Il serait difficile de compter les brillantes idées qui ont demandé un temps de gestation considérable pour prendre vie dans l'histoire du jeu vidéo. Toutefois, au sein de cette longue liste, nous voulons nous attarder sur le studio de développement Naughty Dog. Au cours de son existence, l’entreprise aux productions colorées (Crash Bandicoot, Jak & Daxter, …) s’est, peu à peu, tournée vers des univers plus matures, comme c’est le cas avec The Last of Us. Un projet qui — comme nous allons le voir — a pris vie d’une manière étonnante, s’est maintes fois retrouvé à terre mais qui s’est toujours relevé pour devenir l’un des chefs-d’œuvre du jeu vidéo.
Le 2 septembre prochain, cela sera un grand jour pour Naughty Dog. Non, l’emblématique studio californien et éminent membre des PlayStation Studios ne revient pas avec une nouvelle licence, mais redonne vie à The Last of Us, son chef-d’œuvre, dans une mouture PS5 et PC (plus tard). Un peu plus de neuf années se sont écoulées entre la sortie de l’opus original et ce remake, intitulé The Last of Us Part I comme pour accentuer le côté diptyque de cette licence (en attendant de savoir si un troisième volet viendra développer l’histoire).
Durant ce laps de temps, le chef-d’œuvre de Naughty Dog aura connu un DLC — Left Behind, servant de préquel aux évènements du premier jeu —, une remasterisation sur PS4 ainsi qu’une suite, dont la révélation avait provoqué l’émoi des admirateurs de la licence. Impossible pour ces derniers de ne pas se souvenir de son apparition, dans une séquence longue de quatre minutes, lors de l’évènement PlayStation Expérience de décembre 2016.
Si, en l’espace de neuf ans, la franchise a bien grandi, c’est aussi le temps qu’il a fallu pour que l’idée germe dans l’esprit des cadres du projet, et plus particulièrement dans celui de Neil Druckmann. Car, oui, tout comme Rome ne s’est pas faite en un jour, The Last of Us a connu un long processus de conception et de développement ainsi que des échecs qui lui ont été salvateurs. Trois, plus exactement. Tout commence au mitan des années 2000, à une époque où Neil Druckmann, future grande figure du studio Naughty Dog, n’est encore qu’un modeste étudiant plein d’ambition.
Trois idées pour impressionner le père des zombies
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est intéressant de noter certains détails de la vie de Neil Druckmann. Des éléments importants qui prendront tout leur sens dans la génèse de The Last of Us. D’origine israélienne, le jeune Neil passe l’ensemble de son enfance dans un contexte géopolitique difficile et est rapidement témoin de violences qui le marqueront pour toujours. À cette époque, il peut compter sur son frère aîné pour lui faire découvrir un médium qui ne le quittera jamais, le jeu vidéo, mais aussi d’autres formes artistiques telles que le cinéma et la bande-dessinée. Grâce à cela, il se constitue de solides bases en anglais qui lui seront d’une grande utilité, en 1989, un peu plus de dix ans après sa naissance, lorsque ses parents décident de déménager aux États-Unis.
Avec ses passions sous le bras, le jeune Neil atterrit en Floride et poursuit ses études dans des établissements de la ville de Miami pour se diriger vers ce qu’il pense être sa vocation à l’époque : la criminologie. Son ambition était de devenir détective au sein du FBI, un travail qui lui permettrait de collecter des idées pour rédiger des romans. Car, oui, Neil Druckmann est féru de narration mais ses premiers mois en licence ne sont pas concluants et il décide de tenter sa chance dans une autre branche. C’est de cette manière qu’il atterrit en Pennsylvanie, à Pittsburgh plus précisément, où il fréquente l’université Carnegie Mellon dans l’espoir d’y décrocher un diplôme en sciences informatiques, au sein d’une formation qui regroupe un versant artistique, de la programmation… et de la narration ! C’est durant les toutes dernières étapes de son master en technologie du divertissement que les fondements de The Last of Us vont se construire, et aboutir à un premier échec.
