A quelques rares exceptions près, le jeu vidéo s'est toujours servi d'un scénario, même à l'état embryonnaire, pour justifier le décor dans lequel l'aventure que vous vivrez sera placée. Avec l'évolution de l'industrie, que ce soit en termes de moyens, de démocratisation ou de technique, la narration s'est étoffée, renforçant davantage encore le sentiment du joueur de prendre activement part à l'histoire qui se déroule devant lui. Mais tandis que l'histoire au service du gameplay demeure la règle, l'exception veut que le gameplay puisse aussi s'effacer au profit de l'histoire à tel point que l'on pourrait affirmer les yeux (presque) fermés qu'un genre à part entière a émergé de cette approche qui ne manque pas de diviser les fondus de ce loisir par essence interactif.
Notre propos aujourd'hui n'est assurément pas de revenir sur l'histoire du jeu vidéo en général, ni sur celle des jeux ayant privilégié la narration au gameplay en particulier. Si cela avait été le cas, nous aurions pu remonter dans les années 80 et citer les très difficiles mais splendides Space Ace et Dragon's Lair qui proposaient de véritables films d'animation interactifs, dont la difficulté et le manque d'indications claires pour mener à bien une séquence d'action auront conduit plus d'un joueur à s'arracher les cheveux.
Nous évoquerons plutôt les itérations modernes de ces titres qui abordent le jeu vidéo comme une expérience qui passe avant tout par l'implication morale et émotionnelle du joueur et qui préfèrent proposer une histoire qui mettra à contribution sa conscience plutôt que son habileté manette en mains. Si l'on devait retenir un titre qui a servi de rampe de lancement à l'avènement de ce genre nouveau qu'est celui du « film interactif », il serait difficile de ne pas citer Heavy Rain de Quantic Dream. Réduisant le gameplay à sa plus simple expression en ne proposant que des QTE mettant (parfois) à l'épreuve vos réflexes, le jeu puisait son intérêt dans les multiples embranchements qu'il proposait, qu'ils fassent suite à un choix délibéré de la part du joueur, ou a une succession d'échec aux QTE les plus retors. Chacun des protagonistes de l'aventure pouvait mourir sous les coups de votre manque de réflexes ou de vos choix précipités, un postulat contraignant naturellement le joueur, peu désireux de voir son avatar passer l'arme à gauche, à bien mesurer la gravité de chaque situation afin de ne pas emmener son héros à la mort.
Bande-annonce d'Heavy Rain
Mais en dépit de ses qualités intrinsèques, Heavy Rain a grandement divisé au sein des joueurs. Pas nécessairement pour son histoire, et encore moins pour ses graphismes. Les critiques invoquées à l'encontre du jeu comme les compliments qui lui ont été adressés n'oscillaient pas dans beaucoup de nuances de gris : détracteurs militants et amoureux aveugles du titre de David Cage se sont jetés au visage tous les arguments possibles et imaginables pour enterrer ou encenser le jeu. L'une des principales assertions ayant provoqué le débat était la suivante : « y a pas de gameplay, c'est naze » . C'est en substance ce que l'on peut ressortir de l'esprit des détracteurs d'Heavy Rain, mais aussi des jeux dans la même veines ayant suivi : Beyond Two Souls, les jeux Telltale, Life is Strange et plus récemment Until Dawn.
L'absence de gameplay, la possibilité de finir le jeu sans avoir le moindre skill ne rend pas le jeu narratif, semble-t-il, digne de considération. C'est là que nous aborderons la première problématique qui se pose à l'approche d'un jeu de ce type : est-il envisageable d'évaluer ce que l'on appelle communément ces « films interactifs » sur des critères identiques à des jeux plus axés sur le gameplay ?
Des jeux à part, des critères d'évaluation à part
Bien évidemment, en tant qu'amateur des jeux de ce registre, difficile de faire autrement que de répondre par la négative à la question ci-dessus. Ceci étant, l'argument de l'absence de gameplay allant plus loin que quelques QTE comme motif de désintérêt peut-être parfaitement recevable si l'on étend un peu la conception que l'on se fait de la narration et des embranchements. Effectivement, il serait clairement cavalier de dire que les Metal Gear Solid ne sont pas des jeux à scénario, que la trilogie Mass Effect ou que les Deus Ex ne proposent pas d'embranchements. Ces trois licences comme tant d'autres proposent des histoires riches et cohérentes et sont d'ailleurs saluées pour cela. Toutefois, elles évoluent chacune dans un genre plus général (RPG, Infiltration...) aussi peuvent-elles être également soumises aux critères d'évaluations propres à leur style respectif. Maniabilité, création de personnage, arbre de compétence, difficulté ou intelligence artificielle voilà bien des éléments qui seront difficiles à isoler dans des titres qui tiennent davantage du film dans leur approche que du jeu vidéo stricto sensu.
