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Vous aimez les jeux vidéo ? Vous aimez les mangas ? Pourquoi ne pas combiner les deux en vous intéressant aux mangas traitant de jeux vidéo ? C’est ce que je me propose de faire aujourd’hui, en vous présentant, après Yureka, une autre de ces œuvres hybrides, Démokratia.
Je m'y attends, celle-ci risque fort de vous paraître moins légitime à figurer dans ces colonnes. Mais avant de m'incendier, lisez ci-dessous et vous comprendrez l'objet de ma démarche.
S’il ne parle pas directement de jeu vidéo pur et dur, le nouveau manga de Motorô Mase (Ikigami) est pourtant à rattacher au potentiel dixième art. Notre média préféré peut ainsi prendre de multiples formes très éloignées de la traditionnelle aventure console ou arcade, au travers de jeux, que dis-je, d’expériences sociologiques mais néanmoins ludiques, par écran interposé. Citons en vrac Ouverture Facile, Curiosity, In Memoriam ou encore le tout récent Her Story. On y trouve également de nombreux rapports avec les applications communautaires sur réseaux sociaux et smartphones. Tant de jeux peu conventionnels, mais des jeux vidéo quand même, vous en conviendrez.
Démokratia (le jeu fictif) est de ceux-là : ayant inventé un astucieux système de décision basé sur les votes en ligne d'un panel d'utilisateurs, Taku Maezawa, étudiant en ingénierie, se laisse convaincre par une de ses relations, un étudiant en robotique, d'appliquer son système à un nouveau type de robot humanoïde extrêmement réaliste. Délire d'ivrognes ou simple défi, les voilà donc qui élaborent une véritable expérience sociale destinée à tester les limites de leurs inventions respectives.
Ainsi naît Maï, robot dernier cri en tous points similaire à une jeune femme mais dénué de toute conscience personnelle : grâce aux compétences de Taku, les deux compères ont monté un véritable réseau sur lequel reposera tout le système.
Se présentant sous la forme d'une application aléatoirement envoyée à 3.000 internautes, Démokratia leur propose au travers de leurs choix unitaires de participer au contrôle de la gynoïde. Le fonctionnement en est plutôt simple : à chaque instant, les "joueurs" pseudanonymes peuvent déposer une proposition d'action à faire entreprendre par Maï. Il peut s'agir d'une phrase à prononcer, d'un geste à faire ou de suites d'actions plus complexes. Selon le système élaboré par Taku, les utilisateurs peuvent ensuite consulter et voter pour les actions qu'ils préfèrent, qui remontent ou descendent dans les listes selon leur popularité. Le désir du plus grand nombre est enfin arrêté, et le prototype exécute alors l'action grâce à son corps physique. Si le temps de la découverte du jeu entraîne une sérieuse latence dans les actions de Maï, les joueurs auront tôt fait de s'approprier la mécanique pour rendre leur avatar commun plus humain.
Le système ainsi créé ressemble finalement assez à ce que l'on a pu voir dans la vraie vie, sur l'expérience Twitch Plays Pokemon. Dans cette expérience interactive, les touches pressées par les viewers étaient alors interprétées et exécutées à chaque seconde par le jeu, ce qui, compte tenu de la pensée collective divergente et des nombreux trolls, donnaient un joyeux bordel. Pourtant, avec de la persévérance, le jeu finit par parvenir à sa fin, et a engendré du même coup plusieurs spin-off et mèmes dédiés. Quand je vous dit que les relations du manga avec le jeu vidéo sont nombreuses et variées ...
