C’est une histoire connue de ceux qui s’intéressent de près au contexte de la publication du Seigneur des Anneaux mais dont beaucoup n’ont jamais entendu parler. Elle a refait surface dans le sillage des heures sombres de la guerre en Ukraine. L’URSS avait osé réécrire le livre de Tolkien… à la gloire du Mordor !
Sommaire
- Le Seigneur des Anneaux : juste une allégorie de la guerre ?
- L’Anneau de Poutine et l’armée des Orques
- Quand l’URSS décide de réécrire Le Seigneur des Anneaux
- The Last Ringbearer : un livre à la gloire du Mordor !
- Un ouvrage impubliable ?
- Les explications de l’auteur russe
Le Seigneur des Anneaux : juste une allégorie de la guerre ?
S’il y a bien une chose que J.R.R. Tolkien a toujours clairement réfutée, c’était l’idée que l’on veuille à tout prix comparer son livre à une parabole des conflits géopolitiques ou de la guerre réelle. À l’époque déjà, nombreux furent les journalistes à lui avoir directement posé la question et la réponse était toujours la même : Le Seigneur des Anneaux n’est pas une allégorie de la Seconde Guerre Mondiale, de la guerre froide ou du nazisme. Si l’idée pourra sembler saugrenue à la plupart d’entre nous aujourd’hui, cette comparaison n’a pourtant cessé de poursuivre le livre à travers le temps, certains étant convaincus qu’il faut voir dans l’Anneau Unique la bombe atomique convoitée par les deux camps, et derrière la volonté de domination de Sauron celle d’Hitler.
Absurde ? Sans aucune doute, tant la quête de l’Anneau paraît à mille lieues de ces préoccupations ancrées dans le monde réel. D’autant que Tolkien disait par ailleurs « détester cordialement l’allégorie dans toutes ses manifestations ». Mais, la rédaction du Seigneur des Anneaux s’étant étendue jusqu’en 1949, la question revenait régulièrement sur la table. Au point que l’auteur a dû clarifier les choses en 1966 dans son avant-propos de la seconde édition pour expliquer que son récit ne devait rien au contexte de la Seconde Guerre Mondiale ou aux références contemporaines. Bien sûr, Tolkien a connu les deux guerres et a été influencé par les horreurs qu’il a vécues (il a passé 6 mois au front lors de la Bataille de la Somme), mais il ne supportait pas l’idée que l’on puisse vouloir chercher à tout prix à utiliser son œuvre à des fins politiques en détournant son propos.
Il est vrai que, dans deux des lettres issues de sa correspondance personnelle, l’auteur s’était très brièvement laissé aller à évoquer une guerre contre le Mordor impliquant un prix à payer pour une victoire des Alliés contre Sauron. Mais, selon Sébastien Marlair pour le Dictionnaire Tolkien, l’auteur « exploite alors librement et non sans humour l’applicabilité de l’œuvre au contexte immédiat de son existence ». Pour David Ledanois (même ouvrage), Tolkien « différencie la vraie guerre de la guerre mise en fiction et intégrée dans un cadre mythologique ». Tolkien avait aussi répondu ceci : « Demander si les Orques sont des communistes est pour moi aussi sensé que de demander si les communistes sont des Orques ». Vous l’aurez compris, le sujet est particulièrement sensible, surtout lorsque l’Histoire (avec un grand H) tente de s’approprier un récit qui n’est pourtant qu’une œuvre de fiction située dans un monde imaginaire.
L’Anneau de Poutine et l’armée des Orques
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, on a pu entendre les Ukrainiens comparer clairement les soldats russes aux « Orques » du Seigneur des Anneaux, dès le début de l’invasion. L’idée est bien sûr de déshumaniser l’ennemi perçu comme l’incarnation du Mal afin de galvaniser les troupes qui défendent leur territoire assiégé. Le ministre ukrainien de la défense avait également déclaré en mars 2022 : « Ici, notre seule chance est de résister aux assauts du Mordor », tandis qu’un autre responsable parlait d’une « région exempte d’Orques ». Même le président Volodymyr Zelensky a employé ce genre de comparaison en souhaitant que l’Ukraine ne devienne pas « une frontière entre Orques et Elfes ».
