Dans l'histoire du jeu vidéo, il y a eu un paquet de titres politiquement incorrects. Pourtant, ils ont, pour la plupart, tous eu la chance de se retrouver les étals, contrairement au jeu vidéo que l'on s'apprête à évoquer dans les lignes qui suivent... Imaginé comme un concurrent direct à Mortal Kombat, dans une version encore plus gore, répugnante et controversée, c'est cette débauche d'indécence qui causera sa perte... alors qu'elle devait le faire triompher.
Un jeu de sport du folklore Aztèque devient un titre pire que Mortal Kombat
Nous sommes en 1994. Aujourd'hui, quasiment trente années nous séparent de cette date, mais il faut savoir qu’à cette époque le jeu vidéo n’est plus si balbutiant. Mine de rien, cela fait déjà vingt ans qu’il se popularise par petites touches et qu’il s’est constitué une histoire d’une grande richesse. C’est donc pour apporter sa pierre à l’édifice que Christine Hsu fonde, à Los Angeles, le studio Paradox Development, soit l’une des filiales du groupe Paradox Entertainment comme l’est actuellement Paradox Interactive. Rapidement, cette fringante unité de développement de jeux vidéo acquiert un partenariat avec Virgin Interactive pour créer une nouvelle IP (Intellectual Property) lucrative destinée à la PlayStation, première console de salon de l’outsider Sony. Tous deux se mettent d’accord sur la réalisation d’un titre original qui tranche avec les productions actuelles. Bref, ils veulent un moyen de se démarquer.
Peu à peu, les contours d’un jeu, baptisé Earth Monsters, se dessinent. Comme sa dénomination ne le suggère absolument pas, il s’agit d’un jeu de sport fantastique qui s’inspire d’une pratique traditionnelle méso-américaine appelée le « Pok ta Pok ». Grossièrement, on pourrait dire qu’il s'agit ni plus ni moins de l’ancêtre du basketball, mais il y a de petites subtilités. Exercée par les peuples précolombiens, tels que les Aztèques, c'est un sport très physique, opposant deux équipes, où chaque joueur doit renvoyer la balle dans le camp adverse ou la faire passer dans un anneau mural à l’aide de certaines parties de son corps, à l’exception des pieds et des mains. Dans sa transcription vidéoludique, Paradox Development imagine de musculeux guerriers n’hésitant pas à se filer deux trois coups au passage pour rendre les matchs bien plus violents qu’ils ne le sont déjà.
De son côté, l’éditeur Virgin Interactive est séduit par l’idée, mais celui-ci tend la perche au studio pour monter d’un cran dans la violence, quitte à en changer la direction artistique et, surtout, le genre. Depuis quelques années, il y a un type de produit qui fait fureur : les jeux de combat. Street Fighter, Fatal Fury, Mortal Kombat, Virtua Fighter, Tekken ou encore Killer Instinct, pour ne citer qu’eux. Au mitan des années 1990, la liste est excessivement longue. De ce fait, il paraît compliqué de tirer son épingle du jeu, mais c’est sans compter l’essor de ces produits et d’un public d’adolescents et de jeunes adultes qui cherchent à se défouler et à en prendre plein la vue. Pour répondre à la dimension gore du jeu de Midway Games (le développeur original de MK), Virgin Interactive n’a pas peur de pousser la surenchère : il faut que ce soit plus trash, plus indécent, presque plus obscène aussi. En gros, un Mortal Kombat en pire !
Impossible de faire plus crade, plus morbide et plus tendancieux que Thrill Kill
À ce stade, Earth Monsters n’est plus un jeu de sport atypique, il se mue peu à peu en un jeu de combat qui va prendre le nom de « Thrill Kill », histoire de placarder sa violence outrancière sur la jaquette. Dans un premier temps, Paradox Development et Virgin Interactive souhaitent apporter un vent de fraîcheur dans l'univers des jeux de combat en misant sur les capacités de la PlayStation et ses accessoires. Rapidement, l’ambition de créer le tout premier jeu de combat en 3D jouable à quatre joueurs en simultané, grâce au Multitap, émerge dans les rangs. C’est décidé, la grande surprise de Thrill Kill viendra de cette fonctionnalité, mais pas seulement… Dans la tête de l’éditeur, il n’y a plus de doute. Pour permettre à Paradox Development de réaliser un carton, il va falloir sortir les grands moyens et, surtout, ne pas avoir peur de susciter la controverse.
