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Vous aimez les jeux vidéo ? Vous aimez les mangas ? Pourquoi ne pas combiner les deux en vous intéressant aux mangas traitant de jeu vidéo ? C’est ce que je me propose de faire aujourd’hui, en vous présentant l’une de ces œuvres hybrides, en attendant potentiellement d'en traiter quelques autres. La première à avoir l'insigne honneur d'une présentation, c'est Yureka.
Plus précisément, il s’agit d’un Manhwa, à savoir une bande dessinée coréenne au format très similaire au manga (habituellement nippon) que l’on connaît tous. Pour la petite histoire, le Manhwa a connu une diffusion plus tardive que son homologue japonais, mais a été bien représenté en France au début des années 2000 notamment par les éditions SEEBD et ses labels Tokebi (l’équivalent d’un Shonen) et Saphira (équivalent d’un Shojo). Le format n’a pourtant pas connu un engouement aussi important que le manga, et malgré sa subsistance aujourd’hui encore au travers de plusieurs éditeurs, a perdu de sa superbe. Si j’en parle, c’est que l’impact de l’éclatement de cette « bulle Manhwa » en France s’est aussi ressenti directement sur la publication de Yureka.
Fruit de la collaboration de la dessinatrice Kim Youn Kyung et du scénariste Son Hee-Joon, Yureka est publiée dès 2000 dans son pays d’origine et compte à l’heure actuelle 41 volumes, publication toujours en cours. En tout cas en Corée, car l’édition française a connu bien des déboires : publiée à l’origine sous la bannière Tokebi, l’œuvre connaît un coup d’arrêt au volume 26 en raison du dépôt de bilan de l’éditeur SEEBD. Reprise en 2009 par les éditions Samji au même titre que d’autres titres issus de SEEBD, la cessation d'activité du label en 2011 met un point final à la publication française de Yureka avec le volume 34. S’il est peu probable qu’un éditeur se relance dans l’aventure de sitôt (mais sait-on jamais…), l’histoire proposée au long des volumes déjà publiés est pourtant largement digne d’intérêt.
Yureka, j’ai trouvé !
Comme de nombreux représentants du média en manga, Yureka prend place dans un univers MMORPG fictif, propice aux rencontres mais aussi aux dérives souvent fantasmées de la réalité virtuelle : lâcher-prise avec le réel, abus de temps de jeu qui rejaillit sur la sociabilité des protagonistes, voire carrément mise en danger de la personne physique aux commandes des avatars, ingérance des compagnies de développement / édition dans la vie des joueurs. Tout cela sera abordé à des niveaux divers, avec plus ou moins de leçons à tirer sur nos propres agissements IRL. Si le sujet n’est pas nouveau, car bien connu en France par l’intermédiaire de la série-fleuve .Hack et ses déclinaisons RPG, animes, OAV et mangas papier ou plus récemment par la publication de la licence similaire Sword Art Online (on parlera probablement de ces deux-là un autre jour), Yureka faisait en l'an 2000 office d’originalité.
L’histoire prend place dans un monde chronologiquement en tout point similaire au nôtre, malgré la quasi-absence de références au monde réel. A une exception près : les systèmes de Réalité Virtuelle (VR) sont ici technologiquement bien plus développés et permettent la reconstruction complète de la personne réelle sous forme d’avatars en jeu, contrôlés ensuite par l’esprit du joueur. La législation va d’ailleurs de pair avec cet encadrement de l’identité virtuelle, et il est ici illégal et théoriquement impossible de parcourir les jeux en ligne sous une forme autre que son corps d’origine. De fait, chaque joueur doit subir un scan corporel qui fera office d’ID, à renouveler annuellement.
C’est d’ailleurs ce qui va faire basculer la vie de notre protagoniste Jangkun, lycéen féru du MMORPG médiéval Lost Saga qu’il parcourt de longue date avec ses deux camarades de classe. Son avatar Lotto est d’ailleurs l’un des plus forts personnages du jeu, tout comme Adol et Boromir, respectivement avatars de Wunsuk et Kwansu. A force d’efforts, ces trois-là sont parvenus à maîtriser deux classes différentes, ce que nul joueur normal ne pensait possible. A l’occasion du renouvellement de son ID, le jeune homme court sur pattes (particularité souvent notée pour le mettre en rogne) rentre dans la cabine de modélisation 3D et tombe nez-à-poitrine avec celle d’une jeune fille blonde pour le moins court vêtue, puisque le processus s’effectue complètement nu histoire de retranscrire les moindres détails physiques. Après un moment de gêne, Jangkun peut enfin utiliser la cabine, mais en ressortant marche sur un disque-ID portant la mention Yureka, qu’il emporte avec lui machinalement. En rentrant chez lui, il se connecte directement à Lost Saga et s’en va saluer ses compagnons habituels à la taverne du coin.
Seulement, les deux compères ne le reconnaissent absolument pas. Et pour cause, c’est sous les traits de la blonde qu’il se balade en ville pour une bête inversion des CD de données d’identité. Passé le choc de se voir aux commandes d’un corps qui n’est pas le sien, féminin et bien achalandé qui plus est, et potentiellement issu d’un hack, il décide de se servir de cette particularité pour jouer un bon tour à ses amis sous les traits de la jeune épéiste débutante qu'il nomme Yureka. Les voilà donc partis pour une courte quête, au cours de laquelle Lotto s’aperçoit de l’étrangeté de ce personnage : si celle-ci semble être une noob complète, ne disposant d’aucune faculté spéciale autre que la base de sa classe, ses caractéristiques de vie, défense, force et autres sont toutes bloquées à leur maximum, lui donnant une puissance disproportionnée pour son niveau. Et pour rajouter un peu de piment, il entend des voix. Histoire de ne pas avoir à s’expliquer de ses facultés défiant la logique même du jeu devant ses amis qui commencent à se poser des questions, il prend soudainement la fuite pour se reconnecter avec son avatar habituel, en attendant de tirer ça au clair.
