Une certaine honnêteté régnait-elle encore à l'époque ? Les éditeurs étaient-ils conscients des aspirations des réalisateurs de productions cinématographiques ? Il semble bien que oui. En effet, à l'ère des huit bits fières et peu onéreuses, les adaptations de longs métrages sous la forme d'oeuvres vidéoludiques possédaient, dans leur grand ensemble, un statut bien plus probant que celui qui nous saute au visage en ces temps de nécrose imaginative. Effectivement, entre Matrix, les Quatre Fantastiques, ou encore Charlie et la Chocolaterie, on ne peut pas dire que cette charnière nous est spécialement gâtée. Cette "mode" dure depuis maintenant de nombreuses années, au grand dam des joueurs, mais pas des grands pontes du jeu vidéo qui profitent d'une licence pour se faire de l'argent facile. Mais ça, tout le monde le sait. Heureusement, à une époque, on pouvait espérer de la qualité de telles passages du grand au petit écran. C'est un peu comme porte-drapeau de cette mouvance qu'est arrivé Batman sur une Nes en plein essor. Je dois avouer qu'étant un grand admirateur de l'homme aux traits de chauve-souris au charisme sans égal, qui selon certains ne mérite pas d'attention car il n'a pas de super pouvoirs, j'ai vécu ce titre comme une petite révélation. Même si cela fait au moins dix ans que je n'y ai pas retouché, la simple vue de captures d'écrans a suffit à me remémorer ce qui faisait la force de ce jeu, l'ambiance.
Prenant des risques certains en s'octroyant une conséquente liberté narrative, le titre de Sunsoft parvient pourtant d'une part à se détacher du film intelligemment et d'autre part à créer sa propre atmosphère, collant parfaitement avec la vision de Tim Burton. Un véritable tour de force qui montre de manière évidente l'implication du studio de développement. En fait, si l'on retrouve le fond du scénario principal, à savoir la traque obsessionnelle du Joker par notre grand masqué vêtu de noir, le soft nous convie à exécuter des missions totalement inédites dans des lieux absents du support cinématographique. Et c'est à ce moment précis que ce dernier prend un envol particulier, complétant quasiment le film, ou, du moins, continuant sur une lancée qui aurait pu être celle pensée par le réalisateur. Il est en effet troublant de remarquer à quel point les décors traversés, glauques et oppressants, tirant en hauteur ou s'éternisant dans des bas-fonds gangrenés, font écho à la ville carnivore qu'est Gotham City. On prend donc un plaisir non feint dans la découverte, dans la plongée au coeur d'un univers prenant et repoussant à la fois. D'ailleurs, très peu de productions se sont ensuite aventurées sur ce créneau particulier du glauque un tantinet gothique, mis à part des softs comme ceux appartenant à la série des Digital Devil Monogatari dans un autre genre ou encore le méconnu Kabuki Quantum Fighter. Batman peut donc se voir comme une oeuvre à part dans la grande histoire de la Nes, abordant des choix graphiques étonnamment cohérents et vecteurs d'un caractère particulier. D'autant que la bande sonore suit à merveille cette orientation.
Diffusant des mélodies originales, clairement différenciées des thèmes davantage focalisés sur une ambiance oppressante, le titre de Sunsoft réussi une nouvelle fois à étonner de par une volonté viscérale de coller au film de Burton. Chaque morceau conserve cette touche ironique teintée de mélancolie cauchemardesque. Evidemment, au gré des sonorités synthétiques de la Nes, il est assez difficile de s'en apercevoir, mais il faut tout de même savoir que pour l'époque, Batman possédait l'une des bandes-son les plus réussies et les plus agréables à l'écoute. Agrémentée de rythmiques dynamiques permettant de rester ancré dans l'action, tout en autorisant une part d'immersion dans cet univers unique et parfois effrayant, cette dernière donne accès à une réelle fusion entre graphismes et sons. Une relation on ne peut plus à propos lorsque l'on note la qualité plastique du soft malgré la limitation des couleurs de la machine de Nintendo. Les environnements disposent d'un degré de finition élevé pour l'époque et utilisent quelques petits dégradés offrant des rendus différents selon les types d'endroits et la "luminosité" censée s'y trouver. Rien de révolutionnaire, à l'image d'un Final Fantasy 3, mais un monde probant, que l'on appréhende aisément et qui fait preuve d'une diversité digne d'éloges.
Pourtant, et malgré ce concert de louanges, méritées je précise, Batman est aussi l'archétype des jeux des années 90, à savoir une ode à la difficulté. Face à des ennemis toujours plus nombreux et armés, votre cape n'est pas de la plus grande utilité, ayant quelques soucis lorsqu'il s'agit d'arrêter les balles. Souvent poussé dans vos derniers retranchements il est bien miraculeux que vous arriviez à vous sortir d'un guet-apens. De plus, dès que le nombre d'opposants dépasse le chiffre trois, vous pouvez être sûr que vous allez avoir fort à faire, d'autant que votre barre de vie n'est pas ce que l'on pourrait appeler généreuse. Sans cesse sur le qui-vive, tentant désespérément de dépasser la moitié du niveau à l'aide de son bat-rang et de quelques autres ustensiles offensifs, il n'est pas rare que l'énergie amèrement sauvegardée disparaisse en un instant face aux divers boss du soft. Un véritable chemin de croix donc, mais tellement intense, tellement immersif et tellement différent que l'on ne peut s'en défaire qu'au prix de la fatigue et d'une panne d'électricité. Ce n'est d'ailleurs qu'à rebours que l'on se rend compte d'un acharnement que l'on ne soupçonnait pas en nous, et surtout d'une croisade sans fondements vers un but complètement inutile et sans apports. Le goût de la découverte passait outre cet entêtement massif pour promouvoir cette évasion à base d'adrénaline, cette excitation bienheureuse offrant un terrain à l'imagination. Car c'était devant un écran constellé de pixels que le rêve prenait forme, ne pouvant pas se raccrocher aux graphismes. Au final donc, jeu d'action de grande qualité, pratiquement mythique, Batman fait honneur à la légende de l'homme masqué en rendant hommage à ses principales inspirations, la noirceur et l'existence incrustée dans un monde violent et sans espoir. Bien entendu de nombreuses suites viendront grossir l'expérience vidéoludique de l'homme chauve-souris mais aucune ne détrônera un vieux jeu Nes avec ses 16 couleurs. Comme quoi, la passion perdure.
Killy