Les gobelins dans Hogwarts Legacy

Certains parmi vous l’auront très certainement remarqué, je fais partie de ces gens qui ont dû faire face à un dilemme moral face à Hogwarts Legacy : l'Héritage de Poudlard. Rares sont les jeux que j’ai autant attendus dans ma vie de joueuse et d’un autre côté, rares sont ceux qui m’ont posé un tel cas de conscience. Mais si c’est avant tout la question JK Rowling qui me posait problème, il ne s’agit pas de la seule casserole que se trimballe le titre dans l’univers d’Harry Potter. Hogwarts Legacy serait en effet antisémite, il ferait preuve d’une hostilité manifeste à l'encontre des Juifs. Ces accusations ont pointé le bout de leur nez dès que les premières informations sur le scénario du jeu sont arrivées. On apprenait ainsi que l’antagoniste principal serait un certain Ranrok, un gobelin dont il faudrait mater la révolte.

Le problème, vous ne le voyez peut-être pas. En effet, à aucun moment on ne parle là de religion ou de groupe ethnique. Mais il y en a bien un et c’est dans la figure du gobelin qu’il se trouve, ces petits êtres au long nez et si cupides qu’ils sont même chargés de s’occuper de la banque des sorciers britanniques, Gringotts. Les gobelins d’Hogwarts Legacy ont tout de la vilaine caricature antisémite. Et quand on sait cela, l’idée de les voir être présentés comme des ennemis à abattre, des révolutionnaires à réprimer sans autre forme de procès, cela posait question pour certains. Mais à mon sens, il restait difficile de se prononcer tant que le scénario du jeu ne s’était pas dévoilé dans son intégralité. Et maintenant que c’est le cas, difficile d’attribuer une telle valeur à l’histoire d’Hogwarts Legacy, je m’explique (attention spoilers à venir dans le paragraphe ci-dessous).

Oui Ranrok est un vilain gobelin et ses sbires également. Mais non, la révolte des gobelins n’est pas présentée comme quelque chose de mal en général, tout comme ces petites créatures sont bien loin d’être le mal incarné. Ranrok ne fait en vérité pas l’unanimité auprès des autres gobelins. Il s’en prend d’ailleurs ouvertement à ces derniers et le jeu nous invite tout du long à croiser des gobelins victimes ou critiques de ce cher Ranrok. Lui et sa bande sont un peu comme des black bloc, qui ont les mêmes revendications que les autres mais emploient des méthodes plus discutables. Aucune généralité à signaler. Mieux encore, les discussions avec le Professeur Binns ou Lodgok nous poussent à comprendre les revendications des gobelins, qui sont clairement injustement traités par les sorciers. Hogwarts Legacy n’est pas tombé dans l’écueil des méchants gobelins, voilà une bonne nouvelle pour ceux qui le pensaient antisémite.

Sauf que ça ne change rien à la représentation très marquée qui est faite des gobelins, la représentation physique et symbolique. Qu’on le veuille ou non, les gobelins d’Hogwarts Legacy rassemblent un bon nombre de clichés antisémites. Coïncidence, comparaison très hasardeuse ou véritable message antisémite ? C’est une bien épineuse question. Mais pas sûr qu’il faille se pencher du côté d’Hogwarts Legacy pour trouver la réponse. Les gobelins du jeu ne sont rien de plus que les clones que ceux qu’a inventés JK Rowling. En plus d’être une TERF, l’autrice serait donc antisémite ? Et bien contre toute vraisemblance, pas vraiment.

En réalité, ce débat ne date pas d’hier. Il a notamment agité la sphère médiatique au début de l’année 2022 après que l’acteur Jon Stewart ait pointé des similitudes entre le livre bien connu pour son antisémitisme, Les Protocoles des Sages de Sion, et les gobelins de Rowling. Aussitôt, certains ont affirmé que l’autrice était ouvertement antisémite, tandis que d’autres l’ont défendu corps et âme. C’était notamment le cas de Dave Rich, bonhomme à la tête du groupe Community Security Trust qui cherche à assurer la protection de la communauté juive britannique. “Ses gobelins ne sont que des gobelins”, avait-il dit avant de saluer les différentes prises de parole de l’autrice pour dénoncer l’antisémitisme. Plus encore, selon David Baddiel, comédien et romancier juif, s’arrêter au cas de Rowling et d’Harry Potter est une erreur. Les biais antisémites infusés dans notre société sont nombreux. Et si le monde des sorciers en présente certains, c’est très certainement car ils piochent lui-même dans un univers qui en est rempli : la fantasy.

