Souvent comparés, parfois opposés, le jeu vidéo et le cinéma marchent tous les deux sur des routes séparées dont la proximité, la concomitance, varient en fonction des genres et de l'esprit créatif de certains. Et si les joueurs n'ont probablement pas fini de débattre sur l'intérêt des QTE, le travail de David Cage ou les visual novels, je vous propose aujourd'hui de faire un compromis et de vous pencher avec moi sur l'histoire des jeux inspirés directement par la Seconde Guerre mondiale. Et plus particulièrement des FPS, qui doivent énormément au monde du cinéma... ce que l'on ne saurait critiquer aujourd'hui.
Comme tous nos articles "Débat et opinion", cet article est le fruit de mes réflexions, et représente mon avis personnel sur une problématique donnée (ici, FPS et Seconde Guerre mondiale). Il ne reflète donc pas l'avis du reste de la rédaction de jeuxvideo.com. Ceci étant dit, discutons, mes bons.
Si les jeux traitant de la Première Guerre mondiale sont plutôt rares (la configuration du conflit, sans doute), on ne peut pas en dire autant lorsqu'il s'agit de celle qui a eu lieu vingt ans après celle qui devait, pourtant, être "la der' des der'". Tous les genres ou presque y sont passés : FPS, RTS, MOBA, shoot'em up... Et cela assez tôt, qui plus est. Dans les années 80 déjà, les joueurs pouvaient profiter de certains projets ambitieux, comme Trinity, ou Silent Service. Mais malgré leurs qualités, les deux jeux sortaient à une époque où les moyens techniques étaient encore assez limités ; et si Silent Service (développé par Sid Meier !) nous mettait effectivement dans la peau d'un capitaine de sous-marin, en pleine Guerre du Pacifique, Trinity lui était plus mystérieux. Tenant là encore plus du roman interactif que du jeu vidéo pur jus, le jeu évoquait avec une grande justesse les origines de la bombe nucléaire, pour s'éloigner petit à petit du sujet qui nous intéresse aujourd'hui, alors que nous allons bientôt fêter les 70 ans de l'Armistice.
Mais voyez-vous, il y a subitement eu un tournant, autant dans la façon de traiter le sujet que dans la popularité du genre, et selon moi, tout est venu du monde du cinéma, qui a énormément inspiré certains studios de jeux vidéo, les poussant à terme à créer certains des FPS les plus importants de l'histoire du genre, et qui inspireront ensuite de très nombreuses créations. Tout a à cause de quelques films ? Laissez moi vous exposer mon idée.
Au commencement, le néant (ou presque)
Le titre est sans doute exagéré, mais comme je vous le disais un peu plus haut, il y a véritablement eu un changement qui s'est produit dans la fin des années 90. Si certains me voient peut-être déjà venir, je vous demanderai simplement d'attendre un instant, et de me laisser revenir encore un petit peu dans le temps. Remontons d'ailleurs immédiatement aux années 90, à leur tout début. En mai 1992 pour être plus précis, puisque c'est à cette date que va sortir l'un des jeux les plus importants de l'histoire des FPS : Wolfenstein 3D. Sorti sur PC, Mac, Super Nintendo et tout un tas d'autres consoles (même la Jaguar a eu droit à son portage, c'est dire), le jeu a un lien direct avec la Seconde Guerre mondiale, puisque le joueur y incarne un soldat américain qui tente de s'échapper d'un château rempli de méchants nazis (et de tout un tas d'autres saletés d'ailleurs). Le FPS moderne n'en est qu'à ses premiers bégaiements, mais on a déjà l'essentiel : des séquences de shoot nerveuses, une ambiance oppressante (les croix gammées provoquent rarement un sentiment de sécurité) et... ben oui, des nazis. Cette vision de la Deuxième Guerre mondiale est très limitée, et si le jeu a fait sensation à l'époque, force est de constater, avec le recul, que celui-ci n'avait pas grand-chose de plus à mettre en valeur : pas de véritable mise en scène, et des enjeux terriblement déshumanisés, ne créant aucune empathie avec les personnages, et n'impliquant que superficiellement le joueur. Il s'agissait grosso modo de vider ses chargeurs dans tout ce qui ressemblait vaguement à un amateur de bretzel. Eh oui, c'est un vilain cliché, mais Wolfenstein 3D en est un aussi.
