Quand il s'agit de se définir lui-même, Benoît Sokal hésite un instant entre dessinateur et développeur de jeux avant de se décider pour auteur multimédia, "Dans la mesure où je pratique plusieurs médias", ajoute-t-il. Nous nous sommes assis quelques instants avec lui pour parler de son travail de touche-à-tout en général et de L'Ile Noyée en particulier.
jeuxvideo.com > La société White Birds que vous avez fondée produit des jeux à un rythme assez soutenu et régulier. Considérez-vous vous-même avoir un planning chargé ?
Benoît Sokal : Oui
jeuxvideo.com > Avec une telle cadence, quels critères de qualité vous imposez-vous ?
Benoît Sokal : C'est très simple : je m'arrête quand il n'y a plus de sous. C'est aussi simple que ça. Il y a deux critères qui sont dictés à la fois par mes collègues de White Birds et par Micro App', c'est que j'émets l'envie de faire un jeu et je me plie aux critères des éditeurs et du marché. Par exemple, on ne pourra pas faire un jeu d'aventure à 10 millions d'euros. Ce n'est pas possible car on n'en vendra pas assez. Je le regrette amèrement car je suis prêt à dépenser cet argent à condition qu'il permette d'emmener le joueur encore plus loin mais on sait que ce n'est pas réaliste. Comme quand je faisais une bande dessinée. On me disait : "Il faut qu'elle fasse 46 pages, pas une de plus.". Et il fallait que je fasse quelque chose avec ça. Par exemple, le développement de L'île Noyée s'est terminé dans la fièvre. Si on prend l'exemple de Paradise, on y a mis quatre mondes. Pourquoi ? Pourquoi pas dix ? Pourquoi pas vingt ? Il n'y a pas vraiment de raison à ça. Personnellement, j'adore développer des mondes imaginaires. Que tout cela découle de contraintes imposées par les distributeurs et le marché international, peu importe. Moi je vois avec mon éditeur, en l'occurrence Micro Application, quelles sont les règles, quel est l'état du marché, etc. Pour L'Île Noyée, il est clair que c'est un jeu différent des titres précédents. C'est un monde clos, plus resserré. Mais cela correspond bien à ce qu'est le jeu vidéo d'aventure aujourd'hui. Et lors du développement de notre prochain jeu, on se reposera ce même type de questions.
jeuxvideo.com > Ces contraintes vous aident-elles à travailler ou vous limitent-elles ?
Benoît Sokal : Les deux, bien sûr. Cela aide car il est toujours confortable d'avoir des contraintes. Si on reprend l'exemple des mondes infinis, on risque de se diluer, d'emmerder le joueur... Or ma tâche première c'est bien d'éviter l'ennui du joueur.
jeuxvideo.com > Revenons à ce facteur de rythme soutenu. Comment ne plongez-vous pas dans la routine ?
Benoît Sokal : Quand j'étais jeune et que je faisais uniquement de la BD, j'attaquais un album en sachant qu'il me faudrait dessiner pendant un ou deux ans pour le réaliser. Cela avait un côté confortable et, de fait, je n'accumulais pas des projets différents comme c'est le cas aujourd'hui. Malgré tout, pendant que je dessinais cette BD, le ou les projets suivants mûrissaient dans ma tête. Il m'arrivait alors de me retrouver sur des idées qui étaient nées cinq, six ou même dix ou vingt ans auparavant. Aujourd'hui, je ne travaille plus seul. Ce qui m'intéresse, c'est qu'une partie du boulot soit faite par d'autres. Je ne suis ni le gourou de White Birds, ni un patron de droit divin qui prêcherait la bonne parole et qui sort des jeux. C'est White Birds qui sort des jeux et qui, au fil des années, développe une espèce de savoir-faire qui nous permet, par exemple de sortir L'Île Noyée cette année alors que sa production avait commencé avant que Paradise ne soit achevé. Ce sont des choses qui se chevauchent. Ce n'est qu'une question d'organisation. Une partie de l'équipe commençait à travailler sur L'Île Noyée alors que je terminais Paradise.
jeuxvideo.com > Mais justement, quel est votre travail au sein de White Birds ?
Benoît Sokal : Souvent, j'écris le scénario. Je participe au game design. Mais le game design est un travail d'équipe puisque c'est souvent géré comme un brainstorming, on se lance la balle. Ce n'est pas un travail solitaire. Je me charge de la direction artistique de tout ce qui est image. Je retouche personnellement dans Photoshop et dans Combustion toutes les images du jeu, une par une. Il n'est pas rare que je réécrive les dialogues. Je vais aux séances de doublages. Là, je fais un peu un boulot de réalisateur. Je choisis les comédiens, je tâche de les diriger du mieux possible pour que leur travail corresponde à l'ambiance du jeu. Ce n'est pas facile dans le jeu vidéo car il y a beaucoup de phrases qui se répètent, des jeux de questions-réponses auxquels il faut apporter des intonations différentes.
jeuxvideo.com > Le projet L'Île Noyée se résumera-t-il à un seul jeu ou y'a-t-il quelque chose de plus ambitieux derrière ?