Rowling, Tolkien, Martin… tous pareil ?

JK Rowling n’a pas inventé la figure du gobelin (similaire dans World of Warcraft et Baldur's Gate notamment). À vrai dire, elle n’a pas inventé grand chose en soi et a beaucoup pioché dans des folklores et histoires existantes pour façonner son univers, et notamment du côté de la fantasy. Et autant dire qu’il y en a des choses à redire sur ce genre. Vous avez d’ailleurs certainement déjà entendu parler du fait que les œuvres de Tolkien, père de la fantasy moderne, seraient notamment racistes. Quitte à partir sur un sujet épineux, autant y aller jusqu’au bout non ? Alors, Tolkien est-il raciste ? A vrai dire, là n’est pas vraiment la question. Que cela soit voulu ou non, le résultat est le même selon Dimitra Fimi, qui a écrit le livre Tolkien, Race and Cultural History. Selon elle, les récits de Tolkien en Terre du Milieu seraient bercés par des biais eurocentrés. En gros, les petits blancs sont les gentils et les autres les méchants. Et force est de constater que dans les grandes lignes, c’est plutôt vrai. C’est sans doute en partie cela qui a tant parlé à Giorgia Meloni, actuellement présidente du Conseil des ministres italien et surtout à la tête du parti d’extrême droite Frères d’Italie qui rappelle régulièrement son amour pour l’univers de Tolkien. Et cela n’a à vrai dire rien d’étonnant tant la fantasy de Tolkien, mais aussi d’autres, est ancrée dans une vision idéalisée du passé, entre impérialisme et biais racial.

Les racines de la fantasy que nous lisons aujourd’hui sont l’action, l’aventure, l’imagination et le racisme.

C’est du moins ce qu’avançait Charles R. Saunders, auteur et journaliste (citation ci-dessus). Certes, la fantasy est avant tout “une littérature fantastique incorporant dans son récit un élément d'irrationnel qui n’est pas traité seulement de manière horrifique, présente généralement un aspect mythique et est souvent incarné par l’irruption ou l’utilisation de la magie.” (définition d'André-François Ruaud dans Cartographie du merveilleux). Mais on ne va pas se mentir, le thème le plus courant dans ses plus grosses œuvres, c’est l’opposition des “races”. Les Orcs et compagnie contre les gentils Elfes/Humains/Hobbits/Nains dans Le Seigneur des Anneaux. Les Gobelins contre les humains dans La Princesse et le Gobelin. Les Sorciers opposés aux Humains dans le Cycle de Terremer. Les Humains opposés aux Mages et autres créatures dans Le Sorceleur. Les Trollocs contre les Humains dans La Roue du Temps etc etc.

John Henry Rumsby, qui a justement étudié la représentation racial dans la fantasy, avance d’ailleurs que la plupart de ces créatures imaginaires sont des allégories des péchés et autres défauts humains : la cupidité propre aux gobelins comme aux dragons, la lubricité des satyres, l’orgueil des nains etc. Et pour donner vie à ces archétypes, les premiers auteurs de fantasy se sont soit tournés vers l’Autre, soit vers des figures historiques ou mythologiques existantes (souvent elles aussi créées autour et contre la figure de l’Autre). Un Tolkien, par exemple, a été profondément inspiré par la mythologie scandinave à travers l’Eda poétique notamment. Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec des créatures qui posent question aujourd’hui. Si vous souhaitez en savoir plus sur le sujet, je ne peux que vous conseiller de jeter un œil à Otherworldly Others : Racial Representation in Fantasy Literature de John Henry Rumsby justement.

