Instable

“C’est un désastre, c’est un putain de désastre” s’exclame Phil Fish dans une séquence d’Indie Game : The Movie, reportage consacré à la scène indépendante dans le développement de jeux vidéo. À ce moment-là, le game designer n’est pas encore devenu cette bête de foire que le monde entier aime détester. Ancien d’Ubisoft ayant décidé de créer son propre studio en 2008 – Polytron – pour bénéficier de plus de liberté créative, Philippe Poisson, aka Phil Fish, se trouve à la PAX East 2011 pour présenter son futur jeu. Seulement voilà, la version de FEZ est buguée, engendrant de multiples problèmes bloquants. Parmi les bugs rencontrés, il y a celui où un personnage répète les mêmes choses en boucle à l’infini, et celui où le héros se retrouve piégé, seul, dans les ténèbres. A posteriori, cette séquence capturée par James Swirsky et Lisanne Pajot est à la limite du prophétique.

“Nous avons fait trop de changements hier soir et maintenant nous avons une version instable entre nos mains” regrette le game designer. Instable, c’est peut-être l’adjectif qui qualifie le mieux Phil Fish. Cofondateur du collectif artistique Kokoromi en 2005 qu’il décide de quitter en 2007, il crée Polytron avec Jason DeGroot avec qui il se sépare pendant la production du soft, ce qui entraîne de lourds soucis juridiques. À sa sortie en 2012, le titre est édité par Microsoft, mais le game designer part aussitôt en croisade contre le géant américain, à cause d’une histoire de patch à payer. L’année suivante, il explique que “Microsoft n’a rien fait pour aider FEZ”, et que quoi qu’il advienne de FEZ 2, “il ne sortira pas sur Xbox”. En réalité, FEZ 2 ne sortira jamais, peu importe la plateforme. Annoncé au mois de juin 2013, le projet est annulé dans la foulée en juillet 2013.

Pris au piège des réseaux

Les faits d'armes de Phil Fish dans la sphère médiatique sont nombreux. Le trublion qui avait fait un discours sous forme de grosse farce à l’IGF 2008 aime provoquer, quand bien même il serait amené à regretter ses actions dans les heures qui suivent. Comme lors de cette session de questions/réponses à la Game Developers Conference de mars 2012, où l’homme crucifie le jeu vidéo japonais, le qualifiant de “nul” et de “merdique”... avant de s’excuser d’avoir été “un peu dur” face à la grogne sur les réseaux sociaux. En 2013, il accuse Nintendo d’avoir fait des choix de design “horribles” et qui “ne servaient à rien” avec sa 3DS, avant de revenir sur ses propos, là encore, un peu plus tard, à cause des retours brûlants sur la toile. Quant à ses désaccords avec Microsoft rendus public, ils lui ont posé “bien des problèmes” reconnaît-il chez Polygon.

Malgré ce qu’il aime faire croire sur son compte Twitter, le cofondateur de Polytron accorde de l’importance aux commentaires sur les forums et les réseaux. "J'aimerais dire que je m'en tape, mais c'est faux” dit-il dans Indie Game : The Movie. Égratigné par des retours toxiques tout au long du développement tumultueux de FEZ, Fish ne se fiche pas de ce qui peut être dit sur lui. À un utilisateur qui le trouve hautain et condescendant, Fish l’invite à “s’étouffer avec sa b…”, quand il ne qualifie pas carrément ses détracteurs de “trous du c…”. Le game designer s’est lancé dans les réseaux sociaux à un moment où ces derniers avaient un droit de vie ou de mort sur les créations et les créateurs. Immature dans ses réactions et finalement peu préparé à sa soudaine popularité, l’homme est allé jusqu’à s’en prendre violemment au journaliste de Gametrailers, Marcus Beer, qui avait épinglé le créateur lors d’une chronique.

Incapable de créer de la beauté ou d'apporter une contribution significative au monde, vous vous contentez de juger, en vous masturbant. Il doit être frustrant d'être un si petit commentateur, de ne pouvoir qu'éjaculer du vomi par la bouche depuis la ligne de touche. Phil Fish à Marcus Beer, Twitter, 2013

Après FEZ, Fish apparaît dans les crédits de 11 jeux

C’est après cette ultime sortie contre Gametrailers que Phil Fish, à bout de nerfs, annule le développement de FEZ 2, annonce se retirer de l’industrie du gaming et clôt son Twitter au public dans la foulée. Nombreuses sont les personnes à penser qu’il n’arriverait pas à s’effacer, lui, le sale gosse capricieux. Pourtant, le papa de FEZ tient ses engagements. Il fait bien quelques sorties en 2014 pour répéter que FEZ 2 ne sortira pas “car les joueurs ne le méritent pas”, ou pour annoncer la vente de sa société suite à un hack. “J'en ai fini. Je veux partir. Abandonnez vos rêves. Ce sont en fait des cauchemars. Rien ne vaut ça. À tous les développeurs de jeux en herbe : cela n'en vaut pas la peine. C'est votre public. C'est ça les jeux vidéo" assène-t-il.