Qui dit études supérieures, dit évaluations semestrielles. En 2004, pour boucler son cursus sur les bancs de la faculté Carnegie Mellon, le jeune Neil doit réaliser un projet de groupe en compagnie de ses camarades, et pas n’importe lequel. Leur tuteur leur explique qu’ils vont devoir façonner, en l’espace de sept jours, un projet qui aura pour base le film culte « La Nuit des morts-vivants » réalisé par George A. Romero en 1968. Ce choix n’est pas sans raison puisque le cinéaste n’est autre que l’un des plus proches amis du professeur de Druckmann, et c’est également lui qui aura le privilège d’évaluer les différents projets pour n’en retenir qu’un qui aura la chance de déboucher sur un prototype. Parmi le groupe d’élèves constitué, le jeune Neil fait valoir son bagage culturel — entre autres composé de ses passions pour le jeu vidéo et les bandes-dessinés/les comics — et il en ressort deux œuvres qui graviteront autour de l’univers de La Nuit des morts-vivants, à savoir le jeu ICO de Fumito Ueda et le comics Sin City de Frank Miller.
Le concept initial est donc de mélanger ces trois influences pour en faire le projet qui sera soumis à George A. Romero. À partir du décor apocalyptique et zombiesque imaginé par le cinéaste, Druckmann invente l’histoire d’un policier, calqué sur le personnage de John Hartigan et souffrant d’une pathologie cardiaque, qui doit protéger une jeune fille de l’invasion des morts-vivants. Pour renforcer ce lien entre les deux protagonistes, Druckmann décide de réutiliser une idée de gameplay d’ICO, soit le lien physique entre les deux personnages qui évoluent main dans la main. S’il endosse naturellement le rôle du protecteur, le policier devient vulnérable lors de ses crises et, dans un renversement de gameplay, c’est la jeune fille que le joueur est amené à contrôler pour le défendre, à son tour, des menaces.
Au final, l’histoire se concluait de manière déchirante : le policier se faisait mordre, obligeant la jeune fille à presser la détente pour éviter qu’il ne s’en prenne à elle. Content de ce pitch, le groupe d’étudiants dans lequel se trouve Druckmann remet ce précieux projet à leur professeur en espérant avoir l’aval et les félicitations de Romero. Malheureusement, cette anecdote constitue le premier refus de ce qui deviendra The Last of Us : le réalisateur ayant choisi l’un des autres travaux proposés par les étudiants de sa promotion. La nouvelle fait mal, mais l’idée n’est pas abandonnée pour autant : elle restera dans un coin de son esprit, même lorsqu’il obtiendra son premier emploi.
The Last of Us, « un tournant » trop précoce
Tombé sous le charme de la philosophie du studio Naughty Dog après avoir assisté à une poignée de conférences, Neil Druckmann pousse les portes de l’entreprise après que les cadres, et notamment Jason Rubin, l’un des deux cofondateurs, aient été impressionnés par la persévérance du jeune homme et ses capacités. Sur place, il débute comme développeur/programmeur sur la licence Jak & Daxter — il est désormais, et depuis 2020, co-directeur du studio, une sacrée ascension ! — et participe, entre autres, à la création de Jak 3 et de Jak X Combat Racing. Ces projets lui accaparent énormément de son temps mais, dans la tête de Druckmann, difficile d’oublier la déconvenue de son projet étudiant et les idées qu’il avait couchées sur le papier.
C’est donc sur le peu de temps libre qui lui reste qu’il va essayer de donner vie à son projet inachevé, et il va lui conférer une forme bien différente du jeu vidéo que l’on connait tous. Comme on l’a expliqué plus haut, Neil Druckmann est un mordu de bandes-dessinées et de comics — ce n’est pas pour rien que The Last of Us est rempli de BD à collecter dont raffole Ellie —, une forme artistique qui se plie parfaitement à sa plus grande envie : parvenir à raconter des histoires. Rapidement, ce qui n’était qu’un hobby qu’il avait depuis l’enfance prend une tournure différente dans son esprit. Influencé par tout un tas de grandes figures (Brian M. Bendis, Robert McKee, …), Neil s’inspire des notions théoriques de narration qu’il découvre au fil de ses lectures pour offrir une nouvelle forme à ses idées passées, et c’est ainsi que naissent les prémices de « The Turning ».