Ça remonte à une forme inventée et erronée de nostalgie pour un âge d’or où tout le monde était à sa place et, plus important encore, tout le monde était content d’y être. Un certain nombre d’auteurs, artistes, poètes et musiciens extrêmement talentueux ont pioché dans cette forme de nostalgie et créé des œuvres somptueuses mais qui ont néanmoins macéré dans une culture et une idéologie profondément colonialistes et racistes.

Kavita Mudan Finn, spécialiste de l’Histoire de l’Europe médiévale

Et les gobelins dans tout ça ? Et bien, ils rentrent dans cette conception arriérée de l’Autre. Issues du folklore païen, ces petites créatures ont, au fil du temps, embrassé la plupart des clichés antisémites. Visage difforme, peuple nomade aussi sournois que cupide et agissant dans l'ombre, sacrifiant des gentils petits enfants chrétiens... C'est ainsi que l'on parlait de ces Autres, les Juifs, et ce dès le Moyen-Âge par le biais de légendes totalement fantasmées et dont le fond a perduré jusqu’à nos jours, comme l’a notamment expliqué l’anthropologue polonaise Joanna Tokarska-Bakir. Et ce qui prenaient la forme de contes s'est peu à peu mué en discours politique et complotiste.

Que ce soit dans WoW, D&D ou le monde d'Harry Potter, les gobelins n'ont pas activement participé à ce dernier mais ont bel et bien conservé l'imagerie de ces contes. Une imagerie que l'on retrouve donc innocemment dans Hogwarts Legacy et qui semble aujourd'hui être indissociable de la fantasy en général. Le jeu ne ferait donc que reproduire ingénument les figures fantastiques qui s’imposent aujourd’hui… Fin du débat ? Et bien, ce n’est pas si simple.

Retirer le racisme fantastique de D&D nécessiterait plus qu’une simple désincrustation des pores ; plutôt quelque chose entre le gommage chimique et la chirurgie reconstructrice.

Cecilia D'Anastasio pour Wired

Pas coupable mais responsable

En gros, les gobelins d'Hogwarts Legacy découlent de ceux créés par JK Rowling, qui découlent eux-mêmes d'une tradition fantastique qui ne date pas d'hier. En ce sens, non Hogwarts Legacy n'est pas antisémite, du moins pas plus que toutes les autres œuvres représentant des gobelins. Le débat est plus grand et ne se limite même pas à la fantasy d'ailleurs, mais bien à tous les biais antisémites ou autres, pour la plupart invisibles, qui animent le monde culturel et notre société. Et ça va du Shylock de Shakespeare, au Scrooge de Dickens, en passant par Watto dans Star Wars, pour finir avec les poncifs habituels sur la main-mise supposée des Juifs sur les banques et le monde. Si bien que les personnages caricaturaux cités en premier lieu peuvent paraître un moindre mal. Ils ne sont à vrai dire que des personnages innocemment inspirés d’un folklore bien ancré. Comparés à des propos ou actions ouvertement antisémites, c’est quand même beaucoup mieux. C'est d'ailleurs ce que laissait entendre la prise de parole de Campaign Against Antisemitism sur le cas des gobelins de Rowling.

Néanmoins, dire que “de toute façon c'est comme ça alors n'y changeons rien” n'est pas non plus une solution. Pour en revenir à la fantasy, ses codes ne sont pas gravés dans le marbre. Et ça, ce n'est pas moi qui le dis, mais l'un des maîtres du genre : Donjons & Dragons. Suite à la mort de George Floyd, les éditeurs du jeu de rôle sur table ont affirmé vouloir changer un peu les choses et rendre D&D plus inclusif, en se débarrassant notamment des problématiques liées à la représentation des orcs. Eugene Marshall, écrivain et game designer, est même allé plus loin en mettant sur pied le zine Ancestry and Culture, qui remplace les “races” stéréotypées par un système plus complexe d’ascendance et de culture. L’année passée, Wizards of the Coast ont décidé de suivre cette voie en remplaçant le mot “race” par “espèce”. Dans la même optique, ils ont décidé de retirer certaines cartes de Magic : The Gathering, comme Invoke Prejudice qui rappelait visuellement un certain KKK…

