Produit de grande consommation, souvent roi des charts et toujours bien placé sous le sapin en fin d'année, le jeu vidéo est entré dans les mœurs et les coutumes du public occidental. Une histoire plus ou moins atypique pour cet objet du quotidien, mais dont le destin n'était pas figé dans le marbre pour notre plus grand plaisir, à nous, les joueurs. Le jeu vidéo aujourd'hui est une entité aux caractéristiques bien définies. Pour le gamer, c'est souvent cet assemblage savant qui mêle intentions ludiques sur une plate-forme de jeu attitrée. Pour le concepteur, sous le levier promotionnel de l'industriel, le jeu vidéo est aussi un format, un outil de recherche et un média dont le champ d'exploitation du possible, a inspiré des vocations.
Pour beaucoup, un bon jeu est souvent l'occasion de parler de gameplay. Un terme passe-partout pour parler de la jouabilité d'un titre, de l'élégance des dispositifs qui avec transparence font entrer l'utilisateur dans une expérience où la machine devient l'accessoire d'une interaction ponctuelle, figée dans le temps.
Cette interaction homme-machine est une préoccupation moderne pour bon nombre de scientifiques et irise depuis les comportements culturels et les projections mentales de l'Homme dans le futur. Que se passera-t-il si... ? La thématique cyberpunk a accessoirement voulu répondre à cette question de manière tranchée. S'il est un peu tard pour lui rendre hommage, quand le souriant Satoru Iwata était de ce monde et qu'il lançait :
Sur ma carte de visite je suis Président d'une compagnie. Dans ma tête, je suis un développeur de jeux vidéo. Mais dans mon cœur, je suis un joueur.
Le Président de Nintendo ne parlait pas qu'au public ou à ses collègues de l'industrie. Il se positionnait dans l'Histoire du jeu vidéo. Mais à quoi joue-t-on au juste dans un jeu vidéo?
L'école du gameplay
Pour qu'une relation naisse entre l'homme et la machine, il faut faire intervenir un système de dialogue que les deux bouts de la chaîne peuvent comprendre. Si de notre côté nous n'utilisons pas notre « temps de cerveau humain disponible » (Merci Monsieur Patrick Lelay) devant une publicité pour le dernier produit ménager en vogue, tout devrait bien se passer. Côté machine en 1952 c'était un peu plus compliqué, puisque les ordinateurs de l'époque pouvaient à peine tenir sur un terrain de tennis. Les scientifiques de Cambridge, en particulier le Professeur Alexander « Sandy » Shafto Douglas, sont parmi les premiers à avoir travaillé sur cette relation homme-ordinateur.
Pour écrire sa thèse, basée sur cette interaction, il fallait absolument un exemple à Douglas prouvant que sa théorie était bonne. L'idée lui est venue de créer OXO, un simple jeu de morpion, sur EDSAC (Electronic Delay Storage Automatic Calculator). Codé en ASCII (Code américain normalisé pour l'échange d'information), OXO démontrait, et même si le terme jeu vidéo n'était pas encore usité, que la machine et l'Homme pouvaient réagir de manière synergique dans un espace de communication équivoque. Le seul petit souci, pour les joueurs, il n'existait qu'un EDSAC au monde et il se trouvait à Cambridge. Au cœur de cette dialectique, c'est bien évidemment d'intelligence artificielle dont il est question.
Et jeu vidéo ne rime pas obligatoirement avec intelligence artificielle comme Tennis For Two l'a démontré en 1958. Là encore ce sont des scientifiques qui initient les pistes qui aboutiront au jeu vidéo moderne. Pour rendre sexy la campagne du gouvernement américain sur son programme nucléaire, le physicien William Higinbotham développe, dans les laboratoires nationaux de recherche nucléaire de Brokhaven, un jeu afin de capter l'attention du public qui défile lors des journées portes ouvertes dédiées aux affectations inoffensives du nucléaire.
Pour la légende, Higinbotham dira que Tennis For Two avait été développé dans le but de rendre plus attrayante ses journées et celles de ses collègues au bureau. Tournant sur un oscilloscope, le jeu peut encore impressionner aujourd'hui car il pouvait simuler différentes forme de gravités. Les joueurs qui s'emparaient des « manettes » ou périphériques dédiés à l'expérience pouvaient en effet choisir de jouer dans un environnement qui respectait les lois de la physique sur Terre, sur la Lune, ou même encore Jupiter.