En tout cas, ce n’est clairement pas avec une poignée de guerriers aztèques congestionnés que le duo s’en sortira. Alors, Virgin Interactive va passer la seconde afin de trouver l’idée qui fera vendre ce jeu comme des petits pains ! Lors d’un meeting, Harvard Bonin, l’un des producteurs de Thrill Kill chez Virgin, fait irruption dans le bureau où se tient la réunion avec une tonne de magazines et de DVD sous le bras. En fouillant dans les piles, on peut mettre la main sur des revues fétichistes et des vidéos de type BDSM, un acronyme charmant recensant des ensembles de pratiques sexuelles. Face à l’ensemble de ses collaborateurs, la première phrase prononcée par Harvard Bonin sera : « Les gars, voilà notre nouvelle direction artistique ». Dérangeant, glauque, indécent ou encore gore seront les maîtres-mots de Thrill Kill. Très clairement, pour un premier jeu, on part sur quelque chose de très (très) osé, et cela permettra effectivement au studio de s’offrir un sacré coup de projecteur.
Maintenant que Thrill Kill a effectué un virage à 180 degrés, il faut s’attaquer au contenu même de ce jeu de combat. Côté scénario, on ne s’encombre pas d’une narration complexe ou d’un récit original puisqu’on a l’impression de marcher dans les pas de Mortal Kombat, voire même d’être face à un copier-coller du jeu Eternal Champions de SEGA. Ici, une déité maléfique du nom de Marukka décide, pour se divertir, d’organiser une sorte de succession de matchs à mort dans des décors poisseux à huis-clos. À la clef, pour l’un des dix personnages jouables (en réalité, ils sont onze), une résurrection.
Pour les neuf autres, c’est direction l’Enfer, un endroit où ils paieront le prix de leurs (très) nombreux péchés. Forcément avec une direction artistique pareille - également influencée par la comédie musicale Cats, pour un aspect encore plus creepy -, le roster de personnages est loin d’être composé d’enfants de chœur, chacun ayant un background plus affreux les uns que les autres. Dominatrice, pyromane, cannibale, chirurgien véreux, diablotin en tenue de cuir sur des échasses, jumeaux cousus, tueur en série, un juge assassin adepte du bondage, contorsionniste vengeresse et misandre... Faites votre choix !
Avec un tel casting, on sait pertinemment que le rendu risque d’être ignoble à souhait. En l’occurrence, vous affrontez trois adversaires en même temps (qu’ils soient contrôlés par l’IA ou par vos amis) dans des arènes très restreintes, un peu comme si on vous avez jeté dans une cellule matelassée, dans un cachot immonde ou dans une arène putride. Si le cadre n’est pas des plus rassurants, il faut tout de même reconnaître que les idées de gameplay de Paradox Development sont rafraîchissantes : chaque bouton d’attaque correspond à l’utilisation d’un membre (supérieur ou inférieur), vous pouvez utiliser des projections et des contre-attaques, etc.
Tout dans Thrill Kill vous encourage à une débauche d’agressivité et à transformer chaque combat en un bain de sang. D’ailleurs, la principale fonctionnalité des combats repose sur ce postulat. Il n’y a aucune barre de vie, ce qui veut dire que vous devez tabasser à mort vos trois adversaires. Plus vous les ruez de coups, plus votre « kill-meter » augmente. À terme, c’est-à-dire une fois remplie, cette jauge vous permet d’effectuer une sorte de « Fatality » à la Mortal Kombat sur l’un de vos ennemis, le tout dans une mise en scène de très bon goût. Ensuite, il faut répéter ce schéma jusqu’à être le dernier survivant. Une prouesse que Thrill Kill n’a lui-même pas réussi à accomplir !
Vous devez être un adulte pour y jouer : la stratégie de communication qui affole les jeunes
Conscients que leur formule peut faire mouche, Paradox Development et Virgin Interactive avancent sereinement et profitent de la tenue d’événements majeurs pour accroître la cote de popularité de Thrill Kill, rabâchant sans cesse que ce jeu sera le plus sordide possible. Parce que oui, la renommée du jeu de Paradox Development suit une courbe exponentielle, à tel point que le titre laisse son empreinte lors de l’édition 1998 du salon de l’E3. Sur place, le studio a même un stand dédié et fait appel, pour davantage attirer l’oeil, à deux modèles féminins, censées être habillées à la manière de Violet et Belladone, deux des personnages du jeu. Sauf que celles-ci plantent le studio et l’éditeur à la dernière minute, les obligeant à trouver une alternative qui consiste à embaucher… deux strip-teaseuses de la ville d’Atlanta.
Entre l’ambiance sur place et les promesse du jeu, le public semble conquis par l’aspect gore et cru du titre, ainsi que par son ton très mature où de très nombreuses attaques connotent un acte sexuel (« Bitch Slap », « Swallow This », « Crotch Crush »), et garde un oeil sur ce jeu dont la sortie, prévue pour octobre 1998, approche à grands pas. Tandis que les passants l’observent, l’ESRB (Entertainment Software Rating Board, l’équivalent de notre PEGI), lui, le scrute d’encore plus près et décide, en vertu des premières évaluations, de lui affubler l’avertissement « Adults Only (AO) », soit le plus haut degré de classification. Pour Paradox et Virgin, cette pastille est du pain béni puisqu’ils rêvaient de l’obtenir afin de concentrer leur communication dessus. Toutefois, ils se confrontent vite à la réalité du marché et vont devoir tempérer leur volonté de proposer un titre à ce point dérangeant et sanglant.