Ainsi, Neil Druckmann prévoit de dessiner et scénariser tout un arc de six numéros. Dans les grandes lignes, l’idée initiale reste la même — à savoir deux personnages, l’un plus âgé et l’autre plus fragile, qui vont devoir veiller l’un sur l’autre — sauf que le policier n’en est plus un et est désormais envisagé comme un criminel endeuillé par le décès de sa fille dans l’esprit de Neil. Si cette figure protectrice tentera, coûte que coûte, de faire amende honorable, son sombre passé le rattrapera et il se retrouvera en mauvaise posture, capturé par d’anciens acolytes souhaitant se venger. À cet instant, les rôles s’inversent et c’est la jeune fille qui vient à sa rescousse pour lui sauver la vie. Enthousiaste, c’est avec quelques pages et esquisses sous le bras que Druckmann se rend auprès d’un éditeur dans l’espoir que ses idées aboutissent. Sauf qu’une seconde fois, c’est la douche froide puisque le responsable qu’il rencontre lui explique que même si l’idée est très intéressante, il ne donnera pas suite.
En parallèle de cette seconde tentative, il fait preuve d’acharnement dans les locaux de Naughty Dog et se fait de plus en plus remarquer par les cadres de l’entreprise. Une forme de consolation qui lui permet de mieux faire passer la pilule de ce deuxième échec. À la même époque, le studio se restructure en interne et une brèche se forme pour Druckmann qui commence à toucher du doigt ses ambitions créatives et narratives. Avec la confiance des nouveaux dirigeants, Neil est propulsé sur le développement d’Uncharted : Drake's Fortune, notamment pour épauler l’illustre Amy Hennig dans son travail, mais ce n’est pas de tout repos. Les quelques moments de réconfort se déroulent en dehors de leurs heures de travail et pour Neil, sans qu’il s’en rende compte, les choses commencent à se mettre en place. Celui-ci confirme son statut d’étoile montante du studio sur le développement d’Uncharted 2 : Among Thieves et va se lier de plus en plus avec Bruce Straley, membre éminent de Naughty Dog et réalisateur du second volet des aventures de Nathan Drake : un duo qui va enfin permettre à The Last of Us de prendre le chemin long et fastidieux du développement !
La persévérance, vaccin contre l’arrache
Comme dit plus haut, les développements des deux premiers volets d’Uncharted ont été éprouvants, mais certains membres des équipes créatives, dont fait partie Neil Druckmann, ont leur petit rituel pour évacuer les tensions. En compagnie de Bruce Straley, ils fréquentent un restaurant thaïlandais où des échanges passionnants prennent vie, entre deux conversations où les employés présents refont le monde et discutent de tout et de rien. Entre Straley et Druckmann, la complicité est instantanée et les deux hommes multiplieront ces rendez-vous — ils se retrouveront même en ligne pour jouer ensemble —, si bien qu’un jour Neil n’hésite pas à lui faire part du projet qu’il garde dans un coin de son esprit depuis quelques années maintenant. En interne, ce duo prometteur ne passe pas inaperçu et les nouveaux cadres (Christophe Balestra et Evan Wells), qui prennent la décision de scinder les équipes en deux, sont curieux de voir ce que leur association donnerait sur un projet inédit. Enfin, pas si inédit que cela puisque Naughty Dog envisage de relancer Jak & Daxter. À l’exaltation des deux compères se mêle l’appréhension de relancer une licence à l’héritage colossal. Rapidement, l’écriture devient compliquée, le poids du marketing se fait ressentir et les deux hommes, comme bloqués, ne sont pas à l’aise. Ce qu’ils veulent, c’est raconter une histoire à leur manière.