Est-ce pour autant un mal de se distinguer des critères conventionnels du jeu vidéo et de proposer une immersion différente, qui passe par la volonté du développeur de raconter une bonne histoire et de plonger le joueur en plein cœur de l'aventure en lui offrant la possibilité d'influer directement sur le cours des événements ? En s'affranchissant du carcan imposé par les genres généraux de l'industrie, les jeux narratifs s'affranchissent au passage d'un traitement traditionnel, qu'il s'agisse par la presse ou par le public.
Soyons toutefois bien clairs, il existe de très bons jeux narratifs comme il en existe de très mauvais, mais cette évaluation ne devrait s'effectuer qu'au regard d'éléments qui concernent ce style et lui seul, et non à la lumière d'une absence de gameplay ou de difficulté que l'on sait d'ores et déjà actée avant même de lancer le jeu. Il faut en effet bien avoir conscience du produit que vous achetez lorsque vous vous frottez à un Telltale, un Quantic Dream ou au dernier DOTNOD. A l'heure ou la communication sur le media jeu vidéo est rapide et prépondérante, il suffira de consulter les quelques trailers d'annonce pour savoir à quel produit vous aurez à faire. Vous n'impactez pas sur le monde qui vous entoure mais vous impactez sur l'histoire et ses ramifications prévues par les studios de développement. Ainsi, pour juger de la qualité d'un jeu narratif le plus pertinemment possible, il faudra prendre en considération autant la qualité du scénario que la durée de vie, en passant par l'esthétique générale du titre et la pertinence de sa réalisation.
En somme, le dédain d'une certaine frange de joueurs pour les jeux de cette catégorie semble trouver sa source dans une perception et une attente faussées du produit qu'ils ont entre les mains. S'il est tout à fait compréhensible que l'on n'envisage le jeu vidéo que comme un média dans lequel le joueur a un contrôle quasi permanent sur l'évolution du personnage, il faut aussi accepter que l'on puisse trouver son compte chez des produits qui axent leur intérêt sur la narration, l'interaction entre les personnages au cœur d'une aventure très scénarisée et par conséquent, sur l'empathie que témoignera un joueur à l'égard de son avatar. Car cette démocratisation des « films interactifs » a accentué cette propension de l'industrie à proposer ces fameux « choix moraux » qui influent sur le cours des événements, exacerbant bien évidemment l'implication du joueur dans les choix qu'il effectue.
Le choix ou l'illusion du choix ?
Trailer de lancement de Life is Strange
Voilà bien un argument fort des jeux narratif : celui de vous proposer de vivre en direct une aventure dont l'issue dépend de vos choix, de votre attitude face à une situation critique dont les conséquences se mesurent parfois immédiatement, parfois des heures plus tard. Mais là encore, cet argument est source de nombreuses critiques selon lesquelles tous ces choix ne seraient en fait qu'illusoires et qu'en définitive, les décisions et embranchements ne mèneraient pas nécessairement à des fins différentes. Argument là encore en partie exact, mais qui doit être nuancé.
Tout semble être une affaire de choix dans les Quantic Dream, les Telltale etc... Lorsque l'on lance une partie de The Wolf Among Us ou d'Until Dawn, le joueur entretien l'espoir de vivre une expérience « live » qui lui permettra – nous l'évoquions plus haut – de mesurer les conséquences de ses actes à plus ou moins court terme. A l'issue d'un dialogue à choix multiples ou d'une QTE rondement menée, le sentiment que l'histoire aurait été différente si vous aviez agit différemment est totale. Toutefois, si l'on prend un peu de recul, il faut bien reconnaître que les embranchements et les impacts réels sur ce qu'ont initialement prévu les développeurs est moindre. Ne serait-ce que pour des raisons techniques évidentes : on conçoit mal qu'un studio ait les épaules assez solides, le temps et les moyens pour envisager de créer des scènes et des fins différentes prenant en compte chacun de vos agissements, cela deviendrait vite tentaculaire et finalement irréalisable.
