Il y a 20 ans jour pour jour sortait Prince of Persia : Les Sables du Temps chez nous ! Le premier épisode d’une trilogie qui va marquer un changement pour cette licence culte mais qui cache également une sombre histoire bien réelle. Retour sur l’histoire familiale qui a poussé Jordan Mechner à laisser le prince de Perse jouer avec le temps.
Jouer avec le temps pour modifier l’Histoire
Jordan Mechner est ce que l’on appelle un grand nom du jeu vidéo. Véritable pionnier de l’industrie, il a fait ses premiers pas sur Karateka, un jeu de combat particulièrement fluide et poussé pour l’époque (1984). Il enchaîne ensuite avec un jeu qui risque de vous parler un peu plus : un certain Prince of Persia. Si aujourd’hui le jeu a perdu de son aura d’antan, à l’époque c’était une véritable référence. Encore aujourd’hui, il s'agit de l’un des jeux les plus récompensés de l’histoire du jeu vidéo, rien que ça. Et ses nombreux prix, il les doit notamment à son usage innovant de la rotoscopie, technique d’animation que Jordan Mechner fut l’un des premiers à utiliser dans le domaine du jeu vidéo. Mais aujourd’hui, ce n’est pas tout ce qu’il a apporté à l’industrie du jeu vidéo qui nous intéresse. Le hasard du calendrier fait d’ailleurs bien les choses puisqu’un JV Legends est justement sorti ce week-end pour parler de tout cela. On ne peut que vous inviter à le visionner pour en apprendre plus sur ce grand homme de l’industrie.
Revenons maintenant à nos moutons ! Quand Ubi Soft s’offre les droits de Prince of Persia en 2001, Jordan Mechner a déjà commencé à s’éloigner de l’industrie du jeu vidéo. Il préfère alors se concentrer sur ses véritables passions : l’écriture et la réalisation. Mais quand il apprend que le prince de Perse s’apprête à renaître, il ne peut que remettre un pied à l'étrier. L’occasion pour lui de faire quelque chose qui lui trottait depuis toujours dans la tête : jouer avec le temps. Car dans Les Sables du Temps, il est en effet possible de manipuler la temporalité à sa guise. Outre le fait que cette mécanique est assez cool à utiliser, elle porte surtout une symbolique forte. Comme l'écrira plus tard Mechner lui-même : “c'est quelque chose que les gens qui ont vécu une grande catastrophe ont toujours en tête. Ils rêvent de pouvoir revenir en arrière.” Il est donc l'heure de vous raconter l'histoire familiale horrible qui a, d'une certaine façon, façonné cette mécanique des Sables du Temps.
Le temps est comme un océan en pleine tempête.
Prince of Persia : Les Sables du Temps
Pour cela, nous vous proposons un court passage à Czernowitz, petite ville qui faisait partie, au temps où se passe notre histoire, des territoires autrichiens. C'est là où est né Adolf, le grand-père de Jordan Mechner, en 1897. Après 3 ans de service militaire lors de Première Guerre Mondiale, il décide de s'installer à Vienne où il devient médecin. Mais sa présence en Autriche sera finalement écourtée à la fin des années 30. À cette même période, c'est en effet un autre Adolf qui va rentrer dans l’Histoire. Un Autrichien lui aussi, qui va s'emparer du pouvoir en Allemagne dès 1933 et va rapidement y instaurer une législation anti-juive. Il ne le cache pas : son but ultime est de se débarrasser de tous ceux qu'ils jugent impropres et ne méritant pas la vie, c'est à dire les personnes juives mais aussi les Tsiganes, les homosexuels, les handicapés etc. Et il ne compte pas s'arrêter à l'Allemagne. En plus de sa politique antisémite, totalitaire et raciste, la dictature nazie d’Hitler a des envies impérialistes. Son but ? Envahir les territoires annexes et y généraliser sa vision. Et ça commence en 1938 avec… l'Autriche.
