Sont traitées ici les campagnes de précommandes des grands éditeurs, à distinguer des offres proposées par les indés, de l'alpha funding et du crowdfunding ainsi que le cas des campagnes des revendeurs.
A l'origine, la précommande, ou réservation, d'un bien est un service qui permet à un consommateur de s'assurer qu'il pourra mettre la main sur un produit qui a de fortes chances d'être difficile à trouver à sa sortie faute de stocks suffisants. Une pratique devenue omniprésente dans le jeu vidéo, ainsi que dans le monde de l'édition. C'est évidemment particulièrement recommandé à la sortie d'une nouvelle console, d'autant que les délais de production et de réapprovisionnement sont longs, et cela peut s'avérer judicieux dans le cas de certains jeux. Mais contrairement à ce qu'on pense, ce ne sont pas les gros blockbusters, attirant paradoxalement le plus grand nombre de précommandes, qui sont les plus susceptibles d'être difficiles à trouver mais au contraire les jeux de niche aux stocks limités et que les revendeurs hésitent à mettre en rayon. A quelques rares exceptions, les gros hits ne connaissent aucune rupture de stocks dans leurs premiers jours de commercialisation et il y aura du Call of Duty pour tout le monde la seconde semaine d'octobre parce que des millions de copies seront mises sous presse. Pourtant, depuis quelques années, par quelques habiles tours de magie, les éditeurs ont trouvé le moyen de convaincre les joueurs que les jeux sont des denrées rares, qui pourraient disparaître en quelques heures pour ne plus jamais revenir et qu'ils risquent de ne pas avoir de copie le jour de la sortie (ce qui serait dramatique).
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L'illusion de la rareté et quelques bonus sont donc les moteurs qui poussent les joueurs à précommander des jeux des mois, voire plus d'un an avant leur sortie, avant même la fin de leur développement, alors que tout ce qu'ils en connaissent repose sur une poignée de trailers. On le répète : payer pour un jeu encore en développement, en dehors d'un choix militant lié à du financement participatif, c'est un acte passablement irrationnel pourtant devenu un véritable business model pour les éditeurs qui y voient une solution miracle pour : stimuler les ventes en provoquant un achat compulsif sur une longue période, étaler les entrées d'argent et boucler le financement, court-circuiter la publication de tests ou le partage d'avis entre joueurs. Une folie qui touche à l'absurde quand la précommande concerne la vente dématérialisée...
Pourquoi précommander un jeu ?
Les joueurs voient plusieurs bénéfices à la précommande, mais la plupart des arguments avancés sont en fait généralement susurrés à leurs oreilles par les éditeurs eux-mêmes à grand renfort de messages subtils "réservez-vite votre copie", "profitez d'une offre exclusive" "commandez avant le [4 jours avant la levée d'embargo sur les tests] et recevez un DLC unique".
La peur de ne pas avoir son jeu à l'heure
Le premier argument est cette fameuse pseudo-rareté. Dans les faits, précommander un jeu avant sa sortie n'a quasiment aucun intérêt tant les stocks des gros hits sont conséquents, cela reste toutefois valable si on cherche à se procurer un titre plus confidentiel ou que l'on traite avec un petit revendeur isolé habitué à de petits stocks. Mais à moins de cas extrêmes comme GTA, n'allez pas imaginer que faute de précommandes un éditeur manquera d'exemplaires pour satisfaire la demande d'un AAA. S'il avait autant de doutes, il n'aurait pas engouffré des millions dans son développement. La préco vous évitera toutefois de faire la queue, c'est vrai... attendre le lendemain également. Et les longues files d'attente ne concernent que de rares sorties.
Un argument encore plus étrange quand il concerne la précommande de versions dématérialisées, même si la prévente a en théorie un avantage puisqu'elle permet, sur certaines plates-formes, de précharger son jeu afin d'étaler la charge des serveurs le jour de la sortie. Mais le cas est différent puisqu'on peut très bien faire cet achat anticipé à quelques heures de la mise en ligne. En outre, on a déjà vu à quel point, dans le cas de grosses sorties, le résultat bénéfique reste à démontrer, puisque le préchargement se déclenche de toute façon au même moment pour tout le monde et que les serveurs finissent par être dépassés le jour du lancement par les demandes d'authentification et les achats "retardataires".
