Comment deux parents ont pu laisser mourir leur enfant pendant qu’ils jouaient aux jeux vidéo ? L’addiction aux jeux vidéo peut-elle vraiment faire ressortir le pire de l’être humain ? Retour sur un drame qui a retourné le monde entier et soulevé d’importantes questions.
Histoire d’amour en Corée
Des drames et des histoires sordides qui ont fait les gros titres des journaux, il y en a eu toute une flopée dans le monde du jeu vidéo. “6 mois après, il poignarde en vrai celui qui l’avait poignardé dans Counter Strike”, “Un adolescent tue sa mère pour un jeu vidéo confisqué”, “Un joueur taïwanais décède après 72 heures de jeu non stop”... Mais il y en a une qui a atteint des sommets de sordidité, causant la mort d’un pauvre bébé… Et pourtant rien ne laissait initialement présager un tel drame.
Notre histoire commençait même plutôt bien, un véritable petit conte de fées des temps modernes placé sous le signe de l’amour au numérique. Nous sommes en Corée du Sud il y a plus de dix ans. Des milliers de joueurs ont fait de leur cybercafé local leur seconde maison, y passant de longues heures pour s’entraîner à un jeu compétitif ou prendre du bon temps sur un MMORPG. Parmi eux, il y a Jae-beom et Yun-jeong. C’est en ligne que leurs chemins se croisent pour ne plus jamais se quitter. Lui est chauffeur de taxi, elle travaille à l’usine, mais malgré leurs trains de vie différents, ils partagent une passion commune : les jeux vidéo.
Au fil des parties, les deux Coréens apprennent à se connaître, à s’apprécier, si bien qu’ils décident de passer le cap et de se rencontrer dans la vraie vie. C’est un véritable match ! Une belle histoire d’amour est née. Jae-beom et Yun-jeong emménagent ensemble dans la ville de Suwon. Si ce nom vous est peut-être familier, c’est parce qu’il s’agit de la ville surnommée Samsung City et l’une des “villes intelligentes” (très portée sur la technologie) les plus importantes du pays. Autant dire que pour nos deux tourtereaux, c’est le rêve absolu. Joueurs le jour, amoureux transits la nuit, ils avancent main dans la main et écrivent, page après page, leur propre histoire.
En 2009, un grand chapitre s'ouvre : Kim Yun-jeong tombe enceinte. Bien que quelque peu désemparés, les deux Coréens accueillent cette nouvelle avec joie. “Notre petite fille sera le fruit d’un amour véritable”, se disent-ils sans doute, “notre amour véritable !” C’est peut-être pour cette raison très poétique qu’il décide de nommer leur petite fille Sa-rang (du coréen 사랑 sarang qui signifie amour). Très mignon n’est-ce pas ? Mais derrière cette belle histoire se cache une réalité bien plus sombre, et la jeune Sa-rang va rapidement et tragiquement en faire les frais.
Prius Online activé, bébé oublié
L’histoire de Jae-beom et Yun-jeong n’a finalement pas grand chose d’un conte de fées. Les deux jeunes gens semblent s’aimer certes, mais on ne peut malheureusement pas vivre d’amour et d’eau fraîche. Un proverbe banal qui devient rapidement une sombre réalité quand nos deux mariés perdent leurs emplois. Alors sans source de revenu, ils décident donc de transformer leur hobby en job grâce au gold farming.
L’idée est simple : jouer aussi longtemps que possible pour amasser un maximum de monnaie in-game et la revendre pour de l’argent réel. Une activité qui peut se révéler très lucrative mais également très chronophage. Mais cela ne fait pas peur à nos deux tourtereaux. Ils se remontent donc les manches et investissent le cybercafé du coin. Chaque jour, ils passent 6 à 12 heures sur Prius Online, un MMORPG alors très populaire dans le pays.
Plus tard renommé Arcane Saga Online, Prius Online n’est pas vraiment un MMORPG comme tous les autres. Il propose en effet un système de jeu plutôt inhabituel, puisqu’il repose sur trois personnages. Et parmi eux, il y a l’Anima, ce petit compagnon attachant que vous pouvez pouponner et faire évoluer, à la manière d’un petit enfant. Entre deux sessions de farm, Jae-beom et Yun-jeong en profitent donc pour accroître leur lien avec cette petite créature et la voir s’épanouir sereinement. Quand celle-ci meurt en jeu, ils utilisent même un peu de leur monnaie si ardemment gagnée pour la faire revenir à la vie et s’en occuper encore mieux. De bons parents, n’est-ce pas ? Malheureusement, non. Car dans toute cette histoire, ils ont oublié un tout petit détail : leur propre enfant…
En mars 2010, la police est appelée au domicile du couple. Sang Yoon Han fait partie de l’équipe et se rappellera sans doute toute sa vie de ce jour. Elle découvre un appartement délabré où le chaos règne. Au milieu des déchets, sur ce qui était son berceau, se devine le corps inerte d’un bébé, caché sous un drap blanc. Sa-rang est morte à l’âge de trois mois de malnutrition…
Jae-beom et Yun-jeong sont bien évidemment traînés devant la justice. Mais le verdict délivré risque malheureusement de vous paraître bien clément. Pour avoir fait mourir de faim son bébé, Jae-beom écope de deux petites années de prison. Yun-jeong, enceinte au moment du jugement, est condamnée à trois ans de prison avec sursis et n'ira donc pas en prison. Pourtant, les deux amoureux risquaient bien plus (jusqu’à cinq ans de prison). Alors, comment ont-ils pu recevoir un jugement aussi clément ? Et bien, connaissez-vous l’addiction au jeu vidéo ?
