Ces dernières années, la question de la "politisation" du jeu vidéo se fait de plus en plus insistante, au point de devenir un sujet de discussion majeur à chaque sortie de jeu, Assassin's Creed Shadows et Concord étant certains des derniers exemples en date. Mais, en réalité, qu'est-ce qui se cache derrière ces accusations ?
Difficile de s'intéresser aux jeux vidéo sans avoir entendu parler des attaques régulières dont Assassin’s Creed Shadows fait l’objet contre l’inclusion de Yasuke (l’un des deux personnages principaux jouables). Bien que le samouraï soit une figure historique qui aurait (de toute évidence) été au service du daimyō Oda Nobunaga, une partie des joueurs accusent Ubisoft de l’avoir inclus pour plaire aux militants pro-justice sociale au détriment d'une réalité historique, avec laquelle la série n'a pourtant jamais prétendu vouloir parfaitement coller.
Tout récemment, certains se sont également plaints à l’annonce de Ghost of Yotei dont l'héroïne est Atsu, une nouvelle protagoniste accusée de remplacer Jin Sakai, héros du premier jeu, juste pour se conformer aux demandes féministes. Tout cela est allé jusqu’à des attaques directement adressées à l’interprète d’Atsu, Erica Ishii, qui n’a jamais caché son soutien aux causes LGBT et se considérant elle-même genderfluid. Ces accusations sont assez récentes et s’apparentent à une réaction face à la montée des mouvements féministes et des questionnements sur la représentation des minorités dans nos médias, qu’il s’agisse de jeux, de films ou de séries. De là ont découlé de longs et ardus débats qui visent aujourd’hui à déterminer si un jeu est "woke" ou non dès qu'une minorité (du point de vue de l'Occident) ou un personnage féminin y est mis en avant.
Le terme “woke” (littéralement “éveillé”) émerge dans les années 2010 des manifestations américaines pour définir le fait d’être “conscient” des problèmes de justice sociale traversant nos sociétés. La cause ? La surreprésentation des noirs américains dans les statistiques de meurtre par intervention policière, sans qu’aucune autre statistique ne puisse justifier une telle disproportion. Au fil des années, ce terme a été repris par les opposants aux politiques de justice sociale, devenant un terme fourre-tout désignant toute initiative où des minorités sexuelles, ethniques (ou autres) sont représentées.
Suicide Squad : Kill the Justice League et Concord ont tous deux été pointés du doigt comme des preuves qu’un supposé "excès de représentation" empêcherait un jeu d’avoir du succès, quand bien même leurs échecs respectifs étaient avant tout imputables à des décisions créatives (Suicide Squad était un looter shooter coop là où les joueurs espéraient un nouveau Batman Arkham, Concord était un hero shooter, un genre particulièrement concurrentiel et toujours dominé par Overwatch). À l’inverse, des jeux tels que Black Myth Wukong et Space Marine II ont été encensés comme des exemples d'œuvres "anti-woke", ce quand bien même leurs succès sont indépendants de ces questions. Après s’être réjouit que "Warhammer 40k: Space Marine 2 n’aura pas de femmes Space Marine", un joueur sur les forums Steam conclut : "Ce n’est pas un jeu pour les personnes wokes". Une célébration de Space Marine II, considéré ici comme une sorte de fer de lance d’une opposition à "la politisation du jeu vidéo", d’autant plus étrange lorsque l’on sait que l’univers de Warhammer 40K met volontairement en son centre un empire théocratique et xénophobe, dont l’une des institutions les plus puissantes est littéralement une inquisition religieuse. La détérioration morale et politique de l’Impérium de l’Homme est un des principaux éléments narratifs nécessaire à la compréhension de cet univers et de ce qu’il raconte.
Suicide Squad est peut être un exemple particulièrement parlant de l’agitation entourant cette question puisqu’il a fait l’objet d’une réception particulièrement mauvaise avant même sa sortie. Suicide Squad : Kill the Justice League était la première production de Rocksteady après le Batman Arkham Knight de 2015, après que des rumeurs ont circulées à propos de l’annulation d’un jeu Superman ainsi que d’une suite à la saga Batman Arkham, sans compter l’attente des joueurs pour le retour de Rocksteady sur un jeu solo, si possible dans l’univers qui a fait leur renommée. L'annonce du jeu via un trailer 100% CGI en 2020 a rencontré un public dubitatif dont les doutes se sont rapidement transformés en mécontentement lorsque celui-ci apprendra que Suicide Squad : Kill the Justice League a été conçu comme un looter shooter coopératif en plus d’être un jeu-service. Résultait de tout ça, un jeu vendu à 70-80€ annonçant avant même sa sortie qu’il demandera aux joueurs de repasser à la caisse, tout en étant ni particulièrement attendu ni particulièrement aidé par une campagne marketing qui n’avait pas réussi à convaincre grand monde. Autant dire le jeu de Rocksteady semblait déjà condamné à échouer. Pourtant, un pan du public s’est retrouvé à singulariser l’entreprise Sweet Baby Inc. comme catalyseur de l’échec du jeu, accusée d’y avoir inclus au forceps des personnages LBGT et des minorités ethniques, pointant du doigt la présence de drapeaux LGBT et le changement de couleur de peau de Deadshot, personnage blanc dans l’Arkham Origins de Warner Bros Montréal devenu noir dans le titre de Rocksteady, bien qu'il était aussi noir dans les films. Pourtant, Sweet Baby Inc. n’est qu’un sous-traitant dont le travail sur Kill the Justice League s’est arrêté à l’écriture de dialogues mineurs, Kotaku rapportant même que l’entreprise aurait aidé à l’écriture des dialogues “longtemps après que l’histoire a été écrite”.