Alors effectivement, nous avons davantage à faire à l'illusion de choix qu'à des choix réels, autre point mis en exergue par les détracteurs des jeux narratifs. Cependant, et quand bien même nous saurions que les embranchements sont plus limités qu'on veut bien nous le faire croire, l'alchimie fonctionne car certaines conséquences sont bien réelles et se mesurent parfois en quelques lignes de dialogues ou en une scène supplémentaire renforçant le sentiment de contrôler le destin de notre personnage. Alors certes, si dans bien des cas, notamment dans celui des Telltale, les fins de saisons seront grosso mode les mêmes pour tout le monde, peu importe, l'aventure a été haletante et émotionnellement impactante. Car en définitive, l'important n'est pas la finalité d'un jeu, mais la manière d'y parvenir. C'est en cela que l'on peut souvent saluer la construction et l'écriture admirable de certains jeux narratifs, qui parviennent, bien au delà d'écrire une histoire en béton, à développer suffisamment la personnalité des personnages que l'on y incarne pour que l'on puisse s'y identifier et se sentir activement concerné par les tourments qu'ils vivent.
Ceci étant dit, les choix étant ce qu'ils sont et conditionnant plus largement le cheminement du jeu que sa fin, nous pouvons aussi nous poser la question de la rejouabilité des jeux narratifs, argument souvent brandi comme étendard promotionnel, vantant le fait qu'en lançant une nouvelle partie, vous ne vivrez pas la même expérience... ce qui est pour partie vrai.
Une rejouabilité réelle ou factice ?
La rejouabilité, gros point positif – à juste titre d'ailleurs – dans le cœur du joueur. La promesse que votre expérience ne se limitera pas à une seule partie de votre jeu est suffisamment alléchante pour que l'on considère le titre qui la propose d'un œil bienveillant. Et quoi de mieux que des produits proposant de multiples embranchements pour s'adonner aux joies de lancer deux ou trois nouvelles sessions pour mesurer l'étendue de ce qu'ont prévu les développeurs en cas de choix différents de ceux pris lors d'une première run ? La rejouabilité ultime ? Pas si sûr.
Le principal intérêt des jeux narratifs réside incontestablement dans la première partie que vous jouerez. Pour quelle raison ? Tout simplement parce que c'est la seule pendant laquelle vous êtes totalement préservé des événements à venir, de l'histoire et de ses rebondissements. En outre, c'est aussi l'unique fois où vous prendrez vos décisions morales en votre âme et conscience de joueur pris dans les méandres du scénario. Bien évidemment, à l'issue d'un Until Dawn, d'un Heavy Rain, la première envie qui vient au joueur est celle de relancer immédiatement le titre pour le découvrir sous un jour nouveau. Ce qui est effectivement possible, mais malheureusement, cette deuxième session sera amputée d'une grande partie de son plaisir.
Alors que de nombreux jeux tels que Deus Ex, The Witcher, Fallout et j'en passe peuvent être rejoués sans déplaisir car ils vous permettront, en plus de revivre les différents choix proposés, d'aborder le jeu différemment en choisissant par exemple une approche furtive là où vous aviez foncé dans le tas, les jeux narratifs eux, nettement plus dirigistes et proposant le minimum syndical en terme de gameplay, n'offrent pas la même liberté et les nouvelles sessions que vous y jouerez seront davantage parcourues par obligation que par plaisir. En effet, vous prendrez des décisions que vous n'aurez pas naturellement prises, anticiperez les différentes QTE pour les réussir et vous forcerez finalement à mener à terme l'aventure uniquement « pour voir » des embranchements inédits. Là où l'implication émotionnelle et morale du joueur règne en maître, autant dire que l'intérêt de revivre une aventure en mode automatique et à l'encontre de vos choix naturels ne présente pas un intérêt énorme, mais qu'importe, car en définitive, la première session se suffit à elle-même.
Spot TV de Beyond Two Souls
En somme, les jeux narratifs n'ont certes pas de gameplay béton à proposer, n'offrent pas autant d'embranchements qu'on le souhaiterait et leur rejouabilité n'est conditionnée que par votre volonté de vivre une aventure sous un jour différent à l'encontre de vos choix spontanés... et pourtant, cela fonctionne. Rares sont les titres aussi impliquant dans le jeu vidéo et c'est essentiellement par le travail souvent exemplaire d'écriture que ce type de jeux sort du lot et permet de laisser des souvenirs impérissables aux joueurs, qui prendront aussi énormément de plaisir à confronter leurs parties et leurs choix avec leurs amis. Ainsi, s'il est parfaitement compréhensible de ne pas être spécialement attiré par des titres qui vous prennent par la main, résumer un jeu narratif à son absence de gameplay paraît un peu trop réducteur et mériterait qu'on lui laisse une chance... au risque d'être simplement conforté dans son idée, ou peut-être d'y trouver son compte et d'enfin regarder d'un œil bienveillant ce genre qui mérite grandement qu'on lui accorde du crédit.