Marquée au fer rouge par certains échecs ayant retenti durant des décennies, l’industrie vidéoludique est ponctuée de ces faillites, de ces crises financières ayant anéanti le désir de création de développeurs et éditeurs aux épaules trop frêles. Chute Libre reviendra article après article sur les plus grands naufrages du jeu vidéo : Sierra, THQ, Sega, Kalisto … Afin de poursuivre cet effeuillage d’échecs, attardons-nous sur l’éditeur américain ayant disparu… ou presque en 2008.
La naissance du rêve américain
Toute légende prend vie dans les flammes de la créativité, une volonté s’embrasant par une simple étincelle… une idée… une envie. Encore développeur pour IBM, Ken Williams acheta en 1979 un ordinateur Apple II dans le simple but de concevoir un compilateur pour ladite machine. Au même moment, sa femme Roberta se détendait avec des jeux d’aventure textuels sur cet Apple II tout en rêvant à des titres bien plus graphiques, se libérant ainsi du dictât “100% texte” pour offrir une expérience plus immersive aux aventuriers du clavier. Un développeur et une force créative, il n’en fallait pas plus pour que On-Line Systems voit le jour à l’orée des 80’s à Simi Valley en Californie. Ce couple mû par l’envie de présenter au monde leur vision d’une expérience vidéoludique lança pas moins de 10 jeux en l’espace de 2 ans. Après plusieurs succès incluant le tout premier jeu d’aventure graphique Mystery House, On-Line Systems fut renommé Sierra On-Line en 1982. Cette société pourtant jeune avait le potentiel pour conquérir le marché naissant du jeu vidéo.
3 mois suffirent pour concevoir, développer et lancer Mystery House en 1980, premier titre de la série Hi-Res Adventure. Roberta écrit le script en moins d'un mois puis réussit à convaincre son mari de lui apporter son aide quant au développement. Ken accepta et se pencha sur le titre le soir après ses journées de travail, Roberta travaillant de son côté sur le texte et les graphismes et dictant à sa moitié ce qu’elle souhaitait et la manière d’intégrer le “gameplay”. Malgré ses graphismes primaires et les balbutiements d’une première réalisation, Mystery House connut un succès immédiat avec 15.000 copies vendues pour un gain de 167.000 dollars. Convaincus du potentiel de leurs productions, Ken et Roberta poursuivirent leur ascension. La série Hi-Res Adventure accueillit dans les mois qui suivirent Mission Asteroid puis Wizard and The Princess (connu également sous le titre “Adventure in Serenia”), considéré à juste titre comme un prélude à la saga King’s Quest. Et Sierra On-Line persévera. Entre 1981 et 1982, de nombreux titres virent le jour, le studio californien se relevant assurément les manches. Une période faste qui donna le jour à Cranston Manor, Ulysses and the Golden Fieece, Time Zone ou encore Dark Crystal.
1983, une année charnière pour Sierra On-Line. IBM souhaitait poser un pied sur le marché des micro-ordinateurs avec son PCjr “PC Junior”, une machine à destination des salons des familles américaines. La nécessité d’étayer son catalogue de logiciels et de proposer une expérience inédite allait de pair. Le constructeur contacta le studio de Ken et Roberta Williams pour la création d’un jeu d’aventure et s’engagea à financer le développement du titre, à payer des royalties et à couvrir les frais marketing. En résumé, IBM déroulait le tapis rouge et offrait à Sierra On-Line un pont en or vers la renommée. Novateur à bien des égards (graphismes animés, un semblant de perspective 3D pour le personnage principal…), ce projet marqua un tournant dans la destinée du studio. King's Quest, au-delà du franc succès qu’il rencontra à sa sortie durant l’été 1984, permit à Sierra de concevoir un système de développement propre au studio et appelé Adventure Game Interpreter, en d’autres termes un outil pour faciliter la production de jeux et industrialiser en partie le processus créatif. 2 ans plus tard, en octobre 1986, Space Quest : The Sarien Encounter débarqua sur la planète jeu vidéo, offrant à Sierra un énième succès.
L’âge d’or de l’aventure interactive
Les années 80 entamaient leur chant du cygne tandis que Sierra On-Line s’affirmait comme un ponte de la production de jeux vidéo aux Etats-Unis et à travers le monde. Et 1987 en est le parfait exemple. 12 petits mois qui donnèrent à la société créée par les Williams une aura sans précédent. La première pierre portée à l’édifice prit la forme d’un magazine papier, initialement nommé The Sierra Newsletter avant de changer de nom pour des raisons de droits en 1991, la parution d’InterAction prenant fin en 1999. Après le Roi et l’Espace, la Police entrait dans le catalogue du studio. Police Quest : In Pursuit of the Death Angel avait pour particularité d’avoir à la tête du projet un véritable officier de police à la retraite pour un jeu plus vrai que nature. Mais 1987 fut marqué avant tout par l’arrivée sur nos ordinateurs de la luxure interactive souillant clavier et souris. Initié par Ken lui-même, Leisure Suit Larry in the Land of the Lounge Lizards sortit de sa coquille. Sierra On-Line venait de lancer la franchise la plus tendancieuse des années 90 encore en devenir.
