Alors que Gears of War Ultimate Edition est disponible depuis peu dans les bacs, et que LawBreakers est désormais officialisé, nous vous proposons de revenir sur le parcours de l'homme se trouvant peu ou prou derrière les commandes : Cliff Bleszinski. De ses débuts de programmeur débutant, à son arrivée chez Epic Games, de la création de Gears of War jusqu'à son départ du studio à qui il a tout donné, penchons nous sur les tribulations de Cliff B, créateur de talent et troll émérite.
Ceux qui s'intéressent aux acteurs du petit monde du jeu vidéo connaissent forcément Clifford Michael Bleszinski, principalement connu pour deux shooters de renom, Unreal et Gears of War. Il faut dire que le bonhomme n'a pas la langue dans sa poche, et fait partie de ces esprits libres qui se moquent des règles et des conventions, jouant avec les médias, et surtout le public, avec qui il a toujours entretenu une relation de proximité. À l'heure de l'internet 2.0, Bleszinski est devenu un maitre des réseaux sociaux, sur lesquels il fait régulièrement étal de ses talents de cyber-troll, toujours à mi-chemin entre provocations et réactions égotiques... Mais n'hésitant pas à commenter l'actualité d'une industrie qu'il connait depuis près de 25 ans, et dont il est l'un des vétérans. Lorsque sur Twitter, un fan lui demande de faire en sorte que son prochain jeu (alors simplement connu sous le nom de Projet BlueStreak) soit rempli de « flingues cool », la réponse est directe : « Bitch please. Je crée des flingues cool en dormant ». Et si Bleszinksi n'est pas un membre de la NRA (National Rifle Association), il faut admettre que son parcours s'est fait par les armes... virtuelles tout du moins.
« Bitch please. Je crée des armes cool en dormant. » Cliff Bleszinski
Un gamin passionné de jeu vidéo
« Je n'ai jamais été assez geek pour les geeks, jamais assez cool pour les gens cool » déclarait Bleszinski au Newyorker, dans un entretien-fleuve riche en anecdotes personnelles. Et si ce mal-être, cette incertitude quant à la place qu'il occupe dans notre monde, aura finalement éclaté au grand jour après la sortie de Gears of War, en 2006, il faut dire que Cliff B l'aura plutôt bien caché jusque là. Cheveux teints, tenues excentriques, voitures de luxe, Bleszinksi est presque une rockstar dans le milieu du jeu vidéo. Mais, et c'est un poncif, rien ne l'y prédestinait.
À la fin des années 80, Bleszinski est un ado parmi tant d'autres, fan de jeux vidéo et plus particulièrement de Nintendo. Son jeu préféré ? Super Mario Bros. Le platformer de Shigeru Miyamoto, toujours son idole à ce jour, il le connaît tellement bien qu'il apparaît à plusieurs reprises dans le magazine Nintendo Power, qui listait les meilleurs scores effectués dans plusieurs jeux NES. Bleszinski a seulement 13 ans. C'est un gamin joyeux, qui aime traîner dehors, « frapper dans des canettes, mettre le feu à des trucs », comme il le dit. Les choses changent lorsqu'en 1990, le père du jeune Cliff est terrassé par une rupture d'anévrisme. Bleszinksi s'enferme alors dans ses jeux vidéo, et, encouragé par sa mère qui lui offre un ordinateur, il apprend à coder et bricole ses premiers jeux. Avec des résultats pas franchement exceptionnels, contrairement à ce que l'on pourrait croire. « J'étais un codeur merdique, et un artiste encore plus merdique » raconte-il. Pourtant, il s'entête, et finit par envoyer un jeu, Dare to Dream, à un certain Tim Sweeny. À peine plus âgé que Bleszinksi, Sweeny s'était pourtant bâti une solide réputation de programmer. Codeur de génie, il était déjà l'auteur de plusieurs jeux vidéo qu'il avait distribués grâce à internet, qui faisait ses premiers pas aux USA. Sweeny possédait même sa propre société, Potomac Computer Systems. Tout cela peut sembler pompeux mais PCS n'était composé que d'une personne, Sweeny, qui travaillait dans le garage de la maison de ses parents, et qui recevait une aide non-inintéressée de Mark Rein. Ce dernier avait également travaillé pour un jeune studio, nommé id Software (Wolfenstein, Doom...), pour lequel il avait aussi prodigué divers conseils d'ordre financier.