On se souvient aussi que le Kremlin a distribué 8 anneaux d’or à des dirigeants de l'ex-URSS… immédiatement désignés comme les Nazgûl de Sauron/Poutine à qui revenait le neuvième anneau. N’oublions pas que, dans le cadre du Seigneur des Anneaux, l’Anneau Unique permet de contrôler tous les autres anneaux et que ceux qui ont été donnés aux hommes feront d’eux les Spectres de Sauron et les esclaves du pouvoir de l’Anneau. Selon les spécialistes, il s’agirait là d’une « blague consciente » de la part du Kremlin, la Russie ayant une vision pour le moins ambiguë de l’œuvre de Tolkien. Mais pour mieux comprendre pourquoi les références au Seigneur des Anneaux sont aussi présentes et manifestes dans ce conflit, il faut s’intéresser au contexte de la publication du livre du côté de l’URSS…
Quand l’URSS décide de réécrire Le Seigneur des Anneaux
Si la représentation de la guerre dans l’œuvre de Tolkien a quelque chose de très manichéen, la notion de Bien et de Mal y est surtout abordée suivant le prisme des récits médiévaux héroïques qui ont inspiré bon nombre de livres de fantasy. Le Mal, c’est d’abord Melkor/Morgoth puis Sauron, qui cherchent tous deux à asservir les Peuples Libres pour étendre leur domination. Des guerres sont alors nécessaires pour repousser l’envahisseur, mais si l’on rapprochait toutes les guerres fictives des guerres réelles, quel sens cela aurait-il ? Pour Patrick Moran (dans le Dictionnaire Tolkien), « Sauron n’est pas un tyran ou un dictateur et le Mordor n’est pas une figure de l’Allemagne nazie ou de l’URSS ; il incarne un mal plus métaphysique, plus généralisé, systématisé en quelque sorte, une image du Mal total ».
Pourtant, dans le contexte de l’époque (la guerre froide), la publication du Seigneur des Anneaux a fait l’objet d’une lecture politique très critique de la part de l’URSS. En cause : l’opposition entre l’Est de Sauron (le Mordor) qui est décrit comme la patrie des créatures de l’ombre, et l’alliance des peuples libres vivant à l’Ouest du monde. D’abord publié dans des versions abrégées, le livre de Tolkien n’aura droit à une traduction complète en langue russe qu’en 1992, autorisée seulement après l’effondrement de l’Union soviétique. Suivie, un an plus tard d’une traduction ukrainienne. Il faut dire que, les crispations politiques aidant, le raccourci vers l’allégorie indigne l’URSS et même les Russes qui se passionnent pour l’œuvre de Tolkien regrettent que le roman ne livre qu’une seule facette de l’histoire en se positionnant du côté des vainqueurs de la Guerre de l’Anneau. C’est le cas d’un certain Kirill Eskov, biologiste de formation et chercheur à l’Institut de paléontologie de l’Académie des Sciences. En 1999, Kirill Eskov décide de livrer une tout autre interprétation du Seigneur des Anneaux dans un ouvrage intitulé en russe Posledniy kolcenosec (Последний кольценосец). Dans le reste du monde, celui-ci sera plus communément appelé The Last Ringbearer, ou Le Dernier Anneau, même s’il n’a été publié que dans très peu de langues, comme nous allons le voir un peu plus loin.
The Last Ringbearer : un livre à la gloire du Mordor !
Dans The Last Ringbearer, écrit en 1999, Kirill Eskov s’amuse à inverser totalement les points de vue et prend fait et cause pour le Mordor. Il réécrit donc entièrement l’histoire du Seigneur des Anneaux tout en s’appuyant sur une large partie des événements initialement décrits par Tolkien, afin d’en détourner complètement le sens et la nature des personnages. Autant dire que la démarche est déjà loin d’être particulièrement légale (et encore moins éthique), mais qu’importe… Son livre va connaître un succès considérable auprès des lecteurs russes.
Selon l’interprétation soviétique de Kirill Eskov, le Mordor n’est pas la patrie de l’ombre qui souhaite asservir les peuples libres mais une monarchie constitutionnelle pacifique qui se prépare à amorcer sa révolution industrielle sous le règne d’un Sauron avant-gardiste. La tour de Barad-Dûr est une citadelle étincelante érigée à la gloire des Orques libres (baptisés « Orocuen ») et les Nazgûl sont d’anciens scientifiques et philosophes qui guident le Mordor vers la marche de l’industrialisation. Cette contrée verdoyante abrite aussi son lot de poètes et d’alchimistes qui favorisent l’élan technologique de la nation pour se prémunir contre la magie ancestrale de l’ouest et ses agressions. Elle représente donc une menace pour l’occident impérialiste et belliciste guidé par un Gandalf sans foi ni loi, un Aragorn usurpateur (qui aurait assassiné Boromir !) et des « Elfes racistes ». Oubliez le sage magicien que vous connaissez, Gandalf est (du point de vue du nouveau Saroumane) un impérialiste belliqueux en quête de la solution finale au problème du Mordor, ni plus ni moins.