Des bonus extravagants
Pour dépasser cette rareté illusoire, qui ne suffit pas toujours à convaincre, et inciter encore plus le consommateur à pré-acheter ses jeux, les éditeurs fournissent quantité de bonus de précommande ayant pour principal objectif de donner au joueur le sentiment qu'il est "spécial" parce qu'il peut chevaucher une licorne violette et que les autres et ben ils peuvent pas... du moins pas tout de suite puisque bien souvent ces contenus exclusifs finiront par atterrir dans un pack de contenus quelconque et que n'importe quel joueur pourra à son tour se sentir "spécial". Je caricature... mais pas tant que ça. Pour le joueur, obtenir un supplément simplement en décidant de réserver son jeu à l'avance c'est tout bénéf, mais c'est mettre le doigt dans un système étrange et ces contenus en valent-ils la peine ?
La plupart des bonus in-game ne changent rien à l'expérience de jeu, ils sont le plus souvent d'ordre cosmétique et quand ce n'est pas le cas on est en droit de se demander s'il est pertinent de proposer un avantage à un joueur et pas à un autre ? Dans le monde du free-to-play, cela fait hurler au pay-to-win... Parfois, il s'agira de missions supplémentaires, mais qui peut dire avoir été chamboulé par ce qui le plus souvent n'est qu'une quête annexe bonus qu'un studio a été contraint de concevoir parce qu'il fallait donner du pain à manger à telle ou telle enseigne de vente ? Ou pire, un contenu carrément coupé du jeu original pour être changé en bonus ? La découpe en tranches des jeux tant décriée par les joueurs est en partie encouragée par les joueurs eux-mêmes lorsqu'ils cliquent sur le bouton précommander.
En outre, vous pouvez être sûr que ces contenus finiront par être mis à la disposition de tous les joueurs, quand il n'est pas tout simplement possible de les débloquer au prix de quelques efforts en mode multijoueur ou en solo, le bonus n'étant en fait qu'un accès simplifié. Quant aux bonus physiques, figurines, cartes, pin's et bananes, combien finissent par prendre la poussière sur une étagère ou carrément en vente sur le Net ?
Payer son jeu moins cher
Les précommandes sont parfois accompagnées de remises qui peuvent elles aussi motiver les troupes. Mais elles dépassent rarement 10% du prix total, soit 7 euros sur 70. Ce n'est pas négligeable, mais combien de boutiques proposent les mêmes tarifs après la commercialisation du jeu ? Voire plus en vérité, les remises allant jusqu'à 15 ou 20 %. Et pour peu que l'on prenne un peu de recul en se souvenant qu'après tout rien ne presse, on peut aussi patienter le temps de voir arriver une promotion. Bon là, je vous l'accorde, c'est plus facile à dire qu'à faire dans un milieu dominé par l'impatience. Il n'empêche que même si payer moins cher est en soi une excellente raison, en cas de déception, se dire qu'on a payé 60 euros au lieu de 70 n'est qu'une maigre consolation.
Obtenir l'édition collector méga limitée
L'édition collector est une arme de commande massive. Son développement va de pair avec l'explosion du modèle de la préco, lorsque les petits bonus ne suffisent pas, on sort l'artillerie lourde, la grosse édition avec statuette, artbook, carte du jeu et tout le toutim. Une version vendue plus cher, voire beaucoup plus cher. On rejoue ici la carte de la rareté et de l'objet à collectionner. Mais combien de joueurs sont réellement collectionneurs ? Et lorsque le jeu en question se révèle être une affreuse daube, y a-t-il une fierté ou un réconfort à posséder une belle statuette ? Et surtout, ces objets sont-ils vraiment si rares et exclusivement réservés aux précommandes quand une simple recherche sur les sites de vente fait ressortir des éditions collector toutes neuves de jeux sortis il y a plusieurs mois ? Parfois au tiers de leur prix de lancement s'il vous plaît. C'est par exemple le cas de l'édition collector réservée aux préco de Aliens Colonial Marines, en médaillon. La statuette compense certainement la médiocrité du titre.
