Si l'on admet que l'Homme ne doit sa survie et son évolution qu'à sa capacité d'adaptation, il peut être tentant de dire qu'il existe, de la même façon, une sorte de sélection naturelle du jeu vidéo qui explique la pérennité ou bien l'extinction pure et simple de certaines séries. Quand on s'intéresse à la question, il peut ainsi presque sembler évident de penser qu'une série de jeux vidéo se doit, à un moment ou un autre de son existence, opérer une transformation significative pour évoluer avec son époque afin de continuer à satisfaire un public dont les générations se renouvellent sans arrêt. Mais le jeu vidéo est loin d'être une science exacte, ou même simplement une science, et en creusant davantage le sujet, on s'aperçoit que cette prétendue évolution salvatrice n'est peut-être pas forcément dans l'intérêt de tous.
Micro-trottoir sur la nécessité de moderniser une série
Le coeur ou la raison ?
Pour la petite histoire, et afin que vous compreniez mieux de quoi il est question ici, il faut préciser que l'origine de ce débat trouve sa source dans un bref échange de messages privés survenu avec un internaute suite à la publication de mon test de Disgaea 5. Bien que nous soyons tous les deux d'accord sur les qualités intrinsèques du jeu, il paraissait aberrant aux yeux de ce grand amoureux de la série de pointer du doigt (une fois encore) le caratère immuable de cet épisode sur le plan de sa réalisation et, dans une moindre mesure, de sa conception générale. A l'inverse, ayant pour mission d'évaluer avec le maximum de recul possible les points les plus perfectibles du jeu, il m'était impossible de ne pas réagir devant l'absence de prise de risques de Nippon Ichi Software, toujours aussi frileux à dépoussiérer sa série de peur de mettre en péril l'efficacité légendaire de celle-ci.
Mon interlocuteur me fait alors remarquer que Disgaea est précisément une série qui s'adresse quasi exclusivement à ses fans les plus inconditionnels, ce en quoi il n'a pas tort compte tenu du caractère ultra conservateur de ces jeux qui ont su s'élever si rapidement parmi l'élite des Tactical-RPG. A partir de là, comment pourrait-on parvenir à trancher entre la volonté délibérée de ne quasiment rien toucher pour rester sur des acquis qui ont depuis longtemps fait leur preuve, caressant ainsi les fans dans le sens du poil, et l'acceptation d'une prise de risque susceptible d'améliorer autant que de condamner une série chère au coeur de millions de joueurs ?
Le trailer du premier Disgaea
On a tous, à un moment ou un autre de notre existence de joueur, été confronté à un dilemme intérieur lorsque notre franchise préférée prenait la liberté d'opérer une transformation radicale, souvent sur le simple prétexte de se moderniser. Combien d'entre nous ont crié au scandale lorsque Nintendo a dévoilé pour la première fois le faciès du Link de The Wind Waker, aux antipodes du héros classieux que l'on s'était imaginé, avant de se raviser pour reconnaître les avantages de ce choix d'un rendu cartoon beaucoup plus expressif ? Certes, tout le monde n'a pas pour autant adopté ce "Toon Link" au détriment de sa version plus mature vue dans Ocarina of Time ou Twilight Princess, et je reconnais pour ma part être encore incapable de les départager. Mais ne faut-il pas saluer Nintendo d'avoir osé prendre le risque de se mettre tous les fans à dos pour donner un vrai coup de fraîcheur à la série ? Aujourd'hui, on peut même dire que la naissance de Toon Link a permis l'émergence de deux branches parallèles d'épisodes de Zelda et qu'elle n'empêche en rien le développement de nouveaux opus plus "matures" et épiques.
Toutes les séries sont-elles bonnes à dépoussiérer ?
Mais revenons à notre débat sur Disgaea. A moins d'être un inconditionnel de la série ou de comparer des screens dévoilant justement les éléments et personnages caractéristiques de chaque opus, rien n'est plus semblable à un screenshot de Disgaea qu'un autre screenshot issu d'un épisode aléatoire de la série. Je vous mets au défi de reconnaître à quel volet appartient tel ou tel screen, simplement en regardant les images ci-dessous (volontairement placées dans le désordre) et vous verrez que la tâche est loin d'être évidente pour le profane.
En conséquence, Disgaea est l'exemple parfait de la franchise ultra conservatrice par excellence, que ses fans ne veulent en aucun cas voir retouchée. Dans la bouche de notre amoureux de la série, la simple évocation d'une refonte graphique pour Disgaea évoque en lui les pires visions de liftings ratés sur ses actrices préférées ! Va encore pour le lissage des sprites qui fait partie des rares améliorations visuelles de la version PS4, mais oser imaginer une transformation plus radicale lui donne littéralement des hauts-le-coeur.