Quant à Arwen, elle méprise Aragorn mais accepte de l’épouser pour renforcer la domination des Elfes sur le Gondor et corrompre les autres territoires. Sous des prétextes fallacieux, les Elfes massacrent le peuple du Mordor pour en faire une mauvaise copie de l’occident et les gentils Orques sont contraints de fuir… Tout cela vise bien sûr, du point de vue soviétique, à alerter contre la prétendue volonté d’expansion de l’OTAN vers l’Est dans le but de diviser la race des Hommes (comprendre : les Européens), les peuples dits « libres » étant en réalité dirigés par les Elfes venus d’au-delà de la mer, c’est-à-dire les Américains. Quant à l’Ukraine, on peut la reconnaître dans la naïve république d’Umbar qui provoque le chaos lorsqu’elle décide d’abandonner le Mordor pour s’allier à l’Ouest, sa jeunesse ayant succombé aux attraits de la culture elfique, y compris à son idéologie. Dans le cas contraire, elle aurait de toute façon été persécutée par un Occident qui refuse que l’on ne partage pas son point de vue…
Voici un court extrait de The Last Ringbearer disponible gratuitement sur internet :
C’est justement à minuit que deux ombres glissèrent sur le bord intérieur d’une aire pelée et caillouteuse entre de petites dunes. (…) La première avait l’air d’un vrai Orocuen, râblé et aux pommettes larges – en un mot, de cet « Orque » dont on effraie les enfants dans les Pays de l’Ouest ; il fonçait en avant d’un trot rapide, en zigzag, et tous ses mouvements étaient silencieux, précis et économes comme chez un fauve qui a senti sa proie. - The Last Ringbearer (de Kirill Eskov)
Comment tout cela se termine-t-il ? Par des mensonges bien sûr, puisque seule la version du vil Aragorn a été inscrite dans les archives historiques. Mais l’histoire véritable a tout de même pu se transmettre oralement et elle raconte comment la Terre du Milieu finit par entrer dans l’ère industrielle après l’occupation du Mordor par les Elfes et en dépit des agissements d’Aragorn dont les manigances ont tout de même permis un miracle économique.
Un ouvrage impubliable ?
Qualifiée tantôt de fan-fiction, tantôt de parodie rédigée par un apocryphe littéraire, cette suite informelle et révisionniste avait été traduite en anglais par Yisroel Markov (qui a émigré de l’URSS vers les États-Unis en 1987). Cependant, The Last Ringbearer n’a pas été imprimé ni commercialisé dans cette langue par crainte d’une action en justice de la part de la succession Tolkien. Il est cependant disponible au format ebook gratuit mais, pour certains, cela relève malgré tout d’une violation du droit d'auteur. La version anglaise est donc uniquement accessible en ligne et, à ce jour, The Last Ringbearer a été publié en version physique dans seulement quelques langues, notamment en tchèque, en polonais, en estonien, en portugais, en espagnol… et en français.
Le projet de publication du livre en français (sous le titre Le Dernier Anneau) avait été lancé et relancé à plusieurs reprises dès 2012 par le biais de campagnes de financement participatif successives sur Ulule, sous l’impulsion de la maison d’édition associative 500 nuances de geek via ExoGlyphes pour la traduction et la version epub de 2017. Notez que l’ouvrage a été scindé en deux parties baptisées « Livre 1 » et « Livre 2 ». Une vidéo est même disponible sur leur chaîne YouTube pour présenter le projet :
Les explications de l’auteur russe
Les défenseurs de The Last Ringbearer estiment que Kirill Eskov a trouvé une manière originale de dénoncer la démarche « totalitaire » qui serait suggérée dans Le Seigneur des Anneaux pour détruire la technologie en faveur de la nature. Mais qui mieux que l’auteur lui-même pourrait nous expliquer son intention de départ ? Dans un essai rédigé en 2000 pour un fanzine russe de science-fiction et relayé ensuite en anglais dans un article intitulé "Why I reimagined "LOTR" from Mordor's perspective", l’auteur de The Last Ringbearer, Kirill Eskov, a expliqué pourquoi il avait ré-imaginé Le Seigneur des Anneaux du point de vue du Mordor. Il commence par souligner avoir écrit ce livre « strictement pour son propre plaisir et celui de ses amis ».