Pourquoi pousser les précommandes ?
En revanche, pour un éditeur, la précommande est un don du ciel. Elle présente de nombreux avantages dont le premier est d'offrir une estimation de la popularité d'un jeu, un argument que l'on peut ensuite faire valoir un peu partout, y compris auprès des joueurs eux-mêmes puisque, cercle vicieux ou vertueux, les éditeurs n’hésitent pas à communiquer sur le nombre de précommandes comme s'ils venaient vous dire directement : "t'as vu, tout le monde en veut alors toi aussi réserve vite." Et... ça marche. On peut désormais s’enorgueillir du succès commercial d'un jeu plusieurs mois avant sa mise en rayon. C'est la victoire du marketing sur le bon sens.
Débits immédiats, acomptes : Ventes assurées et rentrées d'argent
Donner la possibilité aux joueurs d'acheter par avance est également un excellent moyen de stabiliser sa trésorerie. Les politiques de paiement et de débit des éditeurs (on laisse le cas des enseignes ici) varient énormément, parfois on ne vous demande rien, parfois un acompte, parfois la totalité, tout dépend où vous passez commande. Les achats effectués sur Battle.net par exemple sont immédiatement débités par Blizzard. Les choses sont suffisamment peu claires pour que des messages apparaissent encore régulièrement sur les forums. Pour l'éditeur, la précommande n'est jamais que l'équivalent d'une alpha funding pour un développeur indépendant, à ceci près que vous n'avez pas votre mot à dire sur le jeu et que vous n'aurez aucun privilège autre qu'une skin violette si vous commandez sur Origin / Uplay / Steam, rouge chez Micromania, verte chez Amazon ou bariolée sur la FNAC. En attendant, au lieu d'avoir à attendre la sortie du jeu pour engranger les profits, la compagnie peut déjà commencer à les amasser et à faire tourner l'argent. Et comme les annulations sont relativement rares, avoir à rembourser des précommandes n'est pas vraiment un problème. En somme, en précommandant, vous devenez la banque de l'éditeur. C'est ce modèle qui sert de base à l'alpha et au crowdfunding qui proposent de payer pour financer, mais l'esprit et la démarche ne sont pas tout à fait les mêmes, chacun en conviendra.
Capter l'attention et capturer la vente
Capturer le joueur est enfin le but ultime de la précommande qui anticipe le moment où le jeu sera acheté et l'éloigne de celui où on connaîtra son contenu. Une campagne de précommande s'étalant sur plusieurs mois, ce n'est rien d'autre que la moissonneuse qui vient récolter les fruits du "buzz". On crée la vague avec une belle promesse et on surfe dessus avant qu'elle ne s'évanouisse ou pire, que l'attention du consommateur soit attirée par un autre produit. Chaque trailer, chaque info est susceptible de donner envie de posséder le jeu et acheter en avance, c'est déjà un peu posséder. Avant la quasi-systématisation des offres de préco, cet engouement était perdu, à présent on peut capturer le client sur un coup de tête et rallonger la période durant laquelle un titre réalise ses ventes.
Image : Toujours penser à rappeler que le jeu est en précommande à la fin de son trailer
Une façon de capitaliser sur l'achat compulsif qui n'est pas sans rappeler d'autres méthodes de vente. On peut citer son exact inverse : la vente flash sur Internet. Un beau message "vente flash, dépêchez-vous plus que deux heures", quelques rappels clignotants un peu partout et l'effet est garanti : si ça clignote et que ça ne dure pas longtemps, c'est forcément une bonne affaire. Dans l'urgence, on ne prend pas le temps de regarder ailleurs alors même qu'il n'est pas rare (ni systématique) que ces ventes exceptionnelles ne soient en réalité que de petites promos pas si intéressantes parmi lesquelles ont trouve en effet un vieux produit bradé à -75% sur des centaines qui se retrouvent à des tarifs finalement peu compétitifs. Une pratique dont certaines enseignes ont la triste réputation d'être spécialistes. Le consommateur est hameçonné.
