Cela fait plus d'un an que vous entendez parler d'IA à longueur de journée. Aujourd'hui, il est temps d'enfin comprendre les intelligences artificielles et leur développement. Nous avons rencontré les plus grands expert(e)s de chez Meta, et leur vision de l'avenir est passionnante.
Miniature : présentation de Yann Le Cun chez Meta, le 10 avril. Photo par JVTECH.
La semaine dernière, des dizaines de journalistes venus des 4 coins de l'Europe se sont rassemblés à Paris au sein des locaux de Meta. Le sujet du jour : l'IA. Pendant de longues heures, certains des plus grand(e)s expert(e)s de la planète en intelligence artificielle nous ont présenté leurs avancées et leurs visions de l'avenir. Ce genre d'initiative nous semble salutaire dans un moment comme le nôtre. Depuis le buzz autour de ChatGPT il y a une grosse année maintenant, le monde entier projette des craintes et fantasmes sur l'IA sans réelles compétences techniques en la matière. Face à cela, nous autres journalistes tech avons pour mission de mieux informer le public. Voici donc l'essentiel de ce qui nous a été transmis par la star française de l'IA Yann Le Cun, mais aussi d'autres personnalités majeures comme Joëlle Pineau, vice-présidente de la recherche en intelligence artificielle chez Meta.
Cela fait 10 ans que vous utilisez déjà des IA
Les IA génératives ne constituent qu'une toute petite partie de tout ce que l'on peut appeler "intelligence artificielle". Les fans de jeux vidéo qui nous lisent le savent bien : on parle souvent de qualité d'IA pour parler des comportements de personnages non jouables dans un jeu de rôle par exemple. Chez Meta, qui possède Instagram Facebook et WhatsApp, il y a des équipes spécialisées dans l'IA depuis plus de 10 ans. Typiquement, chaque recommandation de post Insta ou d'ami Facebook est géré par une IA. De même, pour modérer les propos haineux sur les réseaux sociaux, comme sur JV d'ailleurs, on utilise des IA de plus en plus rapides et efficaces. On pourrait aussi considérer que le traitement photo particulier de chaque constructeur de smartphone relève du domaine de l'IA. En fait, le mot "IA" désigne une réalité tellement large qu'il est difficile d'en voir les contours.
L'IA évolue très vite, mais reste très loin des capacités humaines
Connaissez-vous le paradoxe de Moravec ? Formalisé entre autres par le célèbre chercheur Hans Moravec dès les années 1980, ce paradoxe pointe du doigt le fait que les tâches les plus complexes pour le cerveau humain (immense mémoire, logique, planification, jeux...) sont les plus simples à reproduire pour des machines et, à l'inverse, les tâches les plus intuitives pour nos cerveaux (toutes les tâches sensorimotrices comme la faculté de déplacement dans un environnement tridimensionnel, l'évaluation du non verbal, des motivations et émotions d'autres individus...) s'avèrent extrêmement dures à simuler.
Oui, la recherche en IA va vite. Aujourd'hui, on arrive assez bien à identifier les principaux éléments d'une image et à prédire des suites logiques de mots ou de pixels. Problème : l'IA ne comprend absolument pas ce qu'elle fait. Sans cette compréhension profonde de comment fonctionne le monde, elle restera assez bête et continuera à halluciner des informations. Si un personnage généré par IA possède 6 doigts, c'est parce que votre logiciel ne comprend pas qu'il est en train de générer une main et qu'une main humaine doit posséder 6 doigts. Tout ce que les IA d'aujourd'hui font, c'est de la prédiction statistique. De l'excellente prédiction qui repose sur d'immenses bases de données, certes, mais de la prédiction quand même. Votre image ou votre texte n'est pas le résultat de la compréhension de votre demande, mais de l'analyse statistique de ce qui semble le plus cohérent suite à votre énoncé. Cela n'a l'air de rien, mais ça change tout.
Image issue d'une vidéo générée par l'IA Sora
Vous avez peur que les IA deviennent surpuissantes ? Rassurez-vous. Comme nous l'a dit Yann Le Cun, un enfant de 10 ans comprend comment mettre la table après une simple démonstration. Une IA est très loin d'avoir une telle capacité. Un chat ou à peu près n'importe quel animal est capable de raisonnements complexes, de sensibilité, de planification naturelle de déplacements dans l'espace : aucune IA ne peut faire tout cela. Plus concrètement, un(e) ado est capable d'apprendre à conduire en 20h. Malgré des années de promesses et des milliards de dollars d'investissement, aucun autopilot de voiture n'a atteint la conduite autonome de niveau 5 en 2024.