Benoît Sokal : L'idée de départ ne vient pas vraiment de moi mais d'Olivier Fontenay qui m'a suggéré de faire des jeux policiers. L'Île Noyée est à la base une enquête de l'Inspecteur Canardo dont on a vaguement repris les grandes lignes. De mon côté, je trouvais intéressant d'établir des règles du jeu assez précises et de proposer dans l'avenir à des grands du roman policier de s'inscrire dans ces règles précises, c'est-à-dire de venir avec une histoire originale, avec leur univers et de se greffer sur une équipe de développeurs de jeux vidéo. Ils en deviendraient donc le scénariste ou plus si affinités. De mon côté, j'aurais un boulot d'organisateur. Cela permettrait d'ouvrir un peu le jeu. Au départ, on leur dirait : "Les règles sont simples. Il y a un inspecteur, dix coupables potentiels, un mort et cela se passe dans un lieu clos.".
jeuxvideo.com > Peut-on comparer cela à ce qui s'est fait en littérature policière avec la série "Le Poulpe", c'est-à-dire des romans ayant un même personnage central et dont chaque volume est écrit par un auteur différent, sachant qu'un auteur n'aura le droit de n'en faire qu'un ?
Benoît Sokal : On peut comparer cela à beaucoup de choses. Par exemple, les épisodes de Navarro sont écrits par des auteurs de romans policiers. Tout le monde sait bien que ce n'est plus Tito Taupin qui écrit Navarro. Sauf que pour Navarro, le contexte est très important avec la prise en compte des personnages, d'un quartier de Paris, etc. Notre projet reste beaucoup plus libre. Il y a simplement cette espèce de schéma à la Cluedo assez simple à gérer. Le seul impératif, c'est la présence de dix personnages qui seront vraiment des coupables potentiels.
jeuxvideo.com > Concernant ces règles, autoriseriez-vous des variations comme, par exemple, imaginer que tous les suspects soient coupables ?
Benoît Sokal : Non. C'est une pirouette et nous voulons que les auteurs restent vraiment dans le domaine du jeu. Pour avoir vu cela dans mille romans policiers, on sait que quand tout le monde est coupable, personne n'est coupable. C'est rigolo, ça peut marcher dans la littérature mais, bon... Un jeu vidéo impose d'autres rouages qu'il est intéressant d'explorer. Mais il peut y avoir des accointances. On peut imaginer que celui qui est coupable ne voulait pas tuer mais qu'il y a été poussé par quelqu'un d'autre. Cela pourrait fourvoyer le joueur et le forcer à étudier ses indices. Imaginons qu'on trouve un suspect avec l'arme à la main, etc. C'est intéressant parce que cela mène à une sorte de fausse piste qui ressemble à une voie royale qui s'avère en fait nulle après quelques investigations.
jeuxvideo.com > Sur le même ordre d'idée, peut-on imaginer que le coupable soit l'enquêteur ?
Benoît Sokal : Non plus. Je ne vais pas dire : "Non, ce ne sera jamais comme ça.". Si le concept perdure un peu, il va évoluer. C'est juste une autre histoire. Tout cela, ce sont des ressorts qui marchent bien dans les romans. Mais on n'est pas dans un roman. Si on transgresse les règles imposées par le jeu vidéo, on va peut-être s'amuser en tant qu'auteurs mais le joueur ne va pas y trouver son compte.
jeuxvideo.com > Pourtant, si série il y a, on peut imaginer qu'elle évolue.
Benoît Sokal : Oui. Si vous venez m'interviewer pour le dixième épisode, on peut imaginer que je vous dise : "Cette fois-ci c'est un peu différent. Vous verrez...". C'est un argument marketing valable pour réveiller une série. Et donc, cela peut exister...
jeuxvideo.com > Le contexte pourra-t-il bouger ? Peut-on imaginer ce principe appliqué dans le passé ou dans le futur ou faudra-t-il vraiment tout respecter à la lettre, utiliser toujours le même flic, etc ?
Benoît Sokal : Avoir toujours le même flic, c'est à voir. Cela me semblerait très contraignant.
jeuxvideo.com > L'idée que vous en avez, c'est que cela ressemble à chaque fois à l'univers du premier jeu ?
Benoît Sokal : Non, sinon je ne ferais pas appel à d'autres auteurs.
jeuxvideo.com > Donc quelqu'un peut venir vous proposer une enquête policière se déroulant dans une station spatiale ?