Epic Games, début de la célébrité
C'est grâce à Rein que Sweeny décide d'engager Bleszinksi. Les débuts sont plutôt prometteurs. La nouvelle recrue livre rapidement Jazz Jackrabbit, un des premiers succès du tout récent studio Epic MegaGames. Jazz est un jeu mêlant plates-formes et action, très inspiré des Mario et Sonic qu'adore le jeune développeur. Parodie de la fable Le Lièvre et la Tortue, le titre plonge le joueur dans un monde en proie à un mal terrible, l'empire de Devan Shell, une tortue tyrannique qui compte prendre le contrôle de la galaxie, en s'attaquant à toutes les planètes s'y trouvant. Mais lorsqu'il subit une cuisante défaite sur la planète Carrotus, il décide de venger cet affront en enlevant la Princesse Eva Earlong. Jazz, un lapin vert adepte des gros pistolets laser, est envoyé par le Roi pour ramener la belle saine et sauve. Un genre de "Rainbow Rabbit", comme aime à l'appeler son créateur.
Jazz Jackrabbit sort sur PC DOS, avant d'être adapté pour Windows quelques années plus tard. Le jeu donnera naissance à une suite, qui connaîtra un certain succès, mais Sweeny aspire à plus. Avec Doom puis Quake, le jeu vidéo et plus particulièrement les shooters sont entrés dans une nouvelle ère, et l'homme n'a plus qu'une idée : créer un moteur qui mettra à genoux tous les autres. C'est ainsi que naquit Unreal. Pendant que Sweeny pensait de toutes pièces le futur Unreal Engine, Bleszinski et les autres membres d'Epic Games (qui avait enfin trouvé son nom définitif) travaillaient sur le jeu en lui-même. Le jeu doit être un FPS dans la veine de Quake, ce à quoi s’attelle le studio. Bleszinski pense une grande partie des armes et des cartes du jeu, comme la fameuse DM-Barricade. Son empreinte est partout, et lorsqu'à sa sortie, Unreal connait la gloire, celle-ci retombe forcément sur "Dude Huge". Mais pas uniquement, puisque Sweeny n'est pas en reste : l'Unreal Engine est une véritable petite merveille, et Epic Games a réussi à imposer son nom et son moteur avec fracas.
La série des Unreal deviendra de plus en plus populaire au fil des épisodes, tout comme l'Unreal Engine, enrichissant Epic Games... et Bleszinski. À ce titre, il n'est pas étonnant de constater que « cliff bleszinski salary » est plutôt bien placé en termes de propositions de recherche, sur Google. De nombreux joueurs se sont posés la question. Il faut dire qu'avec son excentricité vestimentaire, le développeur se fait reconnaître. Dans les années 2000, on peut même le voir venir au boulot, au volant d'une Lamborghini Gallardo décapotable... Le qu'en dira-t-on, il s'en moque.
Les rouages de la guerre
Et pendant qu'Unreal devient une série déclinée en de nombreuses suites, l'esprit de Bleszinski vogue ailleurs. L'homme a envie de raconter des histoires. De toucher les joueurs autrement que via des montées d'adrénaline ou la peur du game over.
« Si vous revenez un peu en arrière, et que vous rejouez à de vieux jeux... vous vous rendez compte qu'en fait, ils ne sont pas si bons que ça. On voulait croire, on voulait remplir les vides. »
Et pour raconter une histoire, Bleszinski et Epic Games vont devoir inventer un nouvel univers, créer un nouveau jeu. C'est avec Rod Ferguson, actuel patron du studio The Coalition, que l’exubérant réalisateur va créer Gears of War, un nouveau shooter (à la troisième personne, cette fois) dans lequel il va mettre beaucoup de lui... peut-être sans même le savoir. Gears of War est sombre, froid, violent. Il raconte l'histoire d'une planète, Sera, dévastée par un conflit opposant l'humanité à une race de monstres vivant dans les profondeurs de leur monde, les Locustes. Bref, « vous tirez sur des putains d'hommes-lézards dans leurs putains de têtes, avec un putain de mitrailleur-tronçonneur », comme le disait l'heureux papa à nos confrères de Gamespot, début 2014. Pourtant, comme dit précédemment, Bleszinski a peut-être mis plus de lui-même que prévu dans ce jeu... et il le reconnaît aujourd'hui.
