Treize ans après sa disparition, Michael Jackson reste une figure iconique de la musique pop. Considéré comme le roi de sa discipline, à la fois en musique, chant et danse, il a laissé un nombre incalculable de fans orphelins et ses plus grands tubes continuent de résonner sur le web, les radios et les platines. De son vivant, l’ancien propriétaire du ranch de Neverland était un joueur de jeux vidéo et il a noué une relation étroite avec SEGA durant plusieurs années, dont une première collaboration mémorable avec Moonwalker. Grâce à de multiples témoignages et des prises de contact auprès d’anciens membres de SEGA, vous allez découvrir comment le jeu – et en particulier sa version arcade – a vu le jour. WoooOOuu !
Pour comprendre d’où viennent les jeux Moonwalker, il faut remonter à la fin de l’année 1988, et plus précisément entre le 9 et le 26 décembre. À l’époque, Michael Jackson triomphe avec sa tournée Bad et fait une escale de plusieurs semaines à Tokyo pour des représentations au Tokyo Dome, un grand stade couvert de la capitale japonaise. En parallèle, son premier film, Moonwalker, vient de sortir dans les salles de cinéma et rencontre un véritable succès (qui va s’essouffler rapidement, mais qui marchera très bien à sa sortie en cassette vidéo) auprès des fans et des curieux. Entre deux concerts, il en profite pour louer quelques chambres d’un prestigieux hôtel du parc Disneyland et se rend au siège nippon de SEGA. Quelques mois auparavant, la direction de l’entreprise a en effet appris que le chanteur était un fervent admirateur des jeux de la compagnie et qu’il possédait même plusieurs bornes d’arcade de ces titres. Le natif de Gary dans l’Indiana a alors reçu une invitation pour venir découvrir les productions en développement. Une fois à Tokyo, MJ, qui est un passionné de jeux vidéo, n’a pas hésité un seul instant.
Accompagné par plusieurs personnes, dont Bill Bray, son chef de sécurité, il fait la connaissance d’Hisashi Suzuki. L’homme, considéré comme le tout premier employé de SEGA (1962, soit avant la fusion avec Rosen Enterprises), est épaulé par l’un des rares développeurs occidentaux de l’entreprise, un certain Mark Cerny. Le futur ingénieur en chef de la PlayStation 4 et PlayStation 5 lui sert d’interprète et le petit groupe traverse les différents étages de SEGA sous l’œil médusé des concepteurs qui s’affairent devant leurs écrans. C’est à cette période que sont prises les toutes premières photos de Michael Jackson découvrant la Mega Drive et les jeux en développement. L’artiste regarde les jeux en préparation et fait de nombreux compliments.
Qu'est-ce que t'as fumé ?
En 1989, Roppyaku Tsurumi sort de cinq ans à l’université et parvient à rejoindre SEGA après avoir été rédacteur (en parallèle de ses études) pour le magazine Beep. Environ un an auparavant, pour les besoins d’un article, il a été amené à se rendre dans les locaux de SEGA, et plus particulièrement au département arcade, pour découvrir le System 24, la toute nouvelle carte d’arcade de la firme. Au fil des mois, il a établi des contacts et s’est vu offrir un poste dans ce même département à la sortie de ses études. Après une période de formation, où il effectue plusieurs postes (administratif, gestion des stocks aux entrepôts…), il est finalement convié à rejoindre le premier laboratoire de recherche et développement, autrement dit la section dédiée aux jeux d’arcade.
Nous avons reçu une formation dédiée à la création des jeux. Mais à l’époque, les ordinateurs personnels n’étaient pas encore très répandus. Je me souviens que l’on travaillait sur des PC98 (un micro de NEC) et chacun créait ses propres jeux. Le chef du département hardware (matériel) m’a proposé un poste, mais j’ai dit ‘Je veux créer des jeux ! » et j’ai fini par être transféré dans la section dédiée.
En tant que jeune recrue, Roppyaku Tsurumi fait alors ce que tous les débutants font à l’époque pour se faire une place. Il se remémore :
Après notre formation, nous avons dû soumettre de nombreuses propositions de jeux, et sur une feuille de papier, nous devions expliquer le concept. Si c’était bon, on avait un projet, sinon on devait apporter notre aide sur un autre projet… et je m’éloigne du sujet, mais il y avait un fumoir au septième étage du bâtiment 2 de notre siège social. C’était un petit endroit où les gens des différents étages se réunissaient pour faire connaissance et parler. Même les personnes qui ne fumaient pas venaient souvent. Un jour, dans cette pièce, Mr. Ishii, le directeur général, m’a soudain dit : « Hey, pourquoi ne ferait-on pas un jeu sur Michael Jackson ? ». C’était vraiment inattendu. Jusqu’à ce moment-là, il n’avait jamais été question de faire un jeu avec la propriété intellectuelle de Michael en utilisant son personnage. Tout ce que j’ai pu dire sur le moment, c’est ‘Quoi ?’. C’était ma seule réaction. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai été officiellement appelé et chargé du projet.
