Aujourd'hui, c'est la journée internationale des personnes handicapées. L'occasion pour nous de revenir sur les questions d'accessibilité et de représentation dans le monde du jeu vidéo qui constituent encore un gros frein pour les personnes en situation de handicap. Car non, il ne suffit pas d'une manette magique pour régler tous les soucis !
Ta manette, tes règles du jeu !
Lors de la Paris Games Week 2023, il n’y avait pas que des jeux à tester et des goodies à récupérer ! Valentin Squirelo, lui, était là pour présenter toute autre chose : une invention censée révolutionner la vie de milliers de joueurs. Son nom ? PlayAbility. Son but ? Permettre aux personnes en situation de handicap de jouer à leurs jeux préférés sans encombre. Pour ce faire, playAbility mise sur une manette virtuelle à personnaliser complètement en utilisant… votre visage. “Dans ce menu, on va pouvoir dire, quand je hausse les sourcils, j’accélère dans mon jeu. Quand je bouge la tête, je vais à gauche et à droite et grâce à un clin d’œil, je peux lancer des carapaces dans Mario Kart” a expliqué Valentin Squirelo au micro de Radio France. Forcément, ça sonne un peu révolutionnaire. Assez pour remporter le Prix Handicap du Concours Lépine qui récompense les inventions les plus prometteuses.
Après tout, dans l’idée, playAbility enterre toutes les autres propositions de manette adaptée. Et pourtant, il y en a eu au fil des années. Dernièrement, ce sont le Project Leonardo de PlayStation et la Manette Xbox Adaptive qui semblaient repousser comme jamais les frontières du possible. Notez d’ailleurs que la firme au X vert a fait de l’accessibilité un pan important de sa stratégie. Stratégie particulièrement visible en octobre, mois pendant lequel Xbox prend chaque année “le temps de célébrer la communauté des personnes en situation de handicap.” À cette occasion, c’est notamment un programme en partenariat avec le Craig Hospital qui a été annoncé cette année, mais aussi de nouvelles ressources à l’intention des joueurs et des développeurs. Quelques années auparavant, l'entreprise s'était également rapprochée de Philousport qui est devenu en quelque sorte le visage du handigaming en France, du moins jusqu'à son triste décès en juin 2021. On imagine qu'il aurait été ravi du progrès amorcé par playAbility. Mais ce qui marche pour un homme en fauteuil, ne marche pas pour tout le monde. Ça paraît évident dit comme cela, mais pourtant on a un peu tendance à l'oublier.
On a ainsi tendance à associer l'accessibilité avec des contraintes physiques et des dispositifs censés les dépasser - entendez là des manettes bien sûr. Mais c'est une erreur ! Le truc, c'est que des handicaps, il en existe des tas et ils sont bien différents. À vrai dire, la définition donnée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est très large : "est handicapée toute personne dont l’intégrité physique ou mentale est passagèrement ou définitivement diminuée, soit congénitalement, soit sous l’effet de l’âge ou d’un accident, en sorte que son autonomie, son aptitude à fréquenter l’école ou à occuper un emploi s’en trouvent compromises." Effectivement, ça prend en compte les handicaps physiques ou moteurs, mais pas seulement. Il y a les handicaps mentaux (trisomie 21...), les handicaps auditifs (surdité...), les handicaps visuels (cécité, daltonisme...), les troubles envahissants du développement (autisme...) et les handicaps psychiques (schizophrénie...). Et puis dans cette grande famille, il y a parfois des liens qui se font. On parle alors de plurihandicap (différents handicaps de même niveau) ou de polyhandicap (une déficience mentale sévère et une déficience motrice associées à la même cause). Même en résumant les choses rapidement, on se rend vite compte que le handicap c'est plus complexe et varié que l'image que l'on s'en fait.