Le développement de Gears of War est une période sombre pour le jeune trentenaire. Alors que les premières pierres sont à peine posées, sa femme le quitte puis demande le divorce. Son mariage en ruines, Bleszinski se noie dans le travail, et son humeur du moment va déterminer une bonne partie de ce que va devenir le jeu. C'est son divorce et une visite à Londres qui vont donner à Gears of War son ambiance mélancolique, désespérée et furieusement violente. Et surtout son architecture. Cette dernière est grandement inspirée de plans filmés par Bleszinksi lui-même, alors qu'il se trouvait dans la capitale anglaise. Une mauvaise caméra, un soleil sur le couchant et de vieilles pierres sombres, voilà ce qui donnera au jeu son esthétique si particulière. Au moment de diriger son équipe, il demande également aux artistes d'imaginer les villes de Serra comme une Londres futuriste, mais sans oublier la partie historique de la ville pour autant.
« Le gros problème des jeux dépeignant le futur, c'est qu'ils oublient toujours de laisser une trace du passé. Tout le monde semble imaginer que le monde sera détruit et reconstruit entièrement avec ce style super futuriste. Je vois toujours des voitures des années 30 et 40 ici et là, juste à côté de trucs construits dans les années 2000. C'est ce mélange qui rend les choses intéressantes. »
Et pendant qu'il pleure le départ de son amour de lycée, il continue de se répandre dans un jeu qu'il imaginait pourtant bien différent, à la manière d'un Band of Brothers du futur. L'histoire sera certes moins émouvante, mais le jeu, lui, sera au moins aussi intense que la série de Steven Spielberg et Tom Hanks, adaptée du livre de Stephen Ambrose.
À fleur de peau, l'actualité le marque plus facilement, plus profondément, jusqu'à atteindre sa création à travers lui. La mort de Maria, dans Gears of War 2 ? Elle découle directement de l'affaire Terri Shaivo, qui faisait couler beaucoup d'encre aux USA à l'époque. Les femelles Berserkers, tenues enchaînées pour être ensuite engrossées par les hordes Locuste ? « C'était tordu. J'étais dans un moment très sombre de ma vie », raconte Bleszinski. Et même les différents exemples de tortures, infligés par les Locustes aux prisonniers humains, lui avaient été inspirées par le scandale de la prison de Guantanamo.
Gears of War est un jeu sombre parce que son développeur, pourtant si prompt à la rigolade en temps normal, traverse au moment d'accoucher de ce nouvel enfant un désert de noirceur, et de solitude. Mais il profite aussi de l'occasion pour utiliser de vieilles idées. Le fameux Lanzor, le mitrailleur équipée d'une tronçonneuse, cela faisait un moment qu'il caressait l'idée de l'ajouter à un jeu. Unreal ? Impossible. OverFriend, le jeu sur lequel il travaillait en 1997 ? Abandonné, avant même d'être sérieusement envisagé par Epic Games. Alors dans Gears of War, il se fait plaisir. Non seulement l'arme en question sera l'outil de mort principal des Gears, mais son activation déclenchera une scénette hyper-violente, qui enverrait des litres de sang sur la caméra, et donc indirectement sur le joueur. Pourtant, Bleszinski assure que la violence de Gears of War est à prendre à la rigolade... On l'espère pour son ex-femme.