En outre, un individu engagé dans sa démarche d'achat est potentiellement déjà conquis et change rarement d'avis, à moins évidemment qu'un cataclysme de communication ou de mauvais augures ne viennent l’inquiéter. Et la démarche même de l'annulation est souvent plus délicate que celle de la commande. La communication ne doit cependant connaître aucune fausse note car même pour un titre à la qualité indiscutable, la moindre galerie de screenshots laissant craindre un niveau technique jugé insuffisant peut avoir un effet néfaste sur la manne providentielle.
Assurer les ventes avant les tests et le partage d'avis entre joueurs
Et justement, les éditeurs verrouillent de plus en plus fermement la publication d'avis sur leurs titres. Si vous vous demandez pourquoi les démos semblent de plus en plus être des reliques du passé pour les plus grosses productions, ce n'est pas parce qu'il est "impossible de retranscrire l'essence du jeu dans une démo" comme on l'entend régulièrement, mais en bonne partie pour éviter autant que possible d'éventuels retours négatifs, justifiés ou pas (au passage, il est amusant de noter que l'industrie de la musique fait l'exact inverse, multipliant les pré-écoutes en ligne pour pousser le bouche à oreille et stimuler les ventes le jour J). Mais l'embargo sur les tests est l'arme absolue pour éviter toute nuisance. Les jeux étant une propriété intellectuelle, ils sont soumis à des règles, ou plutôt nous sommes soumis à des règles. Une fois le jeu sorti, vous pouvez en dire ce que vous voulez, personne ne peut rien y faire et de toute façon, dans le sujet qui nous intéresse, ça n'a déjà plus d'importance. En revanche, si autrefois publier un test avant la sortie d'un jeu était monnaie courante grâce aux versions fournies par l'éditeur, ces dernières sont aujourd'hui accompagnées de contrats dont vous connaissez les initiales : NDA, alias "je te fournis une version pour que tu aies le temps de tester le jeu, mais tu ne publies pas le test avant sa sortie" ou même deux jours avant d'ailleurs puisque 48 heures sont souvent la limite accordée pour annuler une commande.
Non seulement l'éditeur court-circuite les vecteurs d’opinions habituels, les tests et le bouche à oreille, mais il a aussi une chance de convertir à sa cause des joueurs qui auront parfois tendance à défendre bec et ongles le soft sur lequel ils ont décidé de parier plusieurs mois à l'avance. Il peut être plus facile de rester campé sur sa position que d'admettre qu'on s'est fait hypnotiser par les jolies images. D'autant que la volonté d’engranger les intentions d'achat le plus tôt possible pousse le recours à des méthodes de communication hasardeuses déjà courantes dans l'industrie, comme les démo "vertical slice", ces fameuses séquences de gameplay surgonflées d'une qualité pas vraiment accessible dans un jeu complet (voire bidonnée) ou les target renders, de pures animations 3D qu'on voudrait faire passer pour du temps réel. Une technique qui peut mal tourner ceci dit, Ubisoft en fait les frais avec Watch Dogs dont le rendu ne cesse de décroître depuis sa mirobolante présentation. Fatale erreur car la pratique étant des plus mal appréciées et la comparaison douloureuse, on a facilement tendance à trouver le jeu de "plus en plus laid" alors qu'il est simplement devenu "normal".
https://www.youtube.com/watch?v=mqnAbRpyqfIEn somme, le joueur qui cède aux sirènes de l'achat anticipé, de ses bonus merveilleux et de son ticket prioritaire doit le faire sur les promesses du marketing ou de previews qui demeurent, on ne le rappellera jamais assez, de simples impressions sur une portion réduite et pas un gage de la qualité finale du jeu. Pourtant, au sacrifice de quelques items superflus, il pourrait, comme c'était autrefois la règle, lire plusieurs tests et recueillir l'opinion d'autres joueurs afin de savoir si le jeu est bon et si oui ou non son contenu lui convient... et accessoirement se prémunir contre ce qui reste au final un vaste piège marketing.