Notre Gaming Live de Wolfenstein 3D, avec Franck et Dinowan
Cela dit, en tant que proto-embryon, le jeu pose des bases solides, sur lesquelles vont se construire d'autres succès, à commencer par Doom, et d'autres FPS à venir comme Quake ou Counter-Strike, ou Half-Life, des jeux qui vont populariser le genre et lui donner ses lettres de noblesse. Et surtout, il mêle FPS et Seconde Guerre mondiale, notre sujet aujourd'hui, un mélange appelé à offrir aux gamers de grands moments.
1998 : Spielberg frappe fort
1998, retenez cette année, car elle va tout changer. Et pas seulement parce que vous pouviez chanter Yakalelo sans vous faire tabasser par la Police du bon goût, mais aussi parce que c'est en 1998 que le réalisateur Steven Spielberg va sortir l'un de ses plus grands films (de mon point de vue, en tout cas) : Il faut sauver le soldat Ryan. Si vous ne l'avez jamais vu, sachez qu'il présente une petite escouade de soldats américains fraîchement débarqués en France, et qui est chargée de retrouver un soldat (le fameux Ryan), dernier survivant de sa fratrie, afin qu'il rentre en Amérique. Récompensé par 5 Oscars, le film est violent, parfois très cru, mais... terriblement humain, évitant au passage un certain manichéisme. C'est surtout sa mise en scène qui a frappé les spectateurs, et notamment celle du fameux débarquement à Omaha Beach, le 6 juin 1944. La séquence, d'un réalisme glaçant, va inspirer bien des développeurs de jeux vidéo.
Je pensais incorporer à cet article un extrait du débarquement, selon Spielberg, mais les images étant particulièrement violentes, je préfère vous laisser un lien, ici. Libre à vous de cliquer ou non, mais soyez prévenus : certaines images pourraient choquer les âmes sensibles.
Avec le succès d'un jeu comme Half-Life, et du "Soldat Ryan", les studios vont comprendre l'importance du scénario, et la mise en scène dans les FPS : il ne suffit plus de simplement plonger le joueur dans un labyrinthe avec un fusil à pompe pour proposer une expérience de jeu véritablement intéressante. Et avec le film de Spielberg, certains éditeurs et développeurs ont fleuré le bon filon : la Seconde Guerre mondiale (même encore aujourd'hui en 2015) est un sujet qui intéresse énormément de personnes. En 1998, Il faut sauver le soldat Ryan l'a prouvé en générant un peu moins de 500 millions de dollars de recettes grâce aux entrées en salles.
Medal of Honor : EA ouvre la voie
Un peu plus d'un an après la sortie en salles du film, EA, par le biais du studio DreamWorks Interactive, sort Medal of Honor. Le jeu est un FPS, se déroule en pleine Seconde Guerre mondiale, et vous met dans la peau du soldat Jimmy Patterson. Votre mission : réaliser une suite de missions secrètes pour accélérer la défaite du nazisme. Le jeu est techniquement impressionnant, exigeant, et présente une variété de situations qui épargne aux joueurs toute mièvrerie sur les prétendues vertues de la guerre. Le jeu ressemble donc énormément au film de Spielberg... et pour cause : le réalisateur a participé à l'écriture du scénario du jeu ! Les similitudes vont jusqu'à la bande-son du jeu ; et si l'on n'y trouve pas de compositions signées John Williams, il y a en revanche ces sons d'armes, d'impacts de balles, et ces cris allemands (qui nous rappellent les heures les plus sombres de notre histoire, bien entendu) que l'on finit par redouter. Ce sont surtout les bruits des armes qui rappellent Il Faut Sauver le Soldat Ryan : un son froid et sinistre comme la mort, notamment au niveau des impacts... Vous ne le saviez peut-être pas, mais pour rendre les scènes de combat plus crédibles encore, Spielberg et ses équipes avaient enregistré des centaines de sons, en tirant -notamment- sur des carcasses de boeufs. L'idée était de capter le son que produit une balle au moment où elle touche et pénètre la chair. Une idée de génie, si l'on peut dire, puisque dans le film, on retrouve cet aspect organique dans le son, très dérangeant tant il nous semble réel... et nous rappelle que nous ne sommes finalement que des morceaux de viande en mouvement. Une sensation peu agréable, que l'on retrouve dans Medal of Honor, faisant de lui un FPS un peu à part, et qui détonnait énormément au milieu des productions de l'époque.