Benoît Sokal : La seule chose que je ne sais pas encore, c'est le choix qu'il faut faire entre deux possibilités. D'abord, garder le même flic et demander aux auteurs de l'épaissir psychologiquement, sachant qu'aujourd'hui il est relativement creux comme tous les personnages qui doivent s'introduire dans un univers et poser des questions. Les suites pourraient l'épaissir. Autre possibilité : les laisser construire un autre personnage d'enquêteur. A côté de cela, l'intrigue peut effectivement se dérouler dans une station spatiale.
jeuxvideo.com > Les dialogues de L'Île Noyée qui aideront les joueurs à se forger leur opinion seront-ils à choix multiples ?
Benoît Sokal : Non.
jeuxvideo.com > Il faudra donc les épuiser avant de passer à autre chose ?
Benoît Sokal : Il faudra d'abord les provoquer dans le sens où vous devrez en premier lieu découvrir des indices avant de poser des questions. Vous pourrez cliquer jusqu'à avoir toutes les infos mais cela ne suffira pas au joueur. Là, il faudra choisir la bonne phrase qui, combinée à ce dont vous disposez dans le gestionnaire des indices vous permettra d'arriver aux conclusions qui s'imposent. Même si, au début, on a l'impression de pouvoir tout faire dire aux gens, il faudra déduire ses conclusions selon les éléments dont on disposera en comparant.
jeuxvideo.com > Avez-vous écrit un passé à Jack Norm, le personnage d'enquêteur dans L'Île Noyée ?
Benoît Sokal : Pas vraiment, non. C'est un flic parmi tant d'autres. J'ai imaginé qu'il était breton. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Sans doute son côté un peu têtu, peu influençable. Dans le jeu, une femme essaie de lui faire du charme sans succès. Pour le moment, cela reste un personnage assez ouvert.
jeuxvideo.com > Vous dites qu'il est têtu. Cela se traduit-il d'une manière spécifique dans le jeu ?
Benoît Sokal : Non. C'est tout simplement un personnage qui pose des questions. Techniquement, on ne peut pas charger un enquêteur de tous les défauts de la Terre et lui faire mener une enquête. Ça ne marche pas. C'est un peu pour cela que Tintin est un personnage très simple, une tête ronde, deux points pour les yeux, entouré de personnages très hauts en couleurs. Ce schéma-là fonctionne. Au bout d'un moment, certains auteurs donnent des manies à leurs personnages. On voit d'abord Sherlock Holmes mener ses enquêtes puis on découvre qu'il joue du violon pour se concentrer puis, plus tard, on se rend compte que c'est un héroïnomane, qu'il déprime, etc. Mais cela vient après. C'est en premier temps un enquêteur. Sur un autre registre, c'est comme la femme de Columbo. Il en parle une première fois puis cela devient systématique mais cela reste du niveau de l'anecdote. Cela ne va jamais plus loin que ça.
jeuxvideo.com > Il reste un grand mystère à éclairer : quelles sont les relations de Benoît Sokal avec le jeu vidéo mise à part la création ? A quoi jouez-vous ? On vous imagine mal, par exemple, en train de vous éclater sur une partie de Gears of War...
Benoît Sokal : De quoi ?
jeuxvideo.com > Justement. Vous jouez ?
Benoît Sokal : Je ne joue plus.
jeuxvideo.com > Quel est le dernier titre auquel vous ayez joué ?
Benoît Sokal : Fahrenheit. En fait, il y a des jeux comme Splinter Cell que j'aime bien. Il y en a d'autres auxquels je touche dix minutes et puis c'est plié. Ce que j'aimais dans Splinter Cell, c'était la narration. Comme c'est un élément qui me passionne, il est normal que je m'intéresse au jeu d'aventure ou certains jeux que j'aurais moi-même envie de faire. Le gros de la production : course, tir, sport, action ne m'intéresse pas vraiment. Ce qui m'intéresse, c'est de prendre le jeu comme un support narratif, de raconter une histoire, de déambuler dans un décor 3D avec une idée de liberté même si c'est une liberté surveillée, le système de rencontres... Ceci dit, l'aventure n'est pas un genre qui montre une vitalité débordante aujourd'hui...
jeuxvideo.com > Vous parlez des ventes ou de la création ?
Benoît Sokal : Les deux sont liés. Si les ventes étaient mirobolantes comme il y a quelques années, la création s'en porterait mieux. Reste que le jeu comme support de narration m'intéresse. Et s'il y a un gros jeu qui sort demain, je vais y jouer.
jeuxvideo.com > Justement, y'a-t-il un titre que vous attendez ?
Benoît Sokal : Non, un titre répondant à ces critères, je ne saurais pas vous en citer.
jeuxvideo.com > Merci, M. Sokal.
Voir aussi : Présentation de L'Ile Noyée
- Site officiel de L'Ile Noyee