Il est particulièrement flagrant que la question de cette "politisation" ne concerne que les questions sociales, celles de représentation des femmes et des minorités ethniques notamment. Car si la politique est réellement le sujet, il est un créateur dont le nom est devenu célèbre même au-delà du jeu vidéo grâce à son usage de thèmes politiques et matures dans ses œuvres : Hideo Kojima. Sa série phare, Metal Gear Solid, est largement considérée comme l’une des quelques oeuvres du jeu vidéo à traiter avec sérieux de la guerre, de la violence qui lui est inhérente, des soldats qui sont coincés dans ce cycle de violence, d’économie de guerre voire du complexe militaro-industriel : autant de thèmes qui étaient assez rares dans un jeu vidéo (à leurs époques respectives) et qui, en un sens, le sont restés depuis. En 2012, Spec Ops : The Line racontait les horreurs de la guerre et la perdition morale de soldats coincés dans un conflit fictif à Dubaï, ce à une époque où les Etats-Unis étaient encore activement engagés en Afghanistan ; GTA IV et V tentaient une critique du rêve américain et de la société américaine dans son ensemble, de ses inégalités sociales aux manigances de ses services secrets ; même les Call of Duty d’Activision, notamment les Modern Warfare (depuis 2007) et les Black Ops (depuis 2010), ont des récits qui tournent entièrement autour de conflits géopolitiques et de services secrets américains tentant de déjouer des complots terroristes. C’est-à-dire que, si l’on est strict, le jeu vidéo n’a jamais vraiment éludé la question politique, rendant les critiques récentes sur Suicide Squad ou Concord d’autant plus hors de propos.
Il en est certains qui défendent l’idée que ces dernières années ont vu une accélération de la politisation du jeu vidéo, pointant du doigt la recrudescence de personnages issus de diverses minorités comme la preuve d’une pression exercée sur ou par les développeurs pour inclure de force une représentation jugée inutile. Ces critiques ignorent volontairement que les héros de jeux vidéo ont longtemps été majoritairement des hommes blancs dont la présence était parfois forcée sur les studios par des services marketing qui estimaient que des jeux mettant en scène une femme et/ou une personne de couleur minimisait ses chances de réussite. Ces recherches d’une représentation accrue ne visent aucunement à invisibiliser les hommes ou les caucasiens mais simplement à permettre aux développeurs d’inclure qui ils souhaitent dans leur jeu (incluant un homme blanc).
Il ne faut pas oublier que toute œuvre est le vecteur d'une certaine vision du monde, qu'elle soit consciente ou non. En ce sens, le jeu vidéo a longtemps majoritairement créé des mondes centrés autour d'un homme blanc, et dans lequel les minorités (ethniques et sexuelles) étaient marginales, reléguées à des rôles seconds, lorsqu'elles avaient la chance d'être représentées. De plus, les débats entourant la représentation des femmes finissent très régulièrement par avoir des relents particulièrement sexistes, où des personnages féminins sont jugés en fonction de ce que ces joueurs perçoivent comme un corps attirant ou non, évaluant alors la qualité dudit personnage féminin sur sa capacité à être ou ne pas être attirant. Même Aloy, l’héroïne des jeux Horizon de Guerrilla Games, a fait l’objet de réflexions de la part de joueurs accusant l’héroine d’être "trop masculine", témoignant d’une idée fixe tournée à l’obsession.
Pour finir, il y a certains joueurs qui demandent du jeu vidéo qu’il conserve une position neutre sur les questions d’ordre politique, ces joueurs ne se rendant parfois pas compte que leurs voix sont exploitées par des personnes qui ont, elles, des avis très arrêtés et définitivement positionnés politiquement sur ces questions. Le combat alors mené ne défend que les intérêts d’un groupe de militants à l’idéologie anti-progressiste qui se servent de l’adhésion de leur public pour défendre leur vision personnelle de ce que devrait être et représenter la société : c’est évidemment une position profondément politique.
Depuis le Gamergate du milieu des années 2010, un pan du débat entourant les jeux vidéo a été récupéré par les courants d’extrême droite à travers le monde, prétendant se battre dans une "guerre de culture" contre un "wokisme" aux contours mal définis. Soyez sûrs que la question de l’existence des minorités en fiction n’est jamais très éloignée de celle de leur droit à exister dans l’espace public, en plus de construire une vision étriquée du monde dans laquelle les minorités se doivent d’être à la marge et les femmes jugées selon leur désirabilité. Alors que l’industrie du jeu vidéo se diversifie, il est cohérent de voir les récits portés par cette industrie se diversifier également. Cette diversification n’est aucunement une attaque mais plutôt la possibilité de retrouver des œuvres dans lesquelles chacun peut se sentir représenté, existant. Il y a de la valeur dans la variété et ce qui existait précédemment n’a pas vocation à disparaître, seule sa surreprésentation est remise en question. Protagonistes blancs et personnages féminins au physique de modèle continueront sans aucun doute à exister, ils ne seront tout simplement plus le paramètre par défaut par lequel l’industrie conçoit les individus qui peuplent ses créations.