Quoi qu'il en soit, le jeu est alors très bien noté, et l'accueil des joueurs est lui aussi très positif. Aujourd'hui moins hypé que Half-Life, il fait pourtant partie de ces titres qui ont marqué la fin des années 90 et toute l'histoire du FPS. Et qui dit succès dit suite, EA n'a donc pas hésité à proposer rapidement d'autres jeux estampillés "Medal of Honor". Allant toujours plus loin dans la mise en scène hyper spectaculaire, Medal of Honor : Débarquement allié vous propose carrément de revivre la scène du film de Spielberg, qui a là aussi participé à l'élaboration du titre. Une scène d'une intensité incroyable, surtout pour l'époque, et sur laquelle Electronic Arts avait basé une grande partie de sa campagne marketing. Très cinématographique, la scène, comme le jeu, convaincront plus de 7 millions de joueurs. Les Medal of Honor feront donc petit à petit partie du décor, jusqu'à se faire piquer la place par un certain Call of Duty, qui ne faisait, finalement, qu'emprunter la voie dessinée par le titre d'EA.
Rappelons qu'en 2001, Spielberg et Tom Hanks ont également créé la série Band of Brothers (Frères d'armes chez nous), dans laquelle le public découvre la Easy Compagny, un groupe de parachutistes américains. Marchant dans les pas de Il Faut Sauver le Soldat Ryan, elle a un peu plus ancré dans l'esprit des spectacteurs (et donc des joueurs) l'imagerie de la Seconde Guerre mondiale et de ses atrocités.
L'ogre Call of Duty
Après un titre comme Débarquement allié, que pouvaient faire les développeurs ? Aller toujours plus loin dans le réalisme et la mise en scène pétaradante. Voilà pourquoi Call of Duty, sorti en 2003, proposera au joueur d'épauler son arme pour viser plus précisément. L'aim-down-sight n'a pas été inventé par Treyarch ou Infinity Ward, mais leur premier titre (et les suivants) l'a clairement popularisé. En ajoutant à cela des effets de caméra donnant aux gamers l'impression de courir derrière leurs écrans, et en construisant leurs niveaux façon boulevard haussmannien, ils concentrent l'action autour du joueur, gonflant sa progression de scripts toujours plus impressionnants les uns que les autres... et terriblement immersifs. Difficile de ne trouver aucun charme à ce(s) nouveau(x) jeu(x), qui, en présentant la guerre de manière toujours plus réaliste, plus sombre, plus froide, se rapproche toujours plus du cinéma. Et si l'on n'est jamais loin de quelques instants de "bravitude" (© Ségolène Royal) très hollywoodiens, on est désormais à des lieues du FPS façon Wolfenstein 3D, au level design certes plus complexe, mais dont le but du joueur pouvait parfois paraître complètement insipide.
L'assaut contre Stalingrad dans le premier Call of Duty. La scène rappelle énormément l'introduction du film Stalingrad.
La série reprendra certains des événements les plus notables du conflit, quitte à faire la même chose que Medal of Honor. Call of Duty 2 proposera sa version du Jour J, avec un débarquement à la Pointe du Hoc à couper le souffle, là encore très inspiré du Jour le Plus Long... et du film de Spielberg. On entend les balles siffler, le soldat que l'on contrôle est sonné dès qu'il pose un pied sur la plage... la scène rappelle énormément Il Faut Sauver le Soldat Ryan, c'est certain. Et le pire, c'est que ça marche : on a vraiment l'impression d'y être, ce qui est à la fois terrible et franchement grisant.
L'attaque contre la pointe du Hoc, lors du D-Day, dans Call of Duty 2.