Un cas extrême d’addiction aux jeux vidéo ?
Outre son côté dramatique, cette histoire a créé un véritable précédent en Corée et dans le monde. Elle a rapidement fait les gros titres, les journaux du monde entier pointant du doigt ces parents déconnectés de la réalité qui ont oublié leur enfant car ils étaient accros aux jeux vidéo. Et il y en a un que ce traitement de l’affaire a bien arrangé : l’avocat de Jae-beom et Yun-jeong. En axant toute sa défense sur l’addiction au jeu vidéo, il a réussi à s’accorder la clémence du tribunal. L’histoire de Sa-rang est ainsi devenue “révélatrice” de tout un mal. Mais le problème avec ce genre de “révélateur”, c’est qu’il révèle surtout ce que l’on a envie de voir. Le documentaire sorti quatre ans plus tard sur le sujet en est la preuve.
Si l’histoire vous avait peut-être échappé en 2009/2010, il se peut que ce soit le documentaire de Valerie Veatch, réalisé en 2014, qui vous ait mis au vent de l'affaire. Diffusé sur HBO, Love Child a fait le choix d'angler justement sur ce point, laissant étrangement sur la touche le côté plus personnel de l'affaire. Plus encore, ce documentaire a d’une certaine façon contribué à dédouaner les parents, reportant la responsabilité de ce tragique événement sur la politique coréenne ou l’industrie du jeu vidéo. Ce choix en a laissé plus d’un sceptique, voire même assez agacé. Car avec le recul, cette addiction aux jeux vidéo qui est brandie comme explication des pires comportements cache des problèmes bien plus profonds.
Aucun suivi médical lors de l’accouchement, aucun sens des responsabilités ou du danger… De la conception à l’accouchement, ou même jusqu’au décès de la petite, la déconnexion des parents est telle qu’elle ne peut être imputée uniquement aux jeux vidéo. Ajoutez à cela, la perte de leur emploi et la détresse économique qui aurait, selon les enquêteurs, coupé l’envie au couple de vivre dans le monde réel, et vous obtenez une situation plus complexe qu’il n’y paraît. Comme le soulignait NerdAlert peu de temps après la sortie du documentaire, cette soi-disant addiction aux jeux vidéo pourrait n’être qu’un symptôme de problèmes bien plus profonds, à peine effleurés par ceux ayant traité l’affaire.
Surtout que brandir à tout-va l’addiction aux jeux vidéo comme grand mal des temps modernes n’est pas vraiment pertinent, ou du moins sujet à débat. Aujourd’hui, le terme d’addiction aux jeux vidéo n’est pas unanimement reconnu. Si vous avez certainement entendu que l’OMS a reconnu il y a peu ce trouble contemporain, la vérité est en fait plus compliquée que cela. Il n’y a pas de consensus scientifique sur le sujet et chacun y va de son propre argumentaire. Autant vous dire que tout un article ne serait pas suffisant pour essayer d’exposer chacun d’entre eux et d'en proposer une présentation éclairée. Mais puisque récemment le sujet est revenu sur la table suite à une vidéo de Fabien Olicard, nous vous laissons avec la réponse de Celia Hordent, qui permet d’avoir un petit aperçu de la complexité du sujet.
Fil 1/4: Commençons par le titre outrancier. Non, Fortnite ne détruit pas les cerveaux (ni aucun jeu d'ailleurs). Les JVs sont avant tout une forme d'art créée par des gens passionnés. J’ai écrit ce livre afin de faire le point sur l’état de la recherche :https://t.co/n9wKgVG9BG
— Celia Hodent (@CeliaHodent) August 31, 2022
L’affaire Sa-Rang est une bien triste histoire, comme il en existe malheureusement beaucoup. Une affaire du même acabit a d’ailleurs été dévoilée plus récemment aux Etats-Unis. Les jeux vidéo peuvent-ils vraiment être jugés responsables de ces tragiques événements ? S’il existe une réponse à cette question, elle est très certainement loin d’être manichéenne…