L’industrie du jeu vidéo est parfois taquine… Demon’s Souls, le chef d’oeuvre de FromSoftware qui donnera naissance à Elden Ring et à toute une ribambelle de ‘Souls-like’, n’aurait pu ne jamais voir le jour. Heureusement, un certain Hidetaka Miyazaki est entré dans l’arène et ça, ça a tout changé.
Nous sommes en 2005 et l’industrie du jeu vidéo bouillonne à l’idée de découvrir Oblivion, dernier né de la série The Elder Scrolls. La réalisation du son univers fantastique, qui plus est en monde ouvert, impressionne tout le monde, surtout sur Xbox 360 (première machine HD de l’époque) où le bébé de Bethesda restera une exclusivité console pendant un an… Mais, du côté de Sony, la case RPG de la PS3 est vide. La société japonaise se tourne alors vers “FromSoftware”, un mystérieux studio nippon qui connaît un succès modeste avec Armored Core ou King’s Field. C’est ce dernier nom - un jeu de rôle comparable à Oblivion - qui pousse le producteur Takeshi Kajii à franchir la porte de l’entreprise.
Envie de nostalgie
“J’ai toujours aimé la dark fantasy, de Wizardry (dungeon crawler populaire dans les années 80, ndlr) à King’s Field” confie Takeshi Kajii sur le magazine EDGE, en 2010. “Mon désir (en venant voir From Software) était de revisiter ce domaine perdu du jeu vidéo”. Sur le même article, l’envie est identique du côté d’Hidetaka Miyazaki, créateur phare de Demon’s Souls et de tous ses glorieux héritiers (Dark Souls 1 | 3, Bloodborne, Sekiro, Elden Ring). “ J'avais travaillé exclusivement sur Armored Core chez FromSoftware (avant Demon’s Souls), mais j'ai toujours voulu créer un jeu de dark fantasy inspiré de Fighting Fantasy (des livres dont vous êtes le héros). C’était l’ouverture que j'avais toujours voulue”.
Au début du développement du premier Souls, Miyazaki - âgé d’une trentaine d’années - se retrouve au sein d’un formidable concours de circonstances. Le développement patauge, le projet est au bord de l’annulation, et l’homme y voit l’occasion d’exposer ses idées pour un jeu de rôle action. “L’équipe ne parvenait pas à mettre sur pied un prototype convaincant”, aurait expliqué Hidetaka… “J’ai réalisé que si je pouvais prendre le contrôle du jeu, je pourrais en faire ce que je voulais. Et mieux encore, si jamais mes idées échouaient, personne ne s’en soucierait car c’était déjà un échec”.
Pour Miyazaki, c’est le terreau idéal pour planter ses idées ! La caméra à la première personne pour marcher dans les pas d’Oblivion et de King’s Field ? À la poubelle, Demon’s Souls sera à un jeu à la troisième personne et va imposer son propre cahier des charges… Chez EDGE, le créateur raconte que ses travaux préparatoires ont été rédigés sans “aucune influence de jeu” en tête. “Nous n’avons pas construit notre expérience autour de cinématiques ou de scénarios - comme dans de nombreux RPG action. Notre but était de faire en sorte que le joueur se sente récompensé rien qu’en jouant”.
Le gameplay avant tout
C’est ce principe qui servira de colonne vertébrale au projet - jusqu’à créer la fameuse difficulté des Souls (chez GameInformer, Miyazaki préfère parler de sentiment d’accomplissement). En résulte un gameplay lent, qui impose au joueur de timer ses attaques et d’apprendre les mouvements ennemis. En gros, on est loin de l’habituel action-RPG, ce qui vaudra à FromSoftware quelques déconvenues, notamment lorsque la société a mis Demon’s Souls entre les mains du public du Tokyo Game Show. Une grande première qui, d’après le producteur Takeshi Kajii, “n’était rien de moins qu’un désastre”.
Vous ne pouvez pas comprendre l’approche (du jeu) en 5 minutes (...) Les gens s'attendaient à ce qu'il se comporte de la même manière que Samurai Warriors (célèbre hack'n'slash). Et quand ils ont compris que ce n'était pas le cas, ils étaient désorientés. Ce sentiment a été aggravé par le fait que les commandes ne soient pas basées sur un schéma familier (attaque | défense avec les gâchettes plutôt qu’avec les boutons du pad). Seule une poignée de joueurs a terminé la démo - H. Miyazaki
Pour la petite anecdote : même Shuhei Yoshida, à l’époque président des Sony Worldwide Studios, a lâché un “c’est pourri ; c’est un jeu incroyablement mauvais” après être resté bloqué deux heures dans la zone de départ… Il faut avouer que FromSoftware n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. Au-delà d’un gameplay et d’ennemis particulièrement exigeants - chaque mort dans Demon’s Souls (comme sur tous les autres Souls du studio par la suite) vous fait revenir au dernier checkpoint actif et perdre toutes vos “âmes”, équivalent des points d’expérience. Quand on manque d’entraînement et qu’on meurt encore et encore, l’aventure peut s’avérer particulièrement frustrante.
Entre les mailles du filet
À l’époque, même Hidetaka Miyazaki pensait être “allé trop loin” dans sa vision des choses, comme on peut l’apprendre sur EDGE. “L’équipe a attendu que Sony nous dise de repenser notre approche, mais les instructions ne sont jamais venues”, explique le créateur… Au final, Demon’s Souls doit sa liberté à un “timing et à un calendrier de sorties heureux”, note Takeshi Kajii. Le père des Souls sort ainsi le 5 février 2009 au Japon en exclusivité sur PS3 et réalise d’abord des ventes timides (40.000 unités en une semaine) avant de dépasser les 100.000 exemplaires, grâce au bouche à oreille. Les critiques sont excellentes, une commercialisation mondiale est envisagée, mais pas par PlayStation, qui juge le jeu “trop exigeant et inhabituel pour les joueurs occidentaux” (une décision que la marque regrettera par la suite). Demon’s Souls débarque aux États-Unis en octobre 2009, grâce à Atlus - et en juin 2010 en Europe. À ce jour, la version d’origine du père des Souls totalise 1,7 millions d’unités.