Ecrit par Edouard, gamer et voyageur invétéré, Joueurs du monde est une initiative visant à visiter un total de 12 pays afin d'y étudier les habitudes et difficultés rencontrées par les acteurs locaux du jeu vidéo. Voici le premier article centré sur le jeu en Inde.
Le cricket est un jeu indien, accidentellement découvert par les Anglais.
Ashis Nand, The tao of Cricket : On Games of Destiny and the Destiny of Games
Un type frêle en tenue blanche moulante roule des mécaniques et se pavane jusqu'au pitch pour aller jeter la balle une énième fois. Il va tenter de dégommer ce qu'on appelle un guichet, à savoir trois petits pieux de bois surmontés de témoins, en lançant bras tendu et par-dessus l'épaule une balle au cœur de liège et aux coutures apparentes. Ici, comme la balle est rarement neuve, on ne lance pas trop fort, on privilégie les effets aux balles rapides, apparemment c'est plus efficace. En face de lui, un autre gars, avec un casque, la même tenue qui lui serre les cuisses et une énorme batte. Son but, empêcher la destruction du guichet et batter la balle hors de portée de ses adversaires. Des couples comme ça, il y en a des centaines en vue. Partout le son des battes, qui frappent le sol plus que les balles. Partout le rire des petits qui tapent leurs premières balles ou « prennent leurs premiers guichets ». Aujourd'hui c'est dimanche, et comme chaque dimanche à Churchgate, des milliers de personnes se rassemblent pour jouer au cricket. Ce n'est pourtant pas le sport national officiel en Inde, qui est en fait le hockey sur gazon, et pourtant : le cricket a envahi les stades, les parcs et les rues, les films, les livres, et bien sûr le jeu vidéo...
Adapter le cricket en jeu vidéo ?
Toutefois, quand on commence à s'intéresser au sport et à ses règles absconses, on s'aperçoit que créer un jeu de cricket semble être un défi d'envergure. La première entrave, c'est le temps. L'échelle de temps d'une partie de cricket est difficilement transposable à l'écran. Les matchs peuvent durer plusieurs jours, rythmés par la lente rotation des lanceurs et des équipes. Il paraît alors difficile de proposer une simulation de cricket à son public, sauf en créant un système de sauvegarde innovant. Encore plus improbable : tenter de concevoir un mode de duel en ligne, pour faire ressortir l'aspect compétitif du jeu. Comment deux opposants pourraient-ils être connectés simultanément sur une durée de plusieurs jours ? Des obstacles comme ceux-ci, il en existe des dizaines et des dizaines, et on s'en aperçoit bien vite, même sans être "troisième dan de cricket".
Le football n'est pas toujours la meilleure solution
Pour répondre au problème du temps, certains me diront qu'un match de football, ça dure 90 minutes, et que pourtant, manette en mains, on ne joue jamais beaucoup plus de 10 minutes. Certes, mais la bonne question à se poser, c'est quelles modifications, en termes de règles et de physique, ont été imposées au football réel pour aboutir à cela ? Pourquoi, malgré tout, un match virtuel qui ne dure que 10 minutes a finalement un nombre d'actions et de buts similaire à un match réel ? C'est dans la physique du jeu qu'il faut aller chercher ces réponses. Pour densifier l'action, un programmeur peut par exemple modifier imperceptiblement les probabilités d'interception de la balle, d'arrêts du gardien, la vitesse de pointe de l'ensemble des joueurs, la précision d'une passe en profondeur, etc.
Attention, le sujet est pourtant plus complexe. Voulant savoir pourquoi le nombre de buts était similaire en fins de parties, j'ai posé la question à Nicolas Robert, qui a travaillé chez Konami sur PES, et il m'a confié qu'ils n'ont « jamais vraiment fait attention à ça », mais que « le travail sur le réalisme et la qualité des contrôles, des interactions entre les joueurs, fait naître de lui-même cette impression d'équilibre ». Quoi qu'il en soit, la compression du temps d'un match de football n'est possible que parce que le football est un jeu avec une succession continue et frénétique d'actions.
Tu tires ou tu pointes ?