Notre Adolf à nous, toujours à Vienne, ne voit pas cela d'un très bon œil. Le bonhomme est de confession juive et sent bien que les nazis ne vont pas se limiter à des lois ségrégationnistes. Alors qu'ils envahissent peu à peu les rues de Vienne, son diplôme de médecin est révoqué et il manque de peu de se faire embarquer par deux membres de la Sturmabteilung (SA). Il le sait, lui et sa famille sont en danger. Il décide donc de fuir avant que les choses n'empirent. Mais quitter l'Autriche n'est pas aisé. Il faut un visa et ils se font alors rares. Mais, le hasard fait bien les choses, Adolf se trouve être en possession de deux tableaux réalisés par le dictateur allemand. À l'aide de l’oncle de sa femme, il va réussir à les échanger contre deux visas pour Cuba. Le problème, c'est qu'ils sont quatre : Adolf, Hedy (sa femme) et leurs deux enfants, Franzi et Johanna, âgés respectivement de 7 et 2 ans. Il faut alors faire un choix. Ce sont donc les deux hommes qui vont quitter l'Autriche en premiers. Après un crochet par la France pour confier son marmot, Franzi, à sa sœur, Adolf embarque direction La Havane. Le plan est le suivant : attendre qu’Hedy et Johanna obtiennent leur visa pour qu'elles puissent récupérer Franzi sur le chemin vers New-York, ville que s'est fixé le couple pour se retrouver. En décembre 1939, elles y parviennent mais sont également obligées de laisser Franzi en France avec sa tante. La raison ? Son visa pour les États-Unis n'a toujours pas été validé…
Franzi va ainsi rester un petit moment loin de ses parents et de sa sœur. Qui plus est, si ces derniers sont relativement épargnés car éloignés du conflit, Franzi en est un témoin direct. Il n’est alors qu’un enfant et va pourtant connaître l’horreur de la guerre et la peur de la déportation : fuir des zones bombardées, se cacher pour éviter les rafles, les adieux précipités… Toute sa vie, les traumatismes de la guerre et de l'occupation vont suivre Franzi. Jordan Mechner se rappelle en effet de repas de famille durant lesquels son père ne se privait pas de raconter la guerre et la lutte quotidienne que représentait le fait de survivre dans la France de Vichy en tant que personne juive. Ces histoires, il a failli ne jamais pouvoir les raconter. En 1943, lui et sa tante sont obligés de se cacher à Nice mais ils savent que la supercherie ne durera plus bien longtemps. La menace de la déportation n’a jamais été aussi réelle pour eux. Mais heureusement, ils ont réussi à faire parvenir l’information à Adolf, toujours bloqué à La Havane (mais rejoint par Hedy et Johanna depuis). Un mal pour un bien puisque le médecin s’est fait remarquer à Cuba, notamment en sauvant la vie d’un membre important du gouvernement du pays. Grâce à cela, il va pouvoir demander l’extraction (et donc le sauvetage) de son fils et de sa sœur pour Cuba. C’est la fin de la séparation ! Toute la famille se retrouve à La Havane et déménagera finalement à New-York en 1944… Enfin toute…
Comme pour beaucoup, la famille Mechner va perdre des plumes au cours de la guerre. Les parents, oncles, tantes, cousins, cousines et autres vont soit s’exiler dans d’autres pays, soit perdre la vie… Mais dans tout son malheur, l’histoire d’Adolf est des siens c’est d’une certaine façon bien finie. En revanche, si l’histoire de la famille Mechner n’a pas une conclusion aussi dramatique que celles de millions de juifs, elle n’en est pas moins traumatisante. Une histoire d’exil, de peur, d’isolement… Une histoire qui va se transmettre de génération en génération jusqu’à transparaître dans l'œuvre de Jordan Mechner près de 50 ans plus tard.
J'ai parfois le sentiment de refaire des choses qui ont eu lieu avant ma naissance. Des thèmes se répètent comme celui de la transmission, le fait de changer de pays, recommencer pour essayer de construire quelque chose de nouveau. Il y a les portes que ça ouvre et les choses qu'on laisse derrière. Et aussi le fait de se sentir un peu étranger dans son propre pays. Ça m'est arrivé enfant sans que je sache pourquoi. Je vivais à New York, j'étais pourtant américain. Mais, au fond de moi, je me sentais différent, peut-être parce que mon père était étranger, que ma famille était juive et que j'aimais les jeux vidéo avant que ça ne devienne mainstream.