Lorsque Yoji Ishii émet la possibilité de créer un jeu Michael Jackson, c’est en fait pour prendre la température auprès de ses employés. En réalité, l’idée a traversé l’esprit des dirigeants de la filiale américaine de SEGA plusieurs mois auparavant. Comme expliqué plus haut, Michael Jackson était fan des jeux de la marque et il a voulu se rapprocher de celle-ci pour réaliser un jeu à son effigie. Ce que l’on sait moins en revanche, et qui a été révélé par Stefano Arnold, président de TecToy (entreprise brésilienne affiliée à SEGA), c’est que le chanteur s’est fait refouler par… Nintendo. Par le biais de ses avocats, il a alors noué des premiers contacts avec SEGA et plus précisément avec la filiale américaine, SEGA of America. À l’époque, Michael Jackson est incontournable, d’abord grâce à son album Thriller (1982), mais c’est véritablement avec l’album Bad en 1987 qu’il devient une superstar mondiale. Pour couronner le tout, sa tournée est un succès stratosphérique et le film Moonwalker s’en tire pas trop mal. Pour SEGA, c’est donc une véritable aubaine !
Sorti en 1988 et réalisé par Jerry Kramer et Colins Chivers, Moonwalker (qui vient du moonwalk, le célèbre pas de danse popularisé par Michael Jackson) est un long-métrage divisé en deux parties. La première est un récapitulatif de la carrière strastophérique de l'artiste tandis que la seconde est un moyen métrage. Sorti durant la promotion de l'album Bad, il prend la forme d'une comédie musicale se déroulant dans les années 1930. Mister Big, un terrible malfrat, sévit dans les rues de Chicago et finir par s'en prendre à de jeunes enfants. Pour le coller sous les verrous, Michael et trois de ses amis, Sean, Zeke et Katie, se mettent à sa poursuite.
Une équipe totalement novice
Quelques semaines après l’épisode du fumoir, Roppyaku Tsurumi est catapulté à la tête du projet Moonwalker en arcade… et il est loin d’être satisfait. Et pour cause, il a l’impression d’être le bouche-trou du moment !
À l’origine du projet, c’est SEGA of America qui nous a demandé si nous voulions créer un jeu en utilisant la propriété intellectuelle de Michael. SOA nous a alors demandé si nous pouvions le faire au Japon en tant que propriété intellectuelle mondiale. Lorsque l’idée est venue, M. Ishii, le directeur général, cherchait des idées auprès des planificateurs. Je crois me souvenir, lors de ma formation, que mes aînés soumettaient des propositions. Seulement voilà, Yutaka Sugano (créateur de Shinobi), qui avait eu l’idée principale, était en poste aux États-Unis. Donc même si nous avions un plan, nous n’avions personne pour travailler dessus ! C’est donc moi qui ai été choisi ! (Rires)
Malgré la pointure qu’est Jackson, les développeurs ont tous les yeux rivés sur un certain Shadow Dancer et Tsurumi se retrouve donc sur un projet dont il ne maîtrise rien. S’il connaît le nom de Michael Jackson, c’est à peu près tout ce qu’il sait ! Sans détour, il explique :
Je n’ai absolument pas été nommé responsable du projet parce que j’étais fan (Rires). Je n’avais même pas vu le film avant de m’impliquer ! Je connaissais son nom, mais tout ce que je savais, c’est qu’il était un très bon danseur et que c’était une personne très célèbre qui était en activité depuis son enfance.
Roppyaku Tsurumi, tout jeune employé, est alors à un tournant de sa carrière et il sait qu’un échec, surtout avec une telle star, peut être catastrophique pour l’image de SEGA. Il met dès lors tout en œuvre pour réussir…
Quand j’ai été nommé à la tête du projet, j’ai regardé la cassette vidéo de Moonwalker jusqu’à ce qu’elle soit usée. Et bien sûr, j’ai continué avec les clips de musique ! Plus je regardais les vidéos, plus je me rendais compte de la qualité du chant de Michael et de sa mise en scène aussi spectaculaire qu’étonnante.