Call of Duty et ses suites ne sont pas les seuls jeux à s'être engouffrés dans la brèche ouverte par Medal of Honor. Les années 2000 ont été particulièrement marqué par le genre : les jeux s'inspirant de près (ou de loin) de la Seconde Guerre Mondiale se sont multipliés à vitesse grand V. Citons notamment Battlefield 1942 (2002), Sniper Elite (un TPS sorti en 2005), la série des Brothers In Arms (premier opus sorti en 2005), ou encore Resistance : Fall of Man (PS3), une uchronie particulièrement intéressante. Il y eu aussi des jeux beaucoup plus critiquables comme Hour of Victory (2007) ou le fameux History Channel : Battle For Pacific (2008). Et si l'on a frôlé l'indigestion, à un moment donné, il est amusant de constater qu'aujourd'hui beaucoup d'amateurs espèrent voir Call of Duty ou Battlefield effectuer un retour aux sources.
Du sang sur les cocotiers : La guerre dans le Pacifique
Figurez-vous qu'il n'y a pas que dans le jeu vidéo que le succès de Il Faut Sauver le Soldat Ryan a donné quelques idées. En 2001, le pyrotechnicien le réalisateur Michael Bay accouche de Pearl Harbor, un film... aux qualités disons inégales mais qui va mettre en avant la Guerre du Pacifique, dans laquelle s'affrontent notamment les troupes impériales japonaises et les GI américains. La représentation de l'attaque de Pearl Harbor faite par Bay est époustouflante, certains effets de caméra jusque-là jamais vus... ce qui, là encore, va inspirer plusieurs éditeurs et développeurs. En 2003 c'est donc Medal of Honor : Soleil Levant qui va permettre aux joueurs de "vivre" l'attaque de Pearl Harbor. La toute première mission, "Jour d'infamie", tire d'ailleurs son nom du fameux discours du président Roosevelt, au lendemain du carnage ; elle est particulièrement intense, plongeant très rapidement le joueur dans l'action, le tirant de sa couchette sans lui donner le temps de réfléchir... comme beaucoup de jeunes américains il y a 75 ans.
Et s'il faudra attendre 2008 pour voir Call of Duty suivre ce chemin, avec World at War, cela a finalement peu d'importance : deux films, sortis fin années 90 / début années 2000, ont largement inspiré les studios de développement de jeux et ont, par leur influence, permis à tout un genre de s'élever.
Après le succès de Band of Brothers, Spielberg et Hanks remettent le couvert en signant une nouvelle série traitant de la Seconde Guerre mondiale. On y suit notamment la vie de trois soldats américains se battant dans le Pacifique. Son nom : The Pacific (Band of Brothers : L'enfer du Pacifique en France). L'annonce du début des tournages, début 2007, a sans doute inspiré Call of Duty : World at War, sorti fin 2008 et qui pour la première fois dans l'histoire de la série, proposait quelques missions dépeignant la guerre du Pacifique. Une nouvelle qui avait bondir de joie de nombreux fans à l'époque, qui réclamaient un "Call of Duty : Pacific War" depuis un bon moment déjà.
Dinowan et Franck pataugent dans les jungles asiatiques de Call of Duty : World at War.
Conclusion
Qui, il y a 20 ans, aurait pu envisager que les FPS de demain n'auraient rien à envier aux superproductions hollywoodiennes ? Peu de monde en vérité. Puisque c'est bel et bien là que nous en sommes aujourd'hui. Aussi décriée soit la série, Call of Duty est aujourd'hui une référence en matière de mise en scène, avec des séquences parfois complètement dingues. Le fait que cela soit scripté n'y change rien : à l'écran, ça pète ! Passez-moi l'expression, mais c'est vrai. Même moi qui ne suis pas particulièrement fan de la série, j'ai toujours été assez impressionné par les séquences bricolées par Treyarch, Sledgehammer, Infinity Ward, et tous ceux qui ont travaillé sur les "Call of" sortis depuis 12 ans ; on finit même par oublier le level design longiligne... Et ça, qu'on aime ou pas, on le doit au monde du cinéma, sans qui le monde du FPS n'en serait peut-être pas là. Puisque aujourd'hui, énormément de FPS s'inspirent des différents Call of Duty, espérant séduire un public friand de sensations fortes... Puisque clairement, vous êtes nombreux à valider cette approche plus "cinématographique" du genre : chaque année, le dernier Call of Duty se vend par palettes, et nombreux sont ceux qui ne s'intéressent qu'à la campagne. Je vous laisse débattre de tout cela dans les commentaires !