Rien ne se perd tout se transforme vous dîtes-vous ? Pour Higinbothan, peut être que la perte est tout de même plus substantielle, le physicien n'a jamais déposé de brevet pour son invention. C'est d'ailleurs presque une norme pour ces scientifiques qui ouvrent au maximum leurs recherches au plus grand nombre. Steve Russell en fait partie, il ne voulait pas spécialement créer de jeux vidéo, on l'y a presque poussé. L'un des géniteurs de Spacewar! en 1962, était porté par la curiosité de ses recherches sur l'intelligence artificielle.
L'histoire du développement de Spacewar! a tout de l’aventure tant personnelle pour Russel, qu'industrielle. Spacewar! sera directement intégré dans les PDP-1 comme une démo de la machine en magasin. Digital Equipment Corporation pensait en effet rendre attrayante son offre, car les machines d'alors ne proposaient pas grand chose de « visuellement parlant » raconte Russell.
Avant Pong et son succès retentissant, Russell avait réussi à constituer un jeu qui par delà son esthétique et sa thématique donnait enfin du relief aux travaux sur l'intelligence artificielle dans le jeu vidéo et au-delà. Et oui, là encore, ce n'est pas « un développeur de jeu vidéo » à proprement parler qui pose les bases de cette réflexion. Mais bien un laborantin, hacker sur les bords, du célèbre MIT qui donnera du sens au média.
Steve Russell, source Trois Couleurs
Bref, je planchais sur différents projets, lorsque à l’automne 1961 une entreprise, la Digital Equipment Corporation, donna au M.I.T. un ordinateur : le PDP‑1. Celui-ci fut installé près de mes bureaux. Je connaissais une bande de types du club de modélisme ferroviaire, le TMRC (Tech Model Railroad Club), qui expérimentaient sur le PDP‑1. Je suis donc passé les voir et la machine a retenu mon attention. Il y avait un programme de démonstration qui tournait dessus, et qui présentait trois points sur l’écran. Chacun de ses points était influencé par les autres, ils tournaient ensemble, produisant une sorte de motif kaléidoscopique. C’était marrant de jouer avec pendant quelques heures. Mais j’ai vite trouvé ça barbant. Le système était trop aléatoire, les motifs pas si intéressants et pas vraiment différents à la longue. Alors j’ai évoqué l’idée de construire un programme plus abouti. Il se trouve qu’à ce moment la course aux étoiles battait son plein. En 1961, les Russes ont mis un homme en orbite. Juste après, les Américains sont parvenus à faire de même. J’ai réalisé que bien peu d’humains savaient comment piloter une navette spatiale. Je me suis dit qu’on devrait produire un logiciel d’entraînement au pilotage d’engins spatiaux.
ALL YOUR BASE ARE BELONG TO US
Avec l'arrivée sur le marché des premières consoles de jeu à la fin des années 60 ou des premiers ordinateurs personnels, et à l'instar de ce qu'avait fait Digital Equipment Corporation avec Spacewar!, le jeu vidéo devient un faire valoir de la technologie occidentale. Le jeu agissait comme une vitrine de l'industriel pour le grand public. Plus de puissance de calcul, plus d'idées pour concevoir, faire vivre cet espace ludique, modélisent l'approche. Gameplay et intelligence artificielle sont désormais intimement liés. L'idée est que le joueur puisse maîtriser son expérience mais aussi que le soft puisse le surprendre ou l'immerger dans un univers dont il peut comprendre ou décrypter le concept. Les surcouches « complexifiantes » ne sont pas prohibées mais des curseurs de difficulté entrent très vite dans l'équation d'un développement.
Le « Merci Dorian » de janvier 2015 est d'ailleurs très parlant à ce sujet, surtout au niveau de son focus sur Pac Man. Notre chroniqueur désarticule pour notre plus grand plaisir cette thématique et résume le tout de manière concise car finalement depuis Pac Man (nous ne parlons que du jeu vidéo) les choses n'ont « pas tant » évolué que ça. Chaque personnage ayant ses propres patterns, cet agent ou automate, est programmé pour effectuer des tâches bien précises. C'est le cas des fantômes qui vous chassent sur la map. Si le joueur ne voit qu'un labyrinthe à l'écran dans lequel il faut doper notre héros jaune aux pilules, le jeu de Toru Iwatani est en fait « cousu » de mondes divisibles en cases. C'est ce qu'on appelle un environnement discret.