Pour la réalisation de chaque version du jeu, SEGA décide de changer ses habitudes en réunissant les employés des départements arcade et console qui travaillent sur le projet, le but étant de fluidifier le partage d’informations avec SEGA of America. C’est aussi une manière de garder de la cohérence entre chaque version, tout en assurant une qualité identique. Roppyaku Tsurumi précise :
Nous avons choisi de développer les deux versions, arcade et Mega Drive, en même temps, en conservant la même progression et les mêmes niveaux. L’équipe que nous avions constitué pour le jeu d’arcade était composée d’une personne qui s’occupait pour la première fois de la partie logiciel et de moi, un nouveau venu qui se retrouvait à la planification pour la première fois. En outre, il y avait un concepteur qui nous a rejoint en milieu de projet, puis un jeune débutant que j’ai pris sous mon aile. Voilà l’équipe qui a conçu la version arcade de Moonwalker.
Avec du recul, cela paraît insensé. Michael Jackson était une pointure, le film Moonwalker cartonnait et voilà que SEGA obtient le droit de réaliser le jeu… qu’elle confie à des débutants ! On commence à comprendre dès lors le rôle du chanteur dans cette histoire…
Dans la gueule du loup
Pour Tsurumi, c’est un véritable baptême du feu et il admet qu’il était sérieusement stressé à l’époque. C’est d’autant plus vrai que le département consumers (console) avait dépêché des développeurs expérimentés pour réaliser la version Mega Drive ! Or, il faut savoir que c’était surtout le département arcade qui faisait la fierté de la compagnie et qui ramenait les recettes les plus importantes. Dans ces conditions, Tsurumi n’avait vraiment pas le droit à l’erreur. Pas facile quand on débute…
Yutaka Sugano, l’homme chez SEGA of America (il venait de rejoindre les États-Unis), a proposé un concept pour guider la jeune équipe. Il ne serait d’ailleurs pas étonnant que celui-ci soit né d’une discussion avec Mark Cerny. Roppyaku Tsurumi détaille :
Dans le projet proposé par Mr. Sugano, il était question du personnage de Michael qui dansait sur une scène mobile avec un trackball comme dans Marble Madness. Le tout en vue de trois quarts. Je me suis alors demandé comment transformer cette vision en jeu…
Marble Madness est un jeu de bille créé par Mark Cerny à l’époque de son passage chez Atari. Outre son aspect en 3D isométrique, sa particularité est d’être équipé d’un trackball, autrement dit une boule de commande qui permet de déplacer la bille avec précision à l’écran. Seulement voilà, plus facile à dire qu’à faire et au moment de se lancer dans la création du concept, Roppyaku Tsurumi est totalement… paumé.
Je n’avais aucune idée de ce qu’il se passait, alors j’ai demandé à mon supérieur du moment, Hisao Oguchi, notre chef de section, s’il pouvait me conseiller. Il m’a proposé de demander à l’un de mes collègues expérimentés, mais quand je suis allé le voir, il était totalement absorbé par le développement de Shadow Dancer et il n’avait pas de temps à m’accorder. Aussi, nous nous sommes tous réunis un matin au bureau et on a commencé à tâtonner sans savoir comment gérer un tel projet.
Si vous pensez que les petits bleus ont été jetés dans la gueule du loup, vous visez juste. Tsurumi, qui n’a décidément pas la langue dans sa poche, en est persuadé :
J’ai vraiment l’impression d’avoir été pris à la légère au sein de l’entreprise. Un peu comme s’ils se disaient ‘Je ne sais pas si le jeu de Michael Jackson va rencontrer le succès, mais laissons les jeunes travailler sur le projet et on espère qu’il marchera.’ (Rires) Ils n’ont même pas voulu me donner un traducteur ! Même si on rencontrait des problèmes, c’était du genre ‘faites avec’…
C’est donc dans le flou le plus total que le projet démarre ! Pour ne rien arranger, SEGA of America, qui prend cette aventure très au sérieux (il en va de leur image !) fait parvenir un planning avec les différentes étapes à accomplir semaine après semaine. Tsurumi se retrouve donc à gérer la création du jeu ainsi que la relation avec SEGA of America. Soit une quantité astronomique de fax pour s’assurer que le développement avance dans le bon sens. C’est ainsi que la toute petite équipe, via le Digitizer System (grosso modo l’ancêtre de la tablette graphique), s’est mis à dessiner les premiers éléments du jeu : l’avatar, les éléments du décor, etc.
Oh, c'est Altered Beast !
En 1989, Al Nilsen vient tout juste de prendre la tête de la section marketing de SEGA of America. Au mois de juillet de la même année, le jeune homme voit débarquer Dai(zaburo) Sakurai, le chef de la division des produits grand public. Ce dernier arrive tout droit du Japon sur ordre de Hayao Nakayama, le président de SEGA. À l’époque, SEGA of America vient tout juste de recevoir les premières ébauches du jeu Moonwalker en développement au Japon. Al Nilsen apprend alors qu’il a pour mission de présenter à Michael Jackson ces documents pour obtenir son approbation. On vous laisse imaginer la montée d’adrénaline du bonhomme, d’autant que le rendez-vous est prévu dès le lendemain à Los Angeles.