Plus qu'une histoire de manette
En somme, le terme handicap s'applique aussi bien à une personne souffrant de daltonisme ou de crises d'épilepsie, qu'une personne en partie paralysée forcée d'avancer dans un fauteuil roulant. Forcément, on ne peut donc pas résumer l'accessibilité à une histoire de manette. Il y a également bien sûr tout un tas de paramètres, notamment concernant les couleurs ou le volume des voix qui permettent d'ajuster votre expérience à votre handicap. C'est d'ailleurs notamment sur cette base que sont définis les candidats au titre de l’Innovation pour l’accessibilité aux Game Awards, même si cette façon de faire peut être contestée. Mais l'accessibilité, c'est aussi plein de petits détails que l’on ne voit pas ou plus. Prenez les sous-titres par exemple. Si aujourd'hui ils sont devenus omniprésents et normaux dans n'importe quel jeu, ils constituent surtout un bon moyen pour les personnes malentendantes de comprendre ce qui se trame dans leur jeu. Un jeu sans couleur comme Blanc, ça n'a pas seulement une plus-value artistique. Cela permet aussi aux personnes daltoniennes de ne pas être perdues face aux couleurs. Et puis la configuration des touches n'est pas juste un petit plus confortable pour certains, mais plutôt un moyen de trouver une configuration dans laquelle les joueurs handicapés peuvent enfin jouer. Que cela soit fait exprès ou non, ces particularités font, sans que vous vous en rendiez compte, le bonheur de certaines personnes en situation de handicap.
D'ailleurs, vos jeux vidéo préférés regorgent aussi de petits détails invisibles à l'œil nu mais qui ont été fait et pensé pour les personnes en situation de handicap. En visite dans les studios d’Ubisoft Bordeaux à l'occasion de la preview d’Assassin's Creed Mirage, on avait par exemple appris l'existence d'un outil permettant d'identifier les zones (escaliers, effets de lumière…) susceptibles de déclencher des crises d'épilepsie. On pense également aux trigger warning qui permettent aux joueurs souffrant d'handicaps psychiques de ne pas se retrouver face à des images pouvant les chambouler et/ou réveiller des traumatismes. Ça n'a l'air de rien dit comme ça, de notre point de vue de personne dite “valide”, mais ça peut changer des millions de vies, voire même un milliard de vies. Et oui car aujourd’hui l’Organisation Mondiale de la Santé estime à 1,3 milliard le nombre de personnes atteintes d’un handicap important dans le monde. Cela équivaut à 16% de la population mondiale. Se dire que 16% de la population de la Terre pourrait être exclu d’un divertissement aussi grand public que le jeu vidéo, ça pique un petit peu. Car oui, il y a encore des jeux qui ne sont absolument pas accessibles, même pour des personnes souffrant de handicaps “faciles” à contrer. Revenons par exemple sur le daltonisme. Comme le soulève Wanadev dans son article dédié à l’accessibilité dans le monde de la réalité virtuelle, les développeurs du jeu de tir à l’arc médiéval Bow Islands sont totalement passés à côté du sujet. Avec leur système d’équipes en rouge ou vert, ils ont mis sur un pied un jeu injouable pour la plupart des personnes daltoniennes, la preuve en image.
Heureusement, les exemples comme celui-là sont de moins en moins nombreux. Dans les grosses productions notamment, on met un point d’honneur à proposer de nombreux paramètres d’accessibilité. C’est ainsi qu’on a pu se retrouver avec un The Last of Us Part I l’année passée. Audio-description dans toutes les langues, retranscription de l’intention des dialogues ou aide aux combats grâce au retour haptique, signaux audio de combat et de parcours, possibilité de passer les énigmes… Avec son remake, Naughty Dog a poussé encore plus loin que pour The Last of Us Part II les possibilités en termes d'accessibilité. Et pourtant, l’opus sorti en 2020 proposait déjà un nombre impressionnant d’outils d’accessibilité. En plus de cela, il y a également des jeux qui s’adressent directement à des personnes en situation de handicap. HSH - Go!, un jeu multijoueur accessible aux personnes souffrant d’un handicap moteur ; L’œil Blanc : Le Prix du Pouvoir, un jeu d’aventure médieval 100% audio ; Toxic, un FPS destiné aux non-voyants ; Lost in Blindness, un jeu d’énigmes qui fonctionne grâce au son… Des jeux accessibles, il y en a et de plus en plus. Mais les choses sont encore loin d’être parfaites, que ce soit au niveau de l’accessibilité ou même de la représentation.