« Je ne veux pas que le Lanzor soit mon seul héritage. Il est super cool, et quand quelqu'un monte un top 50 des armes de jeux vidéo, et que ce flingue se retrouve mêlé à des trucs comme l'épée de Halo, ou le BFG de Doom, c'est très flatteur, mais beaucoup de ces gamins qui ne jouent que depuis quelques années pensent que c'est la seule chose que j'ai vraiment faite. » Cliff Bleszinski
Lorsqu'il est présenté au monde, pour la première fois, lors de l'E3 2005, Gears of War impressionne. Le jeu tourne sous Unreal Engine 3, la nouvelle mouture du bébé de Tim Sweeny. La 7ème génération de consoles n'est pas encore vraiment installée que déjà les gamers se rendent compte de leur potentiel. Et surtout de celui du nouveau titre de Bleszinski. À sa sortie en 2006, Gears of War deviendra instantanément le jeu fétiche de la Xbox 360, le plus vendu et le plus joué de la console, jusqu'à la sortie d'un autre hit colossal, Halo 3. Ce succès a bien entendu permis le développement de la franchise GoW, l'une des plus populaires des années 2000, propulsant son créateur un peu plus en avant sous les spotlights, et surtout dans le cœur des fans.
L'après Epic Games
Pourtant, en octobre 2013, Bleszinski annonce son départ. Epic Games, c'est terminé ! Et même les jeux vidéo. Enfin, peut-être. L'homme travaille dans le milieu depuis son adolescence et commence à ressentir de la lassitude. Il ne disparaît pas pour autant de la scène médiatique, puisque tranquillement installé dans son fauteuil, un seau de pop-corn sur les jambes, il enflamme les internets à chaque intervention. Comme lorsqu'il commentait, quelques mois plus tôt, les bêtises de Microsoft. L'E3 2013, c'est le Vietnam de ses anciens partenaires, pour lesquels il a toujours beaucoup de respect et de sympathie. Mais il s'en amuse. Lorsque Don Mattrick pédale dans la semoule et enchaîne bourde sur bourde, lui se marre.
« "Si vous n'avez pas de connexion internet, trouvez-vous une 360 les connards" Ah ah Mattrick, excellent. Je ne travaille plus pour Microsoft. En tant que consommateur j'ai aimé le Xbox Live. Je suis rarement offline. {...} Vous ne pouvez pas avoir des jeux et des budgets marketing aussi élevés, et dans le même temps avoir des boutiques vendant des jeux d'occasion. »
Et s'il se moque de Microsoft, il n'hésite pas non plus à tacler Sony, disant tout haut ce que beaucoup ont pensé tout bas : « Je parie que Sony a quelque chose de similaire dans les cartons, ils jouent de la colère des internautes pour se payer une campagne de promotion. Ils se servent de vous ! »
Pendant ses vacances, Bleszinski est interrogé à de nombreuses reprises, notamment sur ses projets à venir. Un nouveau Unreal ? Non. Et Gears of War ? Il est très content que Microsoft ait racheté la licence, jugeant qu'elle ne pourrait pas être entre de meilleures mains. Un remake de Jazz JackRabbit est évoqué, mais la rumeur est balayée d'un revers de la main. Il faudra finalement attendre juillet 2014 pour voir du mouvement. C'est ce mois-ci que Cliff B rend officielle la création de Boss Key Studio, un tout nouveau studio de développement monté avec Arjan Brussee, qui avait précédemment créé Guerilla Games (la série des Killzone). On apprend dans la foulée que Bleszinski et ses troupes travaillent sur un nouveau FPS... Et il ne faudra pas moins d'un an pour avoir des nouvelles concrètes : en juin 2015, on apprend que le jeu (LawBreakers, comme on le sait depuis quelques jours) sera un free-to-play et qu'il tournera sous Unreal Engine 4, comme de par hasard. Entièrement multijoueur, le titre n'est pas dénué d'une composante scénaristique, avec une sombre histoire de guerre des gangs à l'échelle internationale et de soldats en armures massives. Comme si Bleszinski cherchait à mêler Unreal, shooter multijoueur par essence, le succès de ses débuts, et ses aspirations plus récentes, à savoir raconter des histoires. D'une certaine manière, la boucle est bouclée.