Désormais, Paradox et Virgin visent une classification « Mature ». Par conséquent, ils doivent se débarrasser de certains éléments et animations qui peuvent leur porter préjudice, à l’image des gémissements et d’un finish move du personnage de Belladonna dont la gestuelle donne l’impression qu’elle mime un acte sexuel, comme l’a expliqué Dana De Lalla, l’un des membres de l’équipe de développement. À côté de ça, ils doivent également recouvrir les corps un peu trop dénudés de certains avatars du jeu, sinon adieu la révision de l'ESRB. Néanmoins, cette nouvelle bataille pour la classification du jeu n’est que le début des problèmes. Dans les coulisses, Virgin Interactive accuse une très mauvaise gestion et des profits en berne, poussant peu à peu le grand patron à vendre sa société au plus offrant. Malheureusement pour eux, c’est Electronic Arts qui rafle la mise et va précipiter le projet dans les abysses.
Thrill Kill, ou le jeu controversé qui a choqué Electronic Arts
Dans le courant du mois d'août 1998, Electronic Arts casse sa tirelire et rachète Westwood Studios (qui appartient à Virgin Interactive) contre la modique somme de 122 millions de dollars. Cependant, le marché conclu va bien plus loin puisque l’éditeur américain récupère la totalité de Virgin Interactive sur le territoire de l'Oncle Sam, devenant alors l’éditeur de Paradox Development et, par extension, de Thrill Kill. Durant cette décennie, Electronic Arts s'est démarqué en raison de l’éclectisme de son catalogue, n’hésitant pas à encadrer le développement de projets n’ayant parfois rien à voir entre eux. Sur le coup, les développeurs de Paradox se réjouissent de bénéficier de l’aura d’un tel éditeur. Le souci, c’est que l’engouement va vite laisser place à l’amertume.
Alors que les développeurs poursuivent leurs efforts pour abaisser la classification du jeu et réfléchissent à une stratégie de vente tout aussi agressive que leur jeu - ils envisagent, par exemple, de faire parvenir des copies aux politiques qui luttent contre la violence dans les jeux vidéo -, aucun d’entre eux n’a conscience de ce qui se trame dans les coulisses. En parallèle, Electronic Arts a eu vent du développement du jeu, ce qui a piqué la curiosité du conseil d’administration. Finalement, le couperet tombe : le jeu, terminé à 99% avec une suite déjà proposée, est abandonné et Electronic Arts, qui cherche avant tout à soigner son image, s’oppose fermement à la vente des droits de la licence à d’autres éditeurs.
Pour les développeurs - convaincus que les liens politiques de l’éditeur ont pesé dans la balance -, c’est la douche froide, d’autant que cette décision intervient seulement deux semaines après le rachat de Virgin et que bon nombre d’entre eux apprennent cette décision en lisant la presse sur le Net. S’ils sont au plus bas, tout n’est pourtant pas perdu ! En effet, s’ils ne disposent pas des droits sur la licence, ils restent propriétaires de leur moteur 3D et s’en vont donc démarcher à droite à gauche, jusqu’à attirer l’attention d’Activision. L’autre ogre vidéoludique américain va alors leur proposer de créer un jeu de combat mettant en scène… les rappeurs du Wu-Tang Clan : Wu-Tang Shaolin Style.
De fil en aiguille, Paradox Development parviendra à rebondir en travaillant sur de multiples titres (dont des opus de la franchise X-Men), jusqu’à être récupéré par Midway Games vers le milieu des années 2000. D’ailleurs, ce qui est cocasse, c’est que les équipes de Paradox seront, peu de temps après, parachutées sur la création d’un jeu… Mortal Kombat. C’est donc eux qui donneront vie à l’épisode Shaolin Monks, un opus d’action-aventure à la sauce beat’em up. Aujourd’hui, l’équipe originale s’est diluée à droite à gauche, atterrissant chez THQ ou chez High Moon Studios, et, dans un dernier geste de rébellion, a posté - ou du moins, l’un des développeurs originels - des copies complètes du jeu sur la toile, offrant l’opportunité à plus d’un curieux et déçu de l’époque d’y jouer réellement. Ce n’est peut-être pas la sortie qu’ils espéraient, mais eux-mêmes et les joueurs ne sont pas prêts d’oublier cette histoire et le nom de Thrill Kill.