Le cricket, c'est pas vraiment "frénétique", pas plus que la pétanque ou les fléchettes. Ce sport prend sa source dans la répétition et l'enchaînement de très courtes séquences de jeu, lancer-batte-course, qui se répètent inlassablement. Dès lors, il n'existe que peu de solutions pour réduire la durée du jeu. Diminuer le nombre de lancers nécessaires pour sortir un lanceur serait criminel, parce que ça serait toucher à la règle, ce qui est en général très mal vu des fans mais surtout parce que cela empêcherait les meilleurs lanceurs de rester longtemps en jeu (les probabilités ne se vérifient que dans les grands nombres de lancers !). Pire, toucher aux statistiques des joueurs serait une erreur fatale. Comment pourrait-on accepter que des joueurs légendaires comme Jacques Kallis ou Sachin Tendulkar se fassent toujours sortir au bout de 5 minutes à cause de contraintes de temps ? Cela équivaudrait à prétexter que des joueurs comme Messi ou Ibrahimovic n'arrivent pas à courir plus de 5 minutes parce qu'ils n'ont pas le physique. C'est une chose impensable pour un amateur de sport, et ceci en grande partie parce que ça n'est pas quelque chose que cet amateur a l'habitude de voir. Dans le petit monde des jeux de sport, il est souvent requis que le jeu lui-même ressemble à ce qu'on peut en voir sur le petit écran.
Les jeux de sports modernes, ou la simulation de charentaises
C'est tout de même étonnant. Avec la liberté qu'un développeur a pour placer une caméra, pourquoi avoir progressivement privilégié la vue de côté dans un jeu de football, ou la vue de dos dans un jeu de tennis ? Si certains des premiers jeux de sport utilisaient des caméras originales et parfois assez ergonomiques ou immersives (un scrolling sur la balle ou sur le point équidistant des deux joueurs contrôlés par les deux équipes), la tendance actuelle est d'user et d'abuser des techniques de mise en scène télévisuelle. Les exemples sont légion. Parmi eux, l'intégration systématique de commentaires sportifs aux jeux modernes, qui sont des sons extradiégétiques, c'est-à-dire qu'il ne sont normalement pas perçus par les joueurs à l'écran, les acteurs de l'action. Cette incorporation est tout à fait incompatible avec la notion de simulation de match de foot du point de vue du joueur, par définition, et n'est autre qu'un pur artifice pour recréer une ambiance télé. Dans la même famille, on peut citer les ralentis TV, les affichages du temps et du score, du nom des équipes, la façon de présenter les hymnes... « tout comme à la télé ». Jouer à un jeu de sport dorénavant revient à animer sa télé, à prendre possession de son fétiche préféré, plutôt qu'à simuler le sport lui-même.
Le cas du cricket
Le cricket n'échappe pas à la règle. Dans la plupart des jeux de cricket, la vue est placée derrière le lanceur, et au coup de batte, la balle part à plusieurs dizaines de mètres. Une caméra éloignée et très grand angle entre alors en jeu et on regarde nos petits joueurs cavaler sur la piste, sans trop voir qui ils sont ou qui a la balle. Ces caméras, on les retrouve lors de la retransmission des matchs réels. Cette contrainte, l'imposition de l'angle de vue, a un impact désastreux sur la possibilité de diversifier les contrôles. L'interface et le système de jeu, quand on joue le lanceur ou le batteur, sont simples et à vrai dire toujours trop simples. On choisit un effet, un lieu où l'on va lancer la balle, et pour savoir si notre lancer ou notre coup de batte a été précis ou non, on doit souvent participer à un petit jeu de timing avec des barres qui gigotent et des "zones de précision", le même mini-jeu qu'on retrouve dans un nombre incalculable de jeux de sport (surtout de lancer). La barre est souvent rouge et verte et rend compte de tout et de rien, depuis la précision d'un lancer franc au basket à la force avec laquelle on frappe un pingouin dans Yeti Sport. Ce n'est pourtant que lors de ce mini-jeu et pendant ce seul moment que le jeu de cricket va impliquer le joueur, lui autoriser un impact sur la suite des événements. C'est sa seule fenêtre d'interaction, et donc le seul instant où le jeu est un peu ludique. Le reste du temps, on navigue sans choisir dans les menus, on simule des actions et on regarde la course des différents joueurs. Un peu pauvre...