Alors que manque-t-il aux IA ? Des sens pour comprendre le monde, tout simplement. Juste avec ses yeux, un enfant de 4 ans aurait, selon Le Cun, visionné 50 fois plus de datas que les plus puissantes IA de la planète. À 10 mois, un bébé a vu suffisamment de fois l'effet de la gravité pour comprendre qu'un objet tombe lorsqu'on le lâche, que ça embête papa de le ramasser et que c'est rigolo. Une IA n'a pas cet instinct, elle ne comprend pas la gravité comme n'importe quelle autre loi de la physique car elle ne les expérimente pas au quotidien.
Si l'on souhaite que les machines répondent à nos problèmes et nos questions, il faut qu'elles les comprennent et qu'elles comprennent le monde. Il leur faut des sens, il leur faut des émotions. Bref, il faut qu'elles s'approchent de l'intelligence humaine. Selon les experts qui se sont présentés devant nous la semaine dernière, nous en sommes très loin. Même avec l'enthousiasme et la croissance très rapide du secteur, ils n'espèrent pas atteindre ne serait-ce que le début de cet objectif avant une décennie. Pour Le Cun et Pineau, il faut cesser avec cette vision science-fictionnelle de l'IA qui, du jour au lendemain, devient surpuissante. Les scientifiques nous l'ont dit : ils cherchent à "reproduire l'évolution". C'est une tâche lente, qui se fait de petites avancées en petites avancées. Comme pour tous les autres développements technologiques. Vous avez l'impression que les iPhone évoluent assez peu d'années en années, mais un iPhone 15 n'a rien à voir avec un iPhone 3G. Pour l'IA, c'est pareil.
“L’IA générative est foutue” : Yann Le Cun, plus grand expert français en intelligence artificielle s’est exprimé
Attention, les IA d'aujourd'hui ne sont pas non plus intrinsèquement nulles. Pour de l'écriture créative ou pour générer du code, un LLM type Gemini, Llama, ChatGPT ou Mistral est bon. Et, comme ils imitent bien notre façon de parler, ces modèles de langage impressionnent le grand public, c'est normal. Ceci étant dit, il faut avoir conscience que, mis à part pour quelques tâches très spécifiques, les IA génératives sont et seront toujours de bien piètres assistantes. Il est donc temps d'aller plus loin, de les dépasser. Comprenez bien : Aujourd'hui, le but de Meta et de toutes les grosses entreprises high tech du monde n'est pas seulement de faire la course au meilleur LLM, mais de faire aboutir l'IA de demain. Celle qu'on appelle souvent "IA générale" mais que Le Cun et Pineau préfèrent appeler AMI pour "Advanced Machine Intelligence".
Plus précisément, les experts ont parlé d'AMI "Objective Driven", donc conçues pour optimiser l'atteinte d'un objectif précis. Puisque ce type d'IA est codé pour maximiser l'atteinte d'un seul objectif, il n'est pas hackable. Précisons aussi que tout cela peut être fait en mettant en place des garde-fous, le plus évident de tous ces garde-fous étant bien entendu la loi. Ce genre d'algorithme "objective driven" est déjà utilisé, notamment dans les fusées. Le challenge ici est de créer une IA planificatrice plus générale et vraiment intelligente, donc capable de comprendre, de penser, de se poser des questions, de réfléchir à ce qu'elle fait.
Voici le petit schéma de Le Cun pour vous aider à y voir plus clair
Pour construire cette "AMI", il faut fournir à l'IA une représentation abstraite et intuitive de l'état monde couplée à une mémoire persistante. Comme pour les humains. Cette représentation de l'état et du fonctionnement du monde s'appelle un "world model". Lorsque vous lui confiez une mission, ce "world model" peut prédire ce qu'il pourrait se passer en lui. Cela lui permet de planifier une série de sous objectfs optimaux pour atteindre son objectif global. Puisque le monde est déterministe, il suffit de le comprendre pour être en mesure d'à peu près tout prédire. Le but de la science est de découvrir les différents déterminismes du monde. Les avancées scientifiques dans tous les domaines, notamment en sciences sociales, sont essentielles pour la recherche en intelligence artificielle.
