Considéré comme une véritable institution en matière de bande dessinée, Enki Bilal s'est présenté à nous comme "quelqu'un de très mobile en matière de disciplines artistiques et qui a la chance de pouvoir tenter des expériences". Et justement, il nous parle de son arrivée dans le monde du jeu vidéo qui a abouti au développement de Nikopol.
Jeuvideo.com : Pouvez-vous nous parler de vos relations avec le jeu vidéo en général ?
Enki Bilal : Avant Nikopol, elles étaient quasiment inexistantes. Je savais l'existence du jeu vidéo, le jeu vidéo connaissait mon existence. J'avais été approché à diverses reprises, notamment au début de mon projet de film "Immortel", par des Japonais qui souhaitaient en faire une adaptation en jeu. Ça ne s'est pas fait parce que je n'ai pas suivi l'affaire et que je considère que ce sont des montages financiers très complexes. Donc, je ne voulais pas m'en occuper. Donc, je serai tenté de dire qu'il s'agissait plutôt de non relations avant que White Bird me contacte et me propose cette aventure autour de Nikopol.
Jeuvideo.com : Et justement, comment présenteriez-vous ce jeu ?
Enki Bilal : Ce que je peux dire de Nikopol, c'est qu'il est né sous une étoile un peu particulière, ce que je trouve assez intéressant. Je suis un néophyte absolu dans le domaine du jeu vidéo. Mon univers graphique est connu sur le plan éditorial ou cinématographique et il me semblait intéressant que ce jeu se construise autour de ma naïveté en la matière puisque j'ai dit oui à quelque chose que je ne maîtrisais pas. Je trouve cette approche relativement originale. Bien sûr, tout cela a demandé du travail et une certaine mise au point de départ mais j'ai accepté volontairement cette prise de risques. De plus, j'ai été présent aux moments clés de la fabrication du jeu avec toujours à l'esprit cette idée de donner de l'espace à l'équipe de développement car, d'emblée, il était clair que cela ne pouvait pas et ne devait être une copie de mon travail. Il fallait que ce soit une sorte de protubérance, de dérive de l'univers des albums afin d'atteindre le statut d'élément inédit et autonome. Je crois que ce rapport à la liberté est plutôt atypique dans la création de jeux.
Jeuvideo.com : Pour autant, peut-on qualifier de secondaire le rôle que vous avez joué dans le développement du jeu ?
Enki Bilal : Non, je ne pense pas qu'on puisse dire cela. Mon implication dans le jeu n'a pas été secondaire. Elle a été omniprésente en fonction de concepts qui avaient été mis au point en amont. Première chose : en ce qui concerne le scénario, je souhaitais qu'on oublie l'aspect géopolitique et idéologique des albums. Il fallait s'orienter vers quelque chose de plus contemporain, plus en rapport avec le monde d'aujourd'hui, à savoir l'aspect spirituel des choses, l'omniprésence du religieux. Tout cela constitue des éléments qui me semblent importants pour décrire un futur relativement proche. Cela, c'est un constat de départ qui a été admis par l'équipe de White Bird. Ensuite, au niveau graphique, j'ai vraiment voulu qu'on évite le copier-coller de mon style. Ayant réalisé un film avec des éléments en 3D, je sais que c'est un pari impossible. J'ai donc laissé une liberté relative aux équipes pour qu'elles réinventent un univers bien entendu inspiré de mon univers graphique. Il fallait lui ajouter le prisme de la texture des jeux vidéo qui est identique. Tous les jeux vidéo se ressemblent plus ou moins puisque c'est de la 3D, c'est de l'image de synthèse.
Jeuvideo.com : Dans quel élément de Nikopol diriez-vous qu'on retrouve "l'esprit Bilal" ? Est-ce davantage dans le graphisme, les personnages ou le contexte du jeu ?
Enki Bilal : Je ne suis peut-être pas le mieux placé pour définir ce que vous appelez "l'esprit Bilal". On m'en parle le plus souvent en me citant des choses qui me surprennent. Je pense donc que c'est la vision de chacun qui compte. Quand on juge le travail d'un artiste, chacun apporte sa part de subjectivité. Donc, je ne peux pas juger de cela. Il me semble que c'est présent un peu dans tous les éléments du jeu mais parcimonieusement. Et c'est cela qui me plaît car je n'avais pas envie d'une surdose. On peut trouver un certain nombre de caractéristiques dans les personnages, dans les vêtements, dans les décors et dans la texture générale de l'image. C'est quelque chose qui est palpable. L'impression que me donnent les avis que j'ai recueillis jusque-là, c'est que le résultat est "plus ou moins fidèle". Je n'en attendais pas plus.
Jeuvideo.com : Comme Nikopol est un jeu d'aventure, il reprend des mécaniques qui sont indissociables du genre. En tant que scénariste, n'avez-vous pas eu l'impression qu'il a fallu faire passer l'intrigue au deuxième plan pour qu'elle serve ces mécaniques ?
Enki Bilal : Encore une fois, je n'ai pas voulu intervenir dans la fabrication du jeu. Je ne pense pas avoir les connaissances nécessaires pour ça. J'ai fait confiance à l'équipe. Je savais que le scénario allait avoir son importance et qu'il s'agissait d'une intrigue relativement ambitieuse pour le domaine du jeu vidéo. Ça, ça me convenait. Au-delà, ce n'était pas à moi de doser les différents éléments. Je pense que, dans un jeu vidéo, il y a des comportements qui sont des passages obligés mais je n'ai aucun problème avec cette notion.
Jeuvideo.com : Que diriez-vous pour rassurer les fans de votre oeuvre en bande dessinée et leur confirmer qu'ils ne seront pas trahis par ce jeu s'ils envisagent de se le procurer ?
Enki Bilal : Je vais tout de suite rassurer mes fans : ils vont être très déçus car ce n'est pas du tout une copie conforme de l'album. C'est plus un prolongement. Mais justement, j'espère que comme il s'agit de quelque chose d'inédit, de nouveau et de décalé, ils vont suivre notre démarche. Je me souviens de gens qui avaient été déçus par le film Immortel parce qu'ils trouvaient que ce n'était pas fidèle aux albums. Ce type de réaction me consterne car on ne parle absolument pas de choses comparables. Les albums se suffisent à eux-mêmes et un film ou un jeu est un objet totalement autonome.
Jeuvideo.com : Merci, M. Bilal.