Depuis, le célèbre game designer est bel et bien parvenu à se faire oublier. Las des prises de bec interminables sur les réseaux sociaux, conscient d’être détesté par la sphère jeu vidéo, le créateur n’est jamais revenu sur ses décisions. En l’espace d’une décennie, Phil Fish s’est fait rare. A-t-il totalement laissé tomber les jeux vidéo ? D’après le site Moby Games, le géniteur de FEZ est toujours plus ou moins actif, puisqu’il est crédité dans les remerciements spéciaux d’une dizaine de jeux depuis 2014, dont Rez Infinite et Gang Beasts. En 2016, il apparaît transformé dans une vidéo de Waypoint pour parler de SuperHyperCube, le jeu VR de Kokoromi (collectif dont il faisait partie en 2005) et édité par… Polytron. Cheveux courts, barbe taillée et lunettes rouges : le créateur a bonne mine. Il est également listé en tant que contributeur du soft In Other Waters, sorti en 2020. Enfin, en 2021, Polytron sort FEZ sur Nintendo Switch.

2 entretiens et puis s’en va ?

Pour les 10 ans de FEZ, Eurogamer a pu s’entretenir avec le fameux cofondateur de Polytron. Ce qui ressort de cette rencontre, c’est que monsieur Poisson paraît apaisé et plus humble qu’auparavant, même s’il manie l’humour pour cacher des plaies que l’on imagine toujours ouvertes. Quand le journaliste compare la qualité de FEZ à celle d’un Mario, Fish répond qu’il ne mérite pas tant d’éloges. “C'est comme si je grillais un bon steak et que je m'autoproclamais maître du steak” s’amuse-t-il. Dans l’interview, il revient sur le succès de FEZ, avouant qu’il ne sait pas comment l’équipe de Polytron a pu réussir ce jeu, puisque personne ne savait vraiment quoi faire. “Pour être honnête, je ne sais toujours pas ce que je fais”. Malheureusement, Eurogamer ne profite pas de la perche lancée par Fish pour demander ce qui occupe les journées de cofondateur de Polytron. Tout au plus apprenons-nous que le game designer “est constamment en train de créer des jeux qu’il annule avant même qu’ils ne soient annoncés”. Toujours sous couvert d’humour, il explique que FEZ 2 pourrait être une réalité “s’il avait un budget de 200 millions de dollars et 5 000 développeurs pendant 15 ans” afin de réaliser sa “vision grandiose”.

Au début de l’année 2023, Simon Parkin réussit à convaincre le papa de FEZ de participer à son podcast My Perfect Console. Fish dit “se sentir bien” et partage ses meilleurs souvenirs de jeux vidéo. Il dit que revoir Indie Game : The Movie reste compliqué, car il s’agit d’un film sur une période difficile de sa vie. Il constate que le reportage ne montre pas suffisamment la diversité de la création de jeux en indépendant, en plus d’être caduc, les opportunités ayant changé (avec, entre autres, la disparition du Summer of Arcade). Il évoque également son nouveau rapport au travail afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs qu’avec FEZ, le développement intensif de son jeu lui ayant causé des problèmes de santé. Fish reconnaît qu’il se sentait obligé de poster des choses sur Twitter car “c’était ce qu’on attendait de lui”, avant de réaliser que cette situation était toxique. Quitter l’espace public lui a permis de se retrouver, et de retrouver l’envie de créer. En effet, le papa de FEZ travaille apparemment sur quelque chose, sans pression, en toute discrétion.

Est-ce que Phil Fish regrette le temps où il était la star des réseaux sociaux grâce à ses déclarations tonitruantes ? Non. Toute la production de FEZ ainsi que les événements intervenus après sa sortie ont dévoré son auteur. Dans un entretien diffusé en 2011, Fish se qualifie de “déchet”, répète “être cramé” en plus d’être “déprimé”. "Je n'étais pas prêt pour toutes ces conneries" avoue-t-il, lui qui a dû surmonter une rupture sentimentale, la perte d’investisseurs, la séparation de ses parents ainsi que la maladie de son père pendant le développement de FEZ. Pendant que les fans réclamaient à cor et à cri de sortir le jeu rapidement. Est-ce que Phil Fish reviendra un jour sur le devant de la scène ? À la vue de ses dernières déclarations, c’est tout à fait envisageable. Avec un shadow drop ou sous pseudonyme afin de garder la tranquillité qu’il a su acquérir… en s’effaçant.