Avant le rendez-vous fatidique, Dai Sakurai et Al Nilsen passent de nombreuses heures au téléphone avec les développeurs japonais afin d’être parfaitement coordonnés avec leurs intentions. Type de jeu, univers, ennemis, animations, chorégraphies, tout y passe ! Cela paraît ubuesque quand on sait le peu d’expérience de Tsurumi et ses comparses. Et pour couronner le tout, c’est aussi un novice de SEGA of America qu’on envoie au casse-pipe ! Vraiment, SEGA, c’était particulier parfois !
Le lendemain, Dai Sakurai et Al Nilsen débarquent à Los Angeles et rencontrent d’abord l’armée d’avocats de Michael. On leur fait comprendre que leur client donnera de ses nouvelles plus tard et qu’ils ont pour ordre d’attendre dans leur chambre d’hôtel. Les voilà à poirauter pendant des heures ! Finalement, le téléphone sonne et on les invite à descendre sur la chaussée. Une voiture arrive et c’est Bill Bray, le chef de sécurité de Michael, qui les accueille pour les conduire au studio d’enregistrement. Une fois sur place, ils s’attendent à passer de multiples « checkpoints » afin de rencontrer la star. Finalement, Michael Jackson les accueille directement et Al Nilsen en profite pour lui tendre le cadeau qu’il a ramené : un pack Mega Drive ! Michael Jackson reconnaît immédiatement la machine qu’il a découvert quelques mois auparavant au japon et s’écrit : « Oh, c’est Altered Beast ! » Le chanteur possède la borne chez lui et son visage s’illumine ! Il devient officiellement le premier détenteur d’une Mega Drive sur le sol américain, avant même sa sortie locale officielle en octobre. Al Nilsen présente ensuite les premières ébauches du jeu Moonwalker (arcade et Mega Drive) et comprend, dès lors, qu’il va être son interlocuteur privilégié. Au Japon, en revanche, le boulot est loin d’être terminé…
Michael Jackson en chef de projet
Au Japon, Roppyaku Tsurumi et ses collègues tentent de se dépêtrer comme ils le peuvent…
Les membres de SEGA of America nous disaient quand ils voulaient que nous fassions les planches d’images (personnages, décors à présenter à Michael Jackson) ou que nous fassions une démonstration jouable du jeu. On devait ensuite obtenir l’approbation et ainsi de suite. Aujourd’hui, tout cela paraît évident, mais pour moi, qui ne savait pas ce que c’était que de faire un jeu, c’était un supplice ! J’étais là : ‘Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ?’ (Rires) En plus, SEGA of America avait signé le contrat de son propre chef. Normalement, le directeur général vérifie et accepte le contrat en apportant des recommandations et en indiquant quel type de contenu doit être réalisé. Mais là, il n’y a pas eu de négociation (du côté japonais) avant la signature du contrat et on a donc dû réaliser une planche d’images, quelque chose montrant une séquence de jeu. C’était différent de la manière habituelle de fonctionner donc j’ai demandé à mes collègues s’ils comprenaient, mais personne ne savait quoi faire. (Rires)
Tant bien que mal, la toute petite équipe essaye de créer un jeu intéressant. C’est d’autant plus vrai, qu’en parallèle, la version Mega Drive avance très bien et que les développeurs – expérimentés – ne rencontrent aucun problème majeur. Le jeu exploite les fonctionnalités techniques de la console 16-bits et prend les contours d’un jeu d’action/plate-forme dans lequel Michael, au rythme de ses pas de danse, doit délivrer des bébés kidnappés. Attendez… vous avez dit des bébés ? Oui, initialement, c’est ce qui était prévu.
Alors qu’ils sont en plein développement, les Japonais se mettent à recevoir des lettres de recommandation par Michael Jackson (Al Nilsen faisant la transition entre l’Amérique et le Japon). La star prend très au sérieux l’adaptation vidéoludique de son film et souhaite apporter sa contribution en aidant au mieux. Ces lettres, très explicatives, sont toutes formulées à la troisième personne. Elles ont été exhumées par un fan américain et sont impressionnantes de précision.
Concrètement, elles sont au nombre de trois et soulèvent plusieurs points importants :
- Assainissement de la violence suggérée dans le jeu (Michael ne doit pas tuer des gens, sauf le dernier boss)
- Suppression d’attaques spéciales au profit d’une « magie de la dance » projetant des rayons magiques sur les ennemis.
- Remplacement du sauvetage de bébés par