Nous l'avons déjà suggéré plus tôt : pour réfléchir comme nous, l'intelligence artificielle a besoin de sens. Comment donner des sens à une IA ? Comment leur apprendre le fonctionnement du monde à la manière des animaux de chair et de sang ? La première idée des chercheurs a été de bombarder les machines de vidéos. Malheureusement, cette méthode échoue car, dans une vidéo, il y a beaucoup trop de détails impossibles à prédire avec précision. Comprendre les causes et conséquences de chaque action est une tâche bien trop ardue, même avec des ordinateurs surpuissants. Ainsi, les premières tentatives d'AMI n'arrivent pas à comprendre, donc à prédire la suite d'une vidéo.
Attention ici à ne pas confondre comprendre une vidéo et "simplement" générer une vidéo. On le répète : les IA génératives sont en mesure de produire des vidéos de plus en plus convaincantes, mais elles le font statistiquement, sans comprendre les raisons des mouvements (ce qui fait que, même dans les meilleurs exemples de vidéos générées par IA, il y a encore des paquets d'aberrations logiques). Pour Yann Le Cun, "L'IA générative est foutue", elle va rapidement atteindre ses limites.
En ce moment, les chercheurs travaillent toujours à entraîner ce nouveau genre d'intelligences artificielles à l'aide de vidéos. Leur défi du moment est de faire comprendre à l'IA qu'elle doit ignorer tous les détails des vidéos qui seraient soit trop complexes soit trop coûteux et inutiles à prédire. Par exemple, si l'on cherche à entraîner une IA à conduire une voiture à l'aide de vidéos, il faut qu'elle arrive à prédire les mouvements des véhicules autour d'elle, pas les mouvements de chaque feuille dans les arbres. Après tout, ignorer les informations inutiles pour se concentrer sur l'essentiel, c'est ce que fait déjà notre cerveau.
L'IA Open Source pourrait mener le monde vers "une nouvelle Renaissance"
Les expert(e)s nous ont parlé du futur de l'humanité comme d'une potentielle "nouvelle Renaissance", c'est-à-dire une ère d'ouverture et de progrès. La Renaissance a connu l'arrivée de la presse, notre époque connaît l'arrivée d'internet et de l'IA. Selon Meta, tout comme la presse, ces deux révolutions se doivent d'être libres. Elles ont besoin d'une intelligence collective, mondiale. Sans diversité de langages, de valeurs ou de cultures, l'IA sera modelée par et pour une petite partie de l'humanité seulement.
L'Open Source, ou "source ouverte" en français, désigne un mode de développement de logiciels où le code source est accessible à tous. Cela signifie que n'importe qui peut consulter, modifier et redistribuer le code, favorisant ainsi la collaboration, l'innovation et la transparence. Contrairement aux logiciels propriétaires dont le code est secret, les logiciels Open Source s'appuient sur la contribution de nombreux développeurs pour s'améliorer et répondre aux besoins de la communauté. Cette approche collaborative a permis l'essor de nombreux logiciels populaires tels que Linux, Firefox ou encore LibreOffice. Vous l'avez compris, pour Meta, l'Open Source est la clef du futur de l'IA. Aujourd'hui, Meta regrette que certains concurrents comme Open AI (Chat GPT) progressent à porte close.
Les personnes qui travaillent en recherche fondamentale dans le monde de l'IA, que ce soit chez Meta ou ailleurs, ne sont pas payées à réfléchir à d'éventuels impacts commerciaux. Bien entendu, si une avancée permet de développer de nouvelles fonctionnalités sur un produit, elle sera exploitée, mais le but des chercheurs n'est pas de trouver ce genre de choses. Ils et elles ont pour mission d'avancer le mieux possible vers l'AMI et d'être à la racine de la prochaine révolution. D'ailleurs, en parlant de révolution, il était assez drôle de constater que Meta n'a pas lâcher l'affaire en ce qui concerne leur fameux Metaverse. Ils ont bien insisté sur le fait que les recherches en IA sont liées au développement du rêve de Zuckerberg. Dans un cas comme dans l'autre, le but est de rapprocher de plus en plus la technologie des sens et de la cognition humaine. De "réduire les frictions".