Au travers de ce "jeu", dont les joueurs ne sont que des pions inutiles pris seuls à seuls, les créateurs ambitionnent de faire naître un véritable être divin, transcendant l'espèce humaine au niveau de la prise de décision. Maï est, pour ceux qu'elle rencontre, une véritable jeune femme, fort jolie au demeurant - ce qui lui vaudra quelques déboires, mais chut -, et les décisions prises par le groupe d'utilisateurs la rendent quasi humaine, tout en lui fournissant la puissance de calcul décisionnel des milliards de neurones de chacun d'entre eux. Pourtant, comme dans toute histoire similaire, l'Homme risque de payer cher sa prétention. Toutes les précautions semblent avoir été prises pour éviter tout problème potentiel qui pourrait survenir si d'aventure un joueur découvrait l'identité de Maï, ou sa localisation. Ainsi les participants ne voient qu'au travers des yeux de Maï, à la première personne, et toute indication est automatiquement masquée à leur regard - les textes sont brouillés, les noms détectés et remplacés et les visages floutés. Les contrôles, directement sur smartphone, se font par champs texte et mettent en jeu diverses jauges contrôlant la fluidité des actions du robot. Un chat instantané entre les participants est également de la partie. Si cet habillage très jeu vidéo est censé garantir l'anonymat de tous et que les sentiments des joueurs resteront détachés, les deux créateurs ont négligé l'importance du facteur humain dans leurs calculs. Telle la créature de Frankenstein, la conscience pléthorique de Maï - qui n'est dès lors pas soumise aux lois de la robotique - va rapidement surpasser toutes les espérances et leur échapper. Salement.
On s'arrêtera là dans la description pour éviter de spoiler. Si vous avez déjà lu d'autres œuvres de l'auteur, vous savez que celui-ci est particulièrement friand de scénarios d'anticipation et de morales à en tirer. Démokratia s'inscrit dans la même ligne. De nombreuses conclusions (socio)logiques peuvent être isolées dans ce manga : le phénomène des masses sur Internet lorsque les utilisateurs agissent de concert parfois même au mépris de la personne humaine, pour créer une seule et même entité inarrêtable, fonctionnant par une logique de groupe catalysée par un but commun. La dilution de la responsabilité de l'individu dans celle du groupe soudé. L'humanisation d'un objet inanimé (Maï en l'occurrence) aux yeux de ceux qui s'impliquent (trop) dans leur mission. La prise de pouvoir du virtuel sur le réel. Tant de problèmes possiblement rencontrés dès lors que l'on cesse d'utiliser un espace communautaire ou ludique à bon escient.
Parallèlement, les expériences vécues par procuration par les joueurs vont leur permettre de se transcender, d’évoluer en se libérant du carcan qui les retenait. On suit ainsi plus particulièrement 3 personnages au cours des deux premiers tomes. Chacun d'eux, tout comme leurs camarades anonymes certainement, font face à un problème particulier dont ils ne peuvent se départir seuls. Mais grâce à leur expérience vis-à-vis de Maï et de ses rencontres riches en événements, voilà qu'ils trouveront la force de surmonter leur faiblesse. Bien évidemment, on peut trouver cela un peu facile. Cependant cette résolution doit être prise comme une possibilité : qui n'a pas un jour trouvé des réponses salutaires dans l'expérience des autres, sur Internet ou ailleurs ? Quel individu maladivement timide n'a pas constaté une légère amélioration à la suite de discussions par l'intermédiaire d'un écran ? Loin d’être qu’une œuvre d’anticipation bête et méchante, Démokratia s’échine à montrer ce que l’on peut tirer de pire comme de meilleur des relations en ligne, au travers de jeux ou de réseaux sociaux. Le jeu vidéo, comme le Web ou les autres médias, peut constituer un exutoire possible, un outil ou un élément de réponse à diverses problématiques, du moment que l'on n’en est pas uniquement spectateur. C'est là l'une des conclusions que je me plairai à tirer de ce manga.
Démokratia est un seinen manga de Motorô Mase, en cours de publication depuis août 2013 au Japon. A cette date, deux des quatre volumes déjà parus ont été publiés en France par Kazé Manga. Les deux autres devraient suivre en septembre et décembre 2015. Vous pouvez retrouver plus d’informations sur le site officiel de l’éditeur. Un trailer est également disponible, si vous souhaitez vous faire une idée.
Toutes les images de cet article proviennent de la preview de l'éditeur français, Kazé Manga, disponible gratuitement sur cette page.