Un gameplay pour tous
Le problème avec le cricket, c'est sans doute qu'il n'a pas trouvé son pendant vidéoludique. Si l'on dépouille la majorité des jeux de sport de leur enveloppe graphique, on s'aperçoit que beaucoup d'entre eux se sont en fait inspirés au fil du temps de game concepts solides provenant de jeux de différentes origines. Les studios de développement essaient de faire des jeux vidéo et pas de la « simulation », ceci malgré les contraintes que cela impose, notamment celles liées à l'interface homme-machine, qui n'est pas un ballon, un club ou une fléchette, mais bien une manette ou un clavier. Ainsi, FIFA ou PES, avec entre autres leurs cercles de sélection autour des personnages, leurs gestions de l'agressivité de l'IA, et surtout leurs radars déterminant la position des joueurs, ressemblent à s'y méprendre à des titres de micromanagement en temps réel. Pro Cycling Manager ou Tour de France sont des jeux de stratégie, et ne soulignent que cet aspect du sport. La plupart des jeux d'athlétisme sont en fait des jeux de button bashing, ceux de golf des jeux d'optimisation de trajectoire. Le cricket lui se cherche toujours, malgré quelques essais pas franchement courageux, et pas franchement réussis de titres comme Cricket Manager ou Cricket Coach, des jeux de management d'équipe, où vous incarnez le coach d'une équipe.
« Je veu me metre au jeux de criquet, mé je sé pas part ou commencé »
Pas d'inquiétude, je suis là pour te guider. Tu as raison, il est tout de même intéressant de se pencher sur les jeux de cricket, ne serait-ce que "pour voir", et selon moi pour en comprendre les défauts. Pas vraiment populaires en France, il est difficile de trouver ceux qui valent la peine de s'y attarder, surtout qu'il y a beaucoup de déchets, et c'est d'autant plus compliqué quand on n'est pas anglophone. Alors pour toi, j'ai interrogé Shailesh Prabhu, de chez Yellow Monkey Studios, qui m'a indiqué les titres à essayer.
En premier lieu, il y a le jeu fondateur, Brian Lara International Cricket, l’ancêtre, celui qui a imposé les codes de tous les jeux qui vont suivre, pour le meilleur et pour le pire. En somme, le FIFA 98 des jeux de cricket. Vous pouvez le trouver sur Megadrive si vous êtes brave (ou vous trouverez sans doute une ROM quelque part sinon), ou bien sur PC à l'époque. Après cet opus, les jeux de cricket se suivent et se ressemblent, jusqu'à récemment, avec Don Bradman 2014, qui essaie d'innover un peu, avec un système de management plus avancé qui ne m'a pas trop fait grincer des dents. Enfin, sur mobiles, je vous conseille Real Cricket 14, qui est un jeu bourré de publicités, mais qui est très classique et permet grâce à cela d'illustrer correctement ce que j'ai pu déblatérer dans cet article, à propos de la caméra ou du système de jeu notamment.
Le cricket, c'est vraiment pas pour moi
On est sorti des grands terrains de Churchgate, mais le jeu continue dans la rue. Des gosses partout, qui jouent parfois très près des voitures, et qui slaloment entre les passants. Je demande à un groupe d'ados s'ils peuvent m'apprendre à batter. Je soupèse le gros morceau de bois. C'est assez lourd mais je fais le fier, et demande qu'on me traite comme l'un d'entre eux. La balle prend beaucoup trop d'effets pour moi et je la rate par trois fois, assez misérablement d'ailleurs, mes petits bras étant plus emportés par la batte qu'ils ne la contrôlent. La quatrième fois je tape comme une mule dans la balle, qui vole par-dessus le mur d'enceinte d'un lotissement, ce dernier étant surmonté de barbelés et de tessons de bouteilles. Il y en a pas mal comme ça ici. Les gosses me jettent un regard noir et se lancent dans une escalade que je n'aurais pas tentée en rêve. Je m'éclipse sur la pointe des pieds, comme un voleur, je n'ai pas vraiment envie de voir ça, surtout si ça tourne mal. Ça n'est pas encore aujourd'hui que je ferai face à mes responsabilités « comme un homme ».
Cet article est écrit et proposé par Edouard, voyageur moderne à l'origine de l'initiative "Joueurs du monde".