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— No Visual Games (@NoVisualGames) June 28, 2023
Si vous ne l'avez pas encore essayé, c'est le moment idéal pour vous rendre sur l'App Store ou le Google Playstore pour télécharger le jeu. #jeuxvideo #videogames #newgame #mobile #creativity#hightech pic.twitter.com/PK4dj3lJ6W
Aussi un enjeu de représentation
On l’a déjà vu avec nos articles sur la santé mentale : mieux représenter les minorités dans les jeux vidéo, ça peut mener à une baisse de la stigmatisation. Et être moins stigmatisé, ça rime souvent avec plus de considération. C’est pourquoi la question de la représentation est aussi un vrai sujet. En considérant les personnes en situation de handicap comme de potentiels personnages, on peut un peu plus se mettre à leur place et ainsi considérer leurs besoins en tant que joueurs. Le problème, c’est que cela reste très rare. Quand on voit que même des simulations de vie comme Animal Crossing : New Horizons ou Les Sims 4 peinent à proposer des représentations des différents handicaps, ça laisse pensif. Il aura fallu attendre 2018 pour que le jeu de Maxis commence à proposer des prothèses auditives en jeu, mais toujours pas de fauteuil roulant à l’horizon. Et pour les jeux d’aventure et d’action, c’est encore une autre histoire…
En 2021, Jethro Shell nous a pondu un état des lieux de la représentation des personnes handicapées dans les jeux vidéo. Le résultat est édifiant. Sur 108 trailers analysés, seulement 20 montraient des personnes en situation de handicap. Et pour ce qui est des personnages jouables, on tombait en dessous des 1%. Seul point positif dans l’histoire : malgré leur nombre réduit, 75% des personnages en situation de handicap présents dans ces trailers avaient un véritable rôle à jouer dans l’histoire de leur jeu. Ce n’est pas suffisant, mais c’est déjà un bon point. Car il ne suffit pas de remplir quelques quotas pour réellement considérer les personnes en situation de handicap. Représenter c’est un début, bien le faire c’est indispensable !
À ce sujet, on note encore trop souvent un certain misérabilisme dans le portrait qui est fait des personnes handicapées. Elles suscitent de la peine et sont présentées comme une alternative à éviter à tout prix. C’est notamment le cas dans Life is Strange où on peut apercevoir le temps d’un instant une réalité alternative dans laquelle Chloé serait en fauteuil roulant. Pour Adrien Débart, étudiant en études cinématographiques et militant antivalidiste qui s’est exprimé auprès du magazine Beaview, c'est contre-productif : “Dans ce jeu, le handicap est vu uniquement sous le prisme de la souffrance. Chloé veut simplement mourir. Comme le joueur peut choisir de l’euthanasier, cela donne l’idée qu’un valide peut avoir le droit de vie ou de mort sur une personne handicapée, ce qui est extrêmement problématique.” Malgré de bonnes idées, certains jeux peinent également à porter cette représentation jusqu’au bout. C’est notamment le cas de The Surge, qui vous fait débuter l’aventure dans la peau d’un personnage en fauteuil roulant… qui finit par être “augmenté” et pouvoir marcher. Pour Gwendolyn Garan, game user researcher, consultante en neurodiversité et accessibilité et membre de l’association Women in Games, c’est tout bonnement aberrant. “Des narrations comme celle-ci, je les mettrais directement à la poubelle. On devrait pouvoir avoir des personnages handicapés jusqu’au bout. Le but d’un jeu, selon moi, c’est de se confronter à d’autres expériences. Donc faire ce type de narration, à mon sens, c’est ne pas comprendre ce but” a-t-elle expliqué chez Beaview également.
Dans les jeux vidéo, le handicap est peu voire très mal représenté, avec notamment une vision supposée de la « folie » et de la santé mentale. C’est un sujet dont on ne veut pas entendre parler : on n’ose pas s’imaginer dans cette situation. Mais ce manque de représentations ne permet pas à toute une partie de la société, qui est déjà marginalisée, de s’inclure. Le problème, c’est que dans l’industrie, les personnes non-concernées par le sujet ne s’y intéressent pas, d’autant plus qu’il n’y a pas de formation à ce sujet dans les écoles de jeux vidéo.
Gwendolyn Garan pour Beview
En définitive, les jeux grand public proposant une représentation pertinente et intéressante des handicaps sont peu nombreux. Il en existe bien sûr quelques-uns comme Hellblade : Senua's Sacrifice et Wolfenstein II : The New Colossus qui mêlent tous les deux leur gameplay et leur histoire à la notion d’handicap. Certaines initiatives tentent également de favoriser l’intégration de personnages handicapés. C’est notamment le cas d’Handiskin qui a mis au point “6 skins représentant 6 handicaps visibles” pour Among Us. Le but est de “mieux représenter notre société dans les jeux vidéo.” Notez que chez les party game, on retrouve notamment Overcooked 2 et Moving Outqui ont - c’est appréciable - intégré des petits bonhommes en fauteuil. Mais au global, c’est encore trop rare du côté des jeux les plus connus. Là où on trouvera le plus de représentation de ce genre, ce sont auprès de petits jeux, pour la plupart pensés pour et/ou par des personnes en situation de handicap. C’est notamment le cas pour L’œil Blanc dont nous avons parlé plus haut :
Dans ce jeu, la cécité n’est pas un fardeau, mais au contraire une compétence. Malgré sa déficience visuelle, plus le héros avance dans l’histoire, plus il va s’y habituer, et la tourner à son avantage. C’est ça le message qu’on veut transmettre.