Encore une fois, en citant plusieurs exemples de séries s'étant embourbées dans une refonte catastrophique, souvent lors d'une simple transition vers la 3D, notre fan énonce des arguments qui tiennent la route. Prenons ce bon vieux Valkyrie Profile, par exemple, et reconnaissons que si sa suite a eu le mérite d'expérimenter des choses audacieuses sur le plan du gameplay et d'offrir un rendu visuel parfois exceptionnel, il n'existe pas grand-monde pour dire que Silmeria arrive ne serait-ce qu'à la cheville de son aîné en termes de narration et d'émotions.
Pourtant, là encore, sa plaidoirie peut être facilement contrecarée par d'autres exemples opposés prouvant qu'une refonte peut aussi donner lieu à bien des chefs-d'oeuvre. Qui regrette véritablement le passage à la 3D d'un Zelda Ocarina of Time ou d'un Super Mario 64, devenus pour beaucoup encore plus cultes que leurs brillants aînés ? Même une saga aussi conservatrice que Dragon Quest a su franchir le pas avec réussite en nous offrant un huitième volet en 3D ultra immersif, aussi fascinant sur le plan visuel que respectueux de l'héritage légué par ses prédécesseurs.
Prise de conscience
Mais l'exemple qui m'a paru le plus significatif pour défendre mon point de vue est un jeu qui, au moment de sa sortie, avait entraîné chez moi une véritable prise de conscience selon laquelle il était possible de moderniser de manière radicale le genre du Tactical-RPG sans pour autant que celui-ci ne perde ses valeurs.
Ce titre, c'est Valkyria Chronicles, le premier soft du genre à avoir tenté, avec une efficacité indéniable, de combiner temps réel et tour par tour dans un T-RPG ultra immersif aux environnements 3D. Le tour de force de Valkyria Chronicles est bel et bien d'avoir su comprendre quels étaient les points clefs de ces titres se déroulant traditionnellement case par case, pour les restituer avec encore plus de finesse dans des décors ouverts donnant lieu à des altercations se résolvant suivant ces mêmes notions de tour par tour et de marge d'erreur indissociables du genre. Un argument pertinent que notre opposant reconnaît à sa juste valeur, ayant lui-même succombé aux charmes de ce titre révolutionnaire qui n'a pas rencontré le succès qu'il aurait largement mérité. D'ailleurs, d'autres studios s'y sont par la suite essayé avec moins de réussite, comme on a pu le voir récemment avec Code Name S.T.E.A.M ou Lost Dimension.
Conflit intérieur
Puisque nous avions là la preuve qu'il était possible de concevoir un T-RPG inventif et moderne sans pour autant perdre le charme de ce qui caractérisait le genre, pourquoi Disgaea ne réussirait-il pas lui aussi à opérer un virage décisif susceptible de satisfaire aussi bien les fans de la première heure que les nouvelles générations qui le boudent à cause de sa plastique démodée ? Le jeu vidéo ne doit-il pas définitivement oser la prise de risque s'il veut évoluer, même dans les genres les plus fermés sur eux-mêmes ? Reste que toute grande série, qu'elle soit vidéoludique, littéraire ou cinématographique, fait fatalement l'objet d'un conflit intérieur "amour/haine" qui s'exprime généralement par le refus du changement, comme me le fait alors très justement remarquer mon interlocuteur. Les fans de Star Wars en savent quelque chose, et les exemples sont d'ailleurs si nombreux que chacun devrait en trouver un qui lui parle tout particulièrement. On crie au scandale, on s'insurge, on se braque, et bien souvent on se rend compte que même s'il manque quelque chose d'indéfinissable, on est tout de même heureux de retrouver une partie de ce qu'on a si chèrement défendu, et c'est souvent mieux que l'arrêt pur et simple d'une franchise qui aurait préféré l'extinction à l'évolution.
Et vous, qu'en pensez-vous ? Est-ce sacrilège de toucher aux fondements d'une oeuvre pour la moderniser au risque de la dégrader, ou bien est-ce une étape clef de son évolution, un passage obligé pour lui éviter de s'éteindre avec le temps, quels qu'en soient les dangers ?
Note : Merci à Vianney dont le point de vue inconditionnel sur la série Disgaea m'a inspiré l'idée de ce sujet.