Dorian synthétise la problématique IA dans son "Merci Dorian"
Dans ce sous-monde invisible, chaque automate est actionné par une motivation propre définie par l'IA. Le fantôme rouge ne va faire que chasser Pac Man. Le fantôme rose anticipe les mouvements de Pac Man. Le fantôme bleu se sert de la position du fantôme rouge dans le labyrinthe et de celle de Pac Man pour trianguler et vectoriser sa position. Le fantôme orange reste dans son secteur sauf si Pac Man est à X cases de sa position. Il n'y a donc rien d'aléatoire dans le jeu, même si le joueur peut le penser a priori. Manettes en main (ou sticks pour les vieux briscards qui y ont joué sur arcade à l'époque), le fait de comprendre très vite que le jeu de Namco intègre des personnages « intelligents » à son jeu « verticalise » son gameplay.
Le but du jeu vidéo est d'amuser son public en le surprenant grâce à de nouvelles expériences
Il en va de même pour les plus grands jeux de Nintendo dans les années 80. Le passage de la 2D à la 3D aura juste rendu plus complexes les déplacements des agents ou automates dans des mondes plus vastes et plus détaillés. Le CPU des machines étant cependant plus puissant, certains développeurs se sont amusés à contraindre l'état de leurs automates en fonction de situations bien précises. C'est le cas de F.E.A.R où, grâce à un système d'escouade tous Les automates du jeu travaillent et échangent entre eux. L'intelligence artificielle est utilisée pour mutualiser les réactions de chaque automate, les agents se parlent entre eux, ils connaissent l'état des autres agents et peuvent par exemple utiliser des tirs de suppression pour protéger un des leurs.
En est-il de même pour les développeurs ? Existe-t-il une mutualisation, de véritables discussions entre les studios pour échanger savoir, informations, technologie, afin de développer les pistes de réflexion sur le jeu vidéo ? La réponse est non. Il n'existe pas véritablement de synergie à ce niveau ou alors très marginalement (notamment lors de certaines game jam). Les investissements sont tels que certains secrets de fabrication sont jalousement gardés. Si aujourd'hui vous demandez à quiconque de vous donner le nom d'un spécialiste de l'IA dans le monde du jeu vidéo moderne, mis à part quelques esthètes ou connaisseurs passionnés, il y a très peu de figures emblématiques qui se révéleront instantanément dans la conversation.
Peter Molyneux tente le pari Milo sur Xbox
Vous rappelez vous de Project Milo ? Alors que le nom « Kinect » était encore dans les cartons et que le monde avait encore sur les lèvres l'étrange nom de code : « Project Natal », Peter Molyneux tentait de pousser l'intelligence artificielle comme une valeur concrète du gaming en en faisant une démonstration sur les planches de l'E3 2009. Déjà avec Black and White, Molyneux avait placé la barre haut : l'énorme créature que le joueur contrôlait, apprenait en fonction d'exemples applicables ingame, et un système de récompenses / punitions que l'utilisateur lui imputait. Le doux dingue, que certains adulent ou détestent, a en tout cas eu avec son Project Milo une réponse de la part du public et de l'industriel plutôt mitigée. Le monde du jeu vidéo est-il prêt à adopter de nouveaux formats applicables au niveau de son intelligence artificielle pour évoluer ?
Les jeux tributaires d'une IA exceptionnelle sont ils trop complexes pour les joueurs ?
Kasparov ne dira pas le contraire. Le célèbre champion d'échecs perdait en 1997 sa partie contre Deeper Blue le superordinateur spécialisé dans le jeu. La revanche de l'ordinateur n'est pas un épiphénomène. L'idée de créer des intelligences artificielles qui surpassent celles de l'humain, n'est pas un but en soi du jeu vidéo. À quoi bon jouer pour perdre ? Se mesurer à d'autres joueurs est déjà possible sur le multijoueur d'un jeu. Implémentée de manière fonctionnelle dans Forza, le jeu de course de Microsoft propose même un système de « Drivatar » qui gomme complètement l'intégration d'intelligence artificielle dans le jeu. Une tendance ?