Jordan Mechner
Prince of Persia, une histoire de famille
C’est donc ce traumatisme familial qui va indirectement pousser Jordan Mechner à utiliser la manipulation du temps comme mécanique centrale dans Les Sables du Temps, mais ce n’est pas tout. De ce genre de traumatisme naît souvent le besoin d’avoir une famille soudée. Et c’est probablement ce qui est arrivé à la famille Mechner. Et vous savez quoi ? Prince of Persia en est le fruit puisque la licence a toujours été une histoire de famille. Dès le premier opus, Jordan a mis à contribution sa famille. Son père a composé les musiques de Prince of Persia, tandis que son frère a servi de cascadeur et de modèle pour les mouvements du protagoniste. Si on remonte un peu plus loin, on peut même se demander si ce ne sont pas les talents de sa mère en tant que programmeuse qui ont insufflé à Jordan le goût du code et de la création. Tout comme, ce sont les journaux de son grand-père qui lui ont donné envie d’écrire les siens, qui sont d’ailleurs devenus une grosse source de documentation sur le développement de Prince of Persia (cf La création de Prince of Persia. Carnets de bord de Jordan Mechner 1985-1993).
La transmission est une question importante chez la famille Mechner. Et cela se ressent sur la forme, comme sur le fond dans Prince of Persia. Il s'agit d’un thème que Jordan Mechner a reproduit dans ses œuvres. Dans Prince of Persia premier du nom, toute l’intrigue repose sur la transmission du pouvoir en l’absence du sultan. Et puis au-delà de la transmission, il y a surtout des schémas qui se reproduisent. Et là, ça concerne plus directement Les Sables du Temps. Pour créer le jeu, Mechner a en effet embarqué femme et enfant pour s’exiler en France, dans une ville côtière comme son père à l’époque. D’une certaine façon, il a effectué le trajet inverse que sa famille pendant la guerre : de l’Amérique à l’Europe. Et ce chassé-croisé symbolique, il le raconte même dans un livre.
Pour moi, à l'époque, c'était une belle opportunité de faire découvrir la France à mes enfants. Je n'ai pas beaucoup réfléchi au fait que mon père avait passé trois ans dans ce pays alors qu'il était enfant. En plus, il avait résidé dans des stations balnéaires: au Touquet, en Bretagne puis à Nice. Chaque fois à côté de la mer. Et moi, quand je viens en France, c'est à Montpellier, encore à côté de la mer!
Jordan Mechner
Replay, l’art de rejouer l’Histoire
Ce parallèle entre sa vie, son œuvre et celles de ses ancêtres, Jordan Mechner l’a dressé lui-même dans un roman graphique sorti plus tôt cette année. Son nom ? Replay : Mémoires d'une famille. Pour l’occasion, Jordan s’est replongé dans les écrits autobiographiques de son grand-père et de son père, mais aussi dans ses propres souvenirs. C’est ainsi que les expériences de ces trois générations s'entremêlent dans Replay. Plus que jamais, Jordan Mechner se permet de jouer avec le temps. Avec une narration s'étalant sur quatre timeline différentes, il ose proposer quelque chose de différent. Et à en croire les critiques du livre, ça marche !
Grâce à ce nouveau médium, il peut se permettre plus de choses que dans ses films ou dans ses jeux. Jordan livre visiblement une œuvre qui porte à maturation cette narration bercée par le temps dont les prémisses remontent aux Sables du temps. Une narration qui nous ramène inexorablement à la licence qui a tant marqué ce pionnier de l'industrie, souvent par le biais de coïncidences incongrues. Comme ce tableau peint par Else, sœur d’Adolf, dans l'entre-deux-guerres. Un tableau qui a marqué l'enfance de Jordan et qu'il est allé retrouver pour le dessiner dans son livre : “Et, là, je me suis rendu compte qu'elle l'avait appelé “Le Prince”. C'est sûr que je ne l'avais pas en tête quand j'ai choisi comme titre “Prince of Persia”. Mais je me demande si c'est une vraie coïncidence.” Comme quoi, tout est vraiment lié dans l'histoire de Mechner et de son œuvre. Et il y a des anecdotes plus folles encore à découvrir dans le livre. Si vous avez des fans de Prince of Persia, d’Histoire ou de récits familiaux poignants dans votre entourage, c’est peut-être le cadeau parfait pour les fêtes de fin d’année.