Après la sortie de Quest for Glory en 1989, titre à la croisée du jeu d’aventure et du RPG, puis de King’s Quest V en 1990, premier soft du studio à dépasser les 500.000 unités vendues, Sierra On-Line dut se résoudre à quitter ses locaux situés à Oakhurst pour rejoindre Bellevue dans l’état de Washington afin d’accroître ses activités, autant en production qu’en édition. A cette époque, la société se composait de 5 divisions autonomes partageant les canaux de production, de distribution et de vente : Sierra Publishing, Sierra Northwest Dynamix, Bright Star Technology et Coktel Vision. En 1995, le chiffre d’affaire de Sierra prouvait si besoin son succès grandissant. 83 millions de dollars, soit une croissance de près de 20%, pour 12 millions de bénéfices. Et la société ne comptait en aucun cas s’arrêter en si bon chemin. Cette même année, Sierra entama une collaboration avec Pioneer Electric Corp sous la forme d’une entreprise possédée à la fois par Sierra et son partenaire japonais : Sierra Venture. Cette “venture” avait pour objectif de conquérir le pays du soleil levant. Entre réédition des précédents succès de Sierra et conception de titres à destinations des japonais, la conquête du sud-est asiatique débutait. Mais que serait 1995 sans Phantasmagoria, le projet le plus ambitieux de Sierra à l'époque ? Ce jeu d’aventure attendu par les fans s’écoula à plus d’un million d’exemplaires en dépit des critiques mitigées de la presse professionnelle.
La valse des financiers
1996… 1996… la fin de Sierra On-Line ? A proprement parler, NON. Et pourtant, les événements prenant place cette année-là influèrent énormément sur la destinée de la société américaine. Racheté par CUC International pour 1.5 milliard de dollars le 24 juin, un pionnier de l’e-commerce cherchant à étoffer son portfolio avec une activité de divertissement, Sierra On-Line fut absorbé. Un an plus tard et après une restructuration, Ken et Roberta Williams quittaient le navire. Dans le but de s’affirmer comme un acteur de la scène vidéoludique, CUC International mit sur pied CUC Software, une entité centrée sur l’édition et consolidant la production, la distribution et les ventes de toutes les divisions estampillées jeu vidéo, incluant Sierra et un dénommé Blizzard Entertainment. Deux mois plus tard, Sierra était restructuré. Et cette danse financière ne faisait que commencer. 18 mois après le rachat de Sierra par CUC International, cette dernière fusionnait avec HFS Incorporated créant de fait la compagnie Cendant Corporation, une société comptant plus de 40.000 employés à travers une centaine de pays. Et de la même manière, Sierra fut de nouveau restructuré en 1998, se réorganisant autour de 4 divisions : Sierra Attractions, Sierra Home, Sierra Sports, Sierra Studios. Et le périple allait perdurer. En mars de la même année, une fraude comptable exposait CUC International les forçant à revendre leur division “Computer Entertainment” dès le mois de novembre au groupe parisien Havas S.A. Sierra se drapait dès lors du tricolore "bleu blanc rouge" au sein de la branche Havas Interactive.
La destinée de Sierra apparaissait bien sombre. Cependant, un titre vint gonfler d’espoir le coeur d’un éditeur balloté depuis près de deux ans. Half-Life, un jeu de tir à la première personne considéré encore aujourd’hui comme l’un des meilleur jeux vidéo jamais conçu, débarqua sur PC le 19 novembre 1998 et laissa une empreinte indélébile sur le monde. L’éditeur à demi-mort avait su voir en Valve son salut. Malheureusement, le répit fut de courte durée. 3 mois après l’événement Half-Life, Sierra fut secoué par une réorganisation de grande ampleur. De nombreux studios de développement furent purement et simplement fermés ou bien relocalisés à Bellevue. Environ 250 personnes restèrent sur le carreau, perdant ainsi leur emploi. Yosemite Entertainment, lieu où Sierra vit le jour, mit la clé sous la porte alors que les droits de Headgate Studios furent cédés au plus offrant. Et le pire reste à venir. Al Lowe (Leisure Suit Larry) et Scott Murphy (Space Quest) furent remerciés dans la foulée alors que ces deux game designers planchaient respectivement sur Leisure Suit Larry 8 et Space Quest 7. Et les licenciements perdurèrent avec 30 nouveaux employés quittant le navire. Et cela ne cessa qu’à la fin de l’année 1999 lorsque la majorité de l’activité de production de Sierra fut cédée ou fermée. 105 licenciements et un nombre de titres en production en berne... l’année 1999 marqua la fin de Sierra en tant que créateur, l’ère du simple éditeur pouvait débuter. Cependant, malgré ces chamboulements, Sierra continua son périple. En septembre 1999, Homeworld atterrit sur PC. La critique était unanime. Le titre développé par Relic Entertainment était une pure réussite, un jeu de stratégie spatiale qui révolutionna le genre.