L'intelligence artificielle du jeu apprend et évolue en permanence. Plus vous progressez, plus les Drivatars progressent. Si votre performance est moindre sur une course, cela n'aura pas de répercussions sur le Drivatar pour autant.
En ce qui concerne les joueurs qui se connectent pour saboter les parties des autres, sachez que le Drivatar ne prend pas en compte ceux qui conduisent à contresens par exemple. Le système n'enregistre pas ce type de comportements.
Les avancées de l'intelligence artificielle dans les jeux actuels est minime. La standardisation des concepts a permis de sédentariser des licences pour présenter des marques fortes au public. Des marques que les joueurs consommeront d'années en années. L'utilisation du CPU est dédiée à de multiples tâches et pour le moment, affecter de multiples états à des automates ou agents, dans un jeu vidéo qui aura coûté des millions de dollars à produire est un risque que certains développeurs ne veulent pas prendre.
De plus en plus de joueurs accordent de l'importance à l'esthétique d'un jeu, à sa réalisation, cette logique vampirisante pousse aussi à standardiser les productions. Bien plus loin, plus un jeu est complexe et moins il attire de monde. Le tube de l'été n'a jamais été un morceau de musique classique et ce n'est insulter personne que de le rappeler, juste un fait. L'industrie vend, les joueurs achètent. Et lorsqu'un format marche et qu'une foule l'adopte, le mimétisme comportemental des individus qui composent cette foule, valorise forcément le produit en bout de chaîne.
Aujourd'hui Uncharted 4 est le représentant de cette tendance où tous les aspects du jeu sont « polish » au maximum mais ne sont pas, en soi, nouveaux ou exotiques. Patterns des agents / automates, prise de décision de l'IA, animation, recherche de chemin, compréhension des automates de l'univers dans lequel ils évoluent pour éviter les collisions disgracieuses, cohésion des automates (les agents restent en groupe), arbre de comportement des agents. Naughty Dog récite ses gammes pour proposer une expérience cinématique aux joueurs. Le vidéomaker NX gamer explique les avancées technologiques du dernier épisode de la série dans un épisode dédié de sa série Breakdown :
Les androïdes rêvent-ils de moutons électroniques ?
Si l'intelligence artificielle continue de se développer, elle est au service de l'e-Commerce, de la robotique, ou même des moteurs de recherches. Un outil sous contrôle. Le Deep Learning ou apprentissage profond est désormais très en vogue chez les géants du secteur. Pêle mêle Microsoft, Google, Amazon, ont déjà adopté cette « nouvelle philosophie » qui matérialise le nouveau système cognitif des machines. Reconnaître pour mieux apprendre, apprendre pour réfléchir, réfléchir pour agir. Parfois même rêver.
Tant et si bien qu’aujourd’hui certaines intelligences artificielles jouent même aux jeux vidéo sans que l'on ne leur ai rien appris. C'est le cas de la société Deepmind dont l'intelligence artificielle aura appris à jouer à 49 jeux par le biais de l'expérience pure. Ajouter aux amis sur Steam ? C'est également le cas pour Watson, le nouveau superordinateur d'IBM, allant remporter Jeopardy face à de vrais humains. Watson aura juste eu besoin de donner à chaque fois la bonne question, à la réponse qui lui était proposée. Élémentaire mon cher Lock Holmes.
La boucle se boucle. Alors que cette dernière naissait d'expérimentations entre la relation homme-machine. Angelina est la première intelligence artificielle à créer elle même un jeu vidéo lors de la Game Jam de Lundum Dare de 2014 (vidéo ci dessus). Les machines pourront-elles un jour, d'elles mêmes, par rapport à tout ce qu'elles ont appris de l'humain proposer de nouveaux concepts pour nous amuser ? Difficile à dire, nous préférons en tout cas leur laisser le dernier mot, car si un jour cette intelligence ne servait pas directement des motifs de gameplay traditionnel mais ouvrait les pistes si chères à David Cage sur les émotions des joueurs. Ce serait fondamentalement une nouvelle étape dans notre appréciation de ce qu'est une machine ou non et d'un nouvel espace de cohabitation entre intelligences pures. Vous imaginez-vous jouer à un jeu qui vous comprend ?
merci à Pablo Cruz Lara pour son aide