The Last Ringbearer a été écrit pour un public très spécifique, ce n'est qu’un autre "conte de fées pour jeunes scientifiques" dont je fais partie. Il est destiné aux sceptiques et aux agnostiques élevés avec Hemingway et les frères Strugatzky, pour qui Tolkien n’est qu’un charmant, bien que légèrement ennuyeux, auteur de livres pour enfants. (…) D’un autre côté, je peux quelque peu comprendre les sentiments des fans "professionnels" de Tolkien qui ont bêtement dépensé leur argent pour acheter ce... ce... peu importe. C'est un peu comme si un adolescent, passionné par les romans de pirates, se laissait berner par le titre "Corsaire" et achetait un livre d'un certain G. G. Byron, pour ensuite fulminer sur le net (...). Les gars, comprenez que ceci n’a pas été écrit pour vous ! Si vous attrapez quelque chose qui ne vous est pas destiné - ce qui devrait être évident après avoir lu environ trois paragraphes, n'est-ce pas ? - alors ne vous plaignez pas comme un bouseux de l’Arkansas qui s'est fait avoir par "The Royal Nonesuch". - Kirill Eskov (auteur de The Last Ringbearer)
Pour Kirill Eskov, « Le Seigneur des Anneaux est l’historiographie des vainqueurs » et voici ce qu’il indique à la fin de son ouvrage :
Après tout, c'est à cela que servent les mémoires : permettre aux anciens combattants de transformer leurs pertes en victoires après coup. - Kirill Eskov (auteur de The Last Ringbearer)
Il ajoute également :
J’ai été attiré par un défi logique consistant à trouver une explication cohérente à plusieurs contradictions évidentes dans l’image de la Terre du Milieu que le professeur [Tolkien] a dépeinte, démontrant ainsi que ces contradictions ne sont pas réelles. Paradoxalement, c'est précisément la thèse largement répandue selon laquelle "le professeur avait tort" que je cherchais à réfuter. - Kirill Eskov (auteur de The Last Ringbearer)
Et pour finir :
Quelques mots sur ma vision personnelle du Professeur. Elle est de nature double : Je m’incline devant le démiurge Tolkien qui a créé un univers étonnant, mais je suis plutôt froid envers Tolkien le conteur, auteur de l'histoire de quatre Hobbits et de leur quête. En d’autres termes, pour moi, la toile de fond théâtrale est bien plus majestueuse et intéressante que la pièce elle-même. Terry Pratchett l’a bien dit : "Les montagnes de Tolkien ont plus de personnalité que les personnages." Je parie donc que ma vision est loin d'être la dernière Partie qui sera jouée dans le monde du Professeur. Rozenkrantz et Gildenstern sont morts - vive "Rozenkrantz et Gildenstern" ! - Kirill Eskov (auteur de The Last Ringbearer)
- The Last Ringbearer (titre original russe : Posledniy kolcenosec) de Kirill Eskov
- Lettres de J.R.R. Tolkien
- Dictionnaire Tolkien (sous la direction de Vincent Ferré)
- Hommage à J.R.R. Tolkien : Promenade en Terre du Milieu (Yannick Chazareng)
- “Rascistes”, “orques” : comment les Ukrainiens désignent les soldats russes
- Mais que vient faire Tolkien dans la guerre en Ukraine ?
- Entre l’Ukraine et la Russie, la bataille pour l’héritage du « Seigneur des anneaux »
- Vladimir Poutine offre huit anneaux à des dirigeants de l'ex-URSS, des commentateurs y voient une référence au Seigneur des anneaux
- The Last Ringbearer sur Wikipedia
- The Last Ringbearer sur The One Wiki to Rule them all
- Why Russia rewrote Lord of the Rings
- Why I reimagined "LOTR" from Mordor's perspective
- The Back Story to the Last Ring-bearer
- Campagne pour la publication du Dernier Anneau en français sur Ulule avec un extrait gratuit
- Le dernier anneau, ou le seigneur des anneaux vu par le Mordor chez 500 nuances de geek
- La vidéo YouTube « Le Seigneur des Anneaux… raconté par le Mordor » sur la chaîne 500 nuances de geek
- La traduction française epub via ExoGlyphes en 2017