“Jamais 2 sans 3 !” La destinée de Sierra On-Line est à l’image de cet adage. Durant le mois de juin de l’année 2000, une alliance vint perturber l’industrie vidéoludique dans son ensemble. Vivendi, Seagram et Canal+ fusionnèrent pour donner naissance à Vivendi Universal. Havas S.A fut renommé Vivendi Universal Pubslishing et prit en charge la division “Edition” du groupe avec pour conséquence directe toujours plus de licenciements dans les rangs de l’éditeur Sierra. Après avoir changé de nom en 2002, désormais Sierra Entertainment poursuivit son activité d’éditeur de jeux vidéo, des titres recevant pour la plupart de mauvaises critiques à l’exception de Homeworld 2, permettant à la société de conserver sa réputation “intacte”. Désireux de rééquilibrer des comptes déficitaires et conscient des pertes sèches enregistrées par Sierra, Vivendi Universal Games (VU Games) sortit la serpe pour élaguer copieusement l'éditeur. Impressions Games et Papyrus Design s’éteignirent au printemps 2004 laissant 50 employés vider leurs tiroirs sans compter les 180 postes liés à Sierra “libérés” chez Vivendi. Et le coup de grâce fut porté en juin 2004 lorsque VU Games ferma les portes des bureaux de Bellevue, un acte sonnant le glas de l’éditeur et “donnant du temps libre” à une centaine d’employés de plus. Afin de compléter ce tableau morbide, Vivendi s’attela à démanteler Sierra allant jusqu’à relocaliser l’éditeur dans les bureaux de Vivendi Universal Games.
De l’errance à la résurrection
Sierra n’était plus, son activité se résumant à végéter, une triste fin pour un acteur majeur de l’industrie vidéoludique devenu l’ombre de lui-même. Puis en 2005, quelques mois après l’hécatombe orchestrée par VU Games, la marque Sierra fut relancée et de prestigieux studios et licences furent incorporés au sein de son portfolio. Vivendi s’accorda les services de Massive Entertainment, High Moon Studios, Radical Entertainment… tout en cédant à Sierra certaines licences telles que Spyro The Dragon, Crash Bandicoot, Scraface… 3 ans s’écoulèrent ainsi. Tel un fantôme, Sierra errait tant bien que mal sur un marché du jeu vidéo dominé par Electronic Arts, Activision ou encore Ubisoft s’autorisant quelques coups d’éclat : World in Conflict, Caesar IV, TimeShift. Un instant de calme précédant une nouvelle tempête qui se déclencha en 2008 lors de la fusion de Vivendi Games et de l’éditeur Activision formant l’acteur majeur de l’industrie du jeu vidéo Activision Blizzard. Ainsi VU Games cessa d’exister. Quant à Sierra, les droits revinrent à la société fraîchement créée qui s’empressa de la fermer définitivement tout en cherchant à la vendre.
Tel un Phoenix, Sierra sut renaître de ses cendres. Le 7 août 2014, soit 6 ans après son “extinction”, le site de l’éditeur qui jusque-là redirigeait vers celui d’Activision, reprit des couleurs. Un nouveau logo, une phrase d’accroche donnant rendez-vous à la gamescom 2014 pour une annonce qui ravit les joueurs PC. Sierra Entertainment était de retour affichant une volonté “indé”. Entre l’édition de leurs succès d’autrefois, un travail de fond sur leurs franchises phares et le lancement de jeux uniquement en dématérialisé, l’éditeur en la personne de son fondateur Ken Williams promettait de redonner à Sierra cet état d’esprit ayant fait sa gloire par le passé. Le même jour, King’s Quest et Geometry Wars 3 : Dimensions étaient annoncés, les premiers jeux édités par ce nouveau Sierra.
Créativité, originalité… fusion, vente… l’éditeur Sierra aura subi les affres des marchés financiers et de la volonté mercantile de quelques multinationales. Acheté, racheté, démantelé pendant près de 15 ans, l’éditeur derrière Half-Life, Homeworld et Leisure Suit Larry aura survécu tant bien que mal, allant jusqu’à être déclaré cliniquement mort pendant un lustre avant de renaître sous les projecteurs de la grande messe allemande du jeu vidéo en 2014. Les joueurs PC se frottent d’ores et déjà les mains, rêvant à une suite pour toutes ces licences tombées en désuétude lors de la chute de l’éditeur.