Et c'est une bonne chose, n'en déplaise aux plus ronchons. Car si ces tropes racistes ou antisémites peuvent paraître inoffensifs, ils ne le sont pas tant. Dans ce genre de cas, il est toujours bon de se pencher du côté des principaux concernés. Et à ce sujet, ils sont nombreux à tirer la sonnette d'alarme. Parce que si ces représentations ne sont pas forcément créées avec une volonté de nuire, elles sont tout de même reprises par des personnes antisémites pour illustrer leurs théories et les propager sans risquer d’être incriminées. Cette façon de faire a même un nom : le dog whistling. Ces tropes ont beau être parfois partagés avec innocence via des films, livres ou jeux, ils sont donc aussi au cœur des théories antisémites et participent malgré eux à leur propagation. Théories qui tuent puisqu’elles ont déjà poussé des individus à l’irréparable (comme lors de la fusillade de la synagogue de Pittsburgh).

C’est pourquoi, cette question reste importante quand on parle d’un jeu comme Hogwarts Legacy qui se nourrit clairement de ce genre de tropes. L'univers d'Harry Potter n'est foncièrement pas antisémite, mais propose tout de même des représentations discutables - et on ne vous parle même pas des elfes de maison, ces petits êtres qui aiment être des esclaves. Hogwarts Legacy aurait pu changer les choses, faire des choix différents pour éviter ces sentiers épineux. Mais cela n’a pas été le cas (reste à voir le degré de liberté dont ils ont pu bénéficier à ce niveau) et forcément ça en fait grincer des dents certains. Surtout que malgré tout, des doutes subsistent.

Certes, le scénario a évité ce que nous redoutions, mais il y a des petits détails qui posent question. Vous avez peut-être vu passer cette histoire d’artefact gobelin qui ressemblerait à un shofar, un instrument de musique important dans la tradition juive. Le choix de l’artefact est douteux, la date évoquée également (bien qu’elle corresponde au lore créé par JK Rowling) et vous pouvez ajouter à cela l’étrange présence de gorgonzola dans cette dernière, censé empêcher les gobelins de souffler à nouveau dans cette corne. Et j’apprends donc au passage que le gorgonzola n’est pas casher, comme une partie des fromages à vrai dire.

Alors, il y a tout de même une explication. Visiblement, l’artefact serait plus proche d’un vuvuzela et la présence de gorgonzola viendrait de la difficulté pour certains de différencier les deux mots… C'est étrange, mais soit. Mais puisqu’Hogwarts Legacy n’est pas la seule œuvre de fantasy à proposer un artefact gobelin de cet acabit, je veux bien leur laisser le bénéfice du doute. Black Desert Online et Overlord le font aussi. De plus, cette histoire de gorgonzola (qui serait un peu l’équivalent du saucisson que brandissaient les islamophobes) peut sonner un peu tirée par les cheveux. Premièrement, la plupart des fromages peuvent être considérés comme non-casher et pas spécifiquement le gorgonzola comme j’ai pu le lire. Et puis, il existe du gorgonzola casher, donc au final on est un peu loin de l’ingrédient à éviter à tout prix. Mais bon, on se serait bien passé de toutes ces coïncidences douteuses pour un simple objet...

Mais je doute sincèrement du fait qu’Hogwarts Legacy soit antisémite et il serait bien dommage de lui faire un tel procès. Je crois vraiment que la plupart des développeurs ont voulu faire les choses bien et justement ne pas nous présenter un récit manichéen, du moins pas du côté des gobelins. Mais il n’empêche qu’ils ont loupé une occasion de s’émanciper de ces tropes nauséabonds, et c’est bien dommage. Il est aujourd’hui impensable de dissocier certains mots des biais qui les ont vu naître. Et il serait appréciable que les tropes antisémites subissent le même sort et ne soient plus utilisés avec une légèreté naïve, que ce soit dans Hogwarts Legacy ou ailleurs. Mais bon, on en est visiblement encore loin…