerfs et ses sauvegardes en lui offrant deux options : supprimer ses sauvegardes ou continuer sans sauvegarder… Autant dire que le palpitant s’accélérait au point de tambouriner aux portes de votre poitrail. Pony Island, quant à lui, mêlait narration et gameplay avec la volonté de brouiller les pistes, de mixer réel et virtuel le temps d’une évasion au coeur d’une borne d’arcade malveillante. Le titre de Daniel Mullins utilisait vos amis Steam et créait de fausses conversations à votre insu. Et ces expériences vidéoludiques ne sont pas des exceptions mais bien une manière de consommer le jeu vidéo, de le vivre et de le transmettre par la narration et ou le gameplay.
Bande-annonce de Pony Island
La fusion du virtuel et du réel
Metal Gear Solid, sorti en février 1999, est sans aucun doute le jeu qui restera gravé dans notre inconscient, le jeu qui aura su exploser cet écran nous séparant de Solid Snake avec panache et créativité… un titre conçu par Hideo Kojima se jouant des mécaniques inhérentes au jeu vidéo, titillant les joueurs et brisant ce quatrième mur de la manière la plus mémorable qui soit. Le combat de boss face à Psycho Mantis, un moment vidéoludique en apesanteur avec ce changement de port manette qui aura marqué des millions de joueurs. Psycho Mantis pénétrait votre esprit avant le combat en scrutant votre Carte Mémoire et indiquait les sauvegardes des jeux Konami présentes dessus telles que Suikoden, Azure Dreams, Castlevania : Symphony of the Night, Vandal Hearts… avant de faire vibrer votre manette, preuve de son contrôle mental sur le monde réel. Voir des personnages fictifs agir dans notre monde et réagir en conséquence afin de défaire un ennemi virtuel... une manière de briser le quatrième mur en y incorporant une interactivité qui manquait cruellement au théâtre et au cinéma.
Dans The Stanley Parable, jeu d’exploration parodiant les mécaniques de choix si chères aux joueurs, un narrateur vous dictait la marche à suivre, suivait vos faits et gestes avec minutie. De par le contrôle du personnage principal “Stanley”, vous tentiez d’échapper à l’emprise de cet être omniscient au point de réaliser que tout n’est qu’illusion… vos choix, vos actions… nous n’étiez qu’un pion sur l’échiquier d’un développeur qui avait toujours un coup d’avance sur vous, avait anticipé votre progression. Galactic Cafe s’adressait directement à vous, vous conseillait, s’afférait à vous faire rentrer dans le rang. Bien qu’aux commandes de l’avatar, le joueur n’était qu’une marionnette entre les mains d’un “scénariste”. The Stanley Parable s’apparentait à une apologie d’un quatrième mur s’effondrant sur lui même, une expérience hors norme démontrant qu’il n’y a pas de choix au-delà de la volonté des développeurs.
Extrait de gameplay de The Stanley Parable
P.S. De nombreux jeux ont brisé le quatrième mur au fil des années, en voici une liste non exhaustive à parcourir sans modération : South Park : Le Bâton de la Vérité, The Nomad Soul, Conker's Bad Fur Day, Far Cry 3 : Blood Dragon...
Le quatrième mur aussi solide soit-il a cédé aux assauts à répétition des films, jeux vidéo et autres bandes-dessinées pour exploser en morceaux et donner naissance à des oeuvres devenues cultes depuis. The Stanley Parable, Metal Gear Solid, Fight Club et Deadpool, pour ne citer qu’eux, ont su exploiter le filon et changer la donne que ce soit en terme de narration ou de gameplay. Cependant, malgré quelques exceptions marquantes, l’exploitation de ce lien être réel et virtuel n'en est qu'à ses balbutiements, en espérant profiter d'oeuvres qui s'ouvriront à des concepts novateurs dans les années à venir.