Les développeurs de L’œil Blanc : Le Prix du Pouvoir pour Konbini
En fait, toutes les expériences précédemment citées ne sont pas juste des jeux accessibles. Ils permettent également aux joueurs dits “valides” d’être sensibilisés à la réalité des personnes en situation de handicap. Mais qui dit sensibilisation, dit bien sûr également serious game. Avec Gamino par exemple, les adultes de demain sont amenés à porter “un autre regard” sur le handicap. On salue également des jeux tels que Weakless qui ne sont ni pensés pour des personnes handicapées ni des expériences à but éducatif, mais qui apportent tout de même une vision plus pertinente et positive du handicap. Dans le genre, on retrouve également Extreme Wheelchairing et The Unstoppables, deux jeux mobiles qui invitent à ressentir les limites du handicap tout en les transcendant. À leur manière, ils participent à une meilleure compréhension des différents handicaps qui existent. C’est pourquoi le monde du jeu vidéo gagnerait à faire connaître ce genre d’initiatives et à s’en inspirer pour qu’il en existe encore et toujours plus. Mais comment faire ?
“Je crois beaucoup au co-design, qui permet de faire travailler les développeur.se.s de jeux et les personnes handicapées ensemble” avance Gwendolyn Garan, toujours chez Beview. C’est notamment ce qui s’est passé pour le jeu Blind Zombies World Saga, imaginé par douze étudiants déficients visuels à l’occasion d’une game jam un peu particulière. Ça donne un titre qui vous plonge dans un labyrinthe où seul votre ouïe pourra vous permettre de vous repérer dans l’espace. Pour pousser la réflexion un peu plus loin, on pourrait se dire que l’industrie gagnerait à embaucher des profils plus divers, notamment du côté des créatifs, afin de proposer des expériences faisant écho à celles de personnes handicapées. Cette question elle se pose également pour toutes les minorités sous représentées dans le monde du jeu vidéo. Mais si l’industrie a un bon bout de chemin à faire, c’est également le cas de tous les acteurs du milieu, des journalistes aux joueurs. “Il y a globalement un gros rejet culturel du handicap, que l’on peut reprocher aux créateur.ice.s mais aussi aux joueur.se.s, qui acceptent des insultes ou des clichés validistes,” déplore Gwendolyn Garan, “tout le monde doit participer pour faire évoluer la situation.” On pourrait par exemple commencer à s’intéresser un peu plus aux personnages en situation de handicap. Selon l’étude de Jethro Shell mentionnée plus haut, près de 62% des joueurs dits “valides” n’ont jamais incarné un personnage handicapé. Chez les joueurs en situation de handicap, la stat baisse drastiquement pour avoisiner les 11%. Forcément, ça renvoie un certain message à l’industrie qui utilise souvent les données sur les habitudes des joueurs pour mettre au point ses prochaines expériences. C’est un cercle vicieux. Moins les joueurs choisissent d’incarner des personnages handicapés, moins les créateurs vont prendre la peine d’en développer et moins les personnes en situation de handicap seront comprises et intégrées dans l’industrie.
S’il y a bien un message que j’aimerais faire passer, c’est peut-être d’inviter un petit peu plus de personnes en situation de handicap, notamment visuel et auditif. Je pense que les handicaps sensoriels sont les plus difficiles à adapter
Le streamer, David AchromateTV Gerber pour Be Player One
Vous l’aurez compris, il ne suffit pas de quelques manettes adaptées pour donner aux joueurs handicapés une place similaire de celle des joueurs dits “valides”. Il s’agit en effet d’un effet bien plus vaste et complexe. Prendre en compte les différents types d’handicap, questionner notre rapport à ces derniers et changer nos habitudes de jeux sont des actes au moins aussi importants que la création révolutionnaire de Valentin Squirelo. L'handicap fait la force, mais seulement si nous lui laissons l’opportunité de nous le montrer.