Nouveau retournement de situation, c’est une Yureka douée d’une volonté propre qui vient à sa rencontre comme si l’avatar fortuitement créé avait subsisté dans l’univers de données du jeu. Faisant bonne figure auprès d’Adol et Boromir, elle finit pourtant par se confier à Lotto qu’elle considère comme son créateur. Vraisemblablement amnésique, impossible pour Lotto de déterminer s’il s’agit de la détentrice de l’ID originale qui lui joue un tour, ou une Intelligence Artificielle qui aurait pris corps spontanément. Voilà qui constituera le point de départ d’une longue aventure vidéoludique, où les relations naissantes entre personnages in-game se mêleront à la recherche de la vérité IRL, entre piratage et machinations industrielles.
Level-up !
Etant destiné aux adolescents, Yureka reprend une grande partie des codes du shonen nekketsu en les adaptant à l’univers du jeu fictif. Même si le cadre d’un RPG ne devrait pas permettre d’outrepasser les limites fixées par les programmeurs, le dépassement de soi est bien présent ici car les protagonistes ou leurs rivaux parviennent toujours à utiliser ce que d’aucuns appellent le gameplay émergent à leur avantage, en plus de leur habileté naturelle qui rentre aussi en jeu. Lost Saga est en effet si bien construit et détaillé que de nombreuses règles et mécaniques de jeu effectives restent à découvrir. En combinant les effets d'équipements de haut niveau à certaines des capacités inhérentes à leurs classes, ils découvrent parfois de nouveaux effets très utiles en combat - au point de casser les règles, voire d’autres complétement inutiles : l’un des personnages est d’ailleurs spécialisé dans ce domaine et a appris à mesure d'expérience tant des mécaniques culinaires méconnues que grappillé çà et là diverses techniques dans un large panel de classes, au point qu’on le définit comme une classe spéciale (Ranger) à lui tout seul. Les personnages surpassent les limites fixées par le jeu, n’abandonnent pas facilement, rivalisent d’ingéniosité pour se sortir des situations, et malgré le fait qu’ils se trouvent sur un simple jeu sur le Net, vivent l’aventure intensément. Ce dernier point est d’ailleurs renforcé lorsqu’on met en jeu la vie de Yureka, simple IA dont l’esprit pourrait ne pas se relever d’un game over, et que l’on comprend que différents bugs potentiellement dangereux se développent peu à peu dans Lost Saga. Comme dit plus haut, il s'agit là de l'un des sujets "sensibles" dont traite le manhwa, au même titre que les dérives telles que l'attachement déraisonnable à un personnage fictif, ou "l'addiction" (avec de grosses pincettes sur l'utilisation du terme) à ces univers permanents, véritable sujet de société au pays du matin calme. Pourtant, le manhwa s'escrime à brosser un tableau moins pessimiste, puisque si les protagonistes mettent tout leur temps libre, voire une partie de leurs heures de boulot au service du level-up et des évènements spéciaux in-game, ils trouvent ce faisant leur place au sein d'une communauté, et un vrai rayon de soleil dans une vie autrement bien morne. Aux adorables PNJ s'ajoutent de très nombreux personnages joueurs, qui finissent par tisser des liens et se retrouver finalement hors du jeu.
L’univers du Lost Saga, et par extension celui du manga, s’avère donc particulièrement riche. Avec ce gameplay dense et bien développé, choix et modelage des classes et cette richesse intrinsèque des mécaniques, background et du large panel de personnages, on aimerait pouvoir l’arpenter nous-mêmes dans un jeu vidéo dérivé, mais cela n’arrivera pas. Cet univers et les lois qui le régissent se dévoilent petit à petit pour ne pas noyer le lecteur. Notez d’ailleurs que le premier volume tout entier est consacré à cet aspect-là, avant que le second volume n’introduise le personnage de Yureka pour véritablement lancer l’aventure. Le manga s’étale déjà sur plus de 40 volumes, découpés en arcs bien distincts : passée la phase de la découverte, plusieurs volumes feront gagner les personnages et la relation Yureka / Lotto en épaisseur au cours d’un tournoi. S’ensuit un évènement au cours duquel les cartes seront largement redistribuées. Le tout bien sûr, se déroulant en parallèle de l’enquête hors du jeu de Jangkun et des autres protagonistes sur la véritable nature de Yureka, et de Lost Saga tout entier. On trouve aussi une bonne dose d’humour, bien souligné par des persos passant parfois en SD, ou une Yureka tendance Nekomata facétieuse quand lui prend l’envie de jouer un mauvais tour. Les moments épiques et combats flamboyants, bien servi par des dessins soignés, complètent idéalement le tableau. Un vrai plus pour ce jeu-livre, qui s'avère véritablement plaisant à la lecture.
Yureka constitue, que vous soyez ou non amateurs de MMORPG, une très bonne histoire mettant en scène notre média préféré, et un immanquable dans ce style d'histoires. S’il est regrettable de ne pas avoir accès à la suite de l’épopée en français, ceux qui s’y intéressent trouveront facilement des traductions amateurs sur Internet. Quand on aime une quête, on la mène jusqu’au bout.