Contre toute attente, Balestra et Wells sont ouverts à la discussion au sujet de ce nouveau projet et, parfaitement conscients des capacités du duo, ils leur proposent tout simplement de leur fournir une idée plus pertinente. S’ils ressortent du bureau en se demandant ce qu’ils vont bien pouvoir leur soumettre, ils décident de reprendre la base du concept de Druckmann : un monde post-apocalyptique, un personnage vulnérable (potentiellement une jeune fille muette) et une figure protectrice, dont les rôles s’inverseront à un moment donné. Un soir, ils auront tous deux une révélation en découvrant l’existence des « cordyceps » — un champignon ayant des effets dévastateurs sur certains insectes comme les fourmis — par le biais de la rediffusion d’un épisode de la série documentaire « Planète Terre », initialement diffusée sur la BBC en 2006. Ils imaginent alors l’effet d’un tel parasite sur l’organisme humain et l’ajoutent aux ébauches de ce qui se nomme, à l’époque, le projet « Mankind ». Toutefois, le titre manque clairement « d’humanité » puisque le champignon n’affecterait que les femmes : la jeune fille du jeu étant, comme Ellie, immunisée et la seule apte à sauver le monde. Sauf qu’en interne, lorsque le concept est présenté à la future équipe, il provoque un tollé général notamment parce qu’il renvoie, comme le soulignent les employées du studio, une image (involontairement) très misogyne.
Un échec de plus dans l’escarcelle de Druckmann, mais les erreurs ont toujours été formatrices et le duo est persuadé que la prochaine tentative sera la bonne. À ce stade, ce n’est clairement pas le The Last of Us que l’on connaît (Joel se prénomme Ethan, Tess devient une antagoniste à la suite d’un accident tragique, une bonne partie de l’aventure se déroule en trio avec Ethan, Ellie et Marlene, la scène finale se déroule dans un cadre bien différent et Ellie apprend la trahison d’Ethan au sujet de son immunité) et plus d’un détail sera remanié. Du côté du gameplay, on réutilise l’expérience acquise avec Uncharted, tout en gardant deux références centrales : Resident Evil 4 et ICO. Le projet est désormais sur de bons rails, mais dans la dernière ligne droite, et dans les coulisses, on finit par s’inquiéter de la potentielle réception du jeu, notamment son succès commercial, car l’ambiance tranche énormément en comparaison des anciens travaux du studio. Même si le doute s’immisce, Druckmann et Straley y croient dur comme fer et débarquent à l’E3 2012 avec une démo jouable pour s’attirer les faveurs de la foule, et ça marche du tonnerre ! Il n’y a plus de doute, cette fois-ci, c’est la bonne ! Le duo en est désormais totalement convaincu et l’histoire nous fait prendre conscience qu’ils ont eu raison de le penser.
- Sources : CBR, CreativeScreenwriting, Décrypter les jeux The Last of Us. Que reste-t-il de l’humanité ? (chez Third Edition, et pour aller encore plus loin), GameInformer, GameInformer(2), GQ Magazine, Grounded : The Making of The Last of Us (un documentaire disponible ci-dessus, en VO), IGDA Toronto 2013 Keynote, IGN, Nerd Reactor, PlayStation Blog, SVG, USGamer, The Verge, Wikipédia (EN).
À peu de choses près, The Last of Us aurait pu ne pas être le jeu extrêmement populaire que l’on connaît. Difficile de dire ce qu’il aurait été de l’histoire imaginée par Neil Druckmann si le projet estudiantin ébauché avec ses camarades avait été validé par George A. Romero. Même constat si sa rencontre avec le fameux éditeur de comics s’était soldée par une poignée de main on ne peut plus concluante. Au lieu de ça, des bancs de la faculté à sa consécration en tant qu’exclusivité PlayStation, The Last of Us aura connu une génèse émaillée d’échecs et d’erreurs. Un mal nécessaire qui a permis d’affiner la vision de Neil Druckmann, ainsi que le travail des différentes équipes, et d’en faire le chef-d’œuvre bouleversant que l’on a découvert en juin 2013 et que certains s'apprêtent à (re)vivre d'ici quelques jours. Le jeune homme plein d’ambition qu’était Neil Druckmann à ses débuts peut en témoigner : tout vient à point à qui sait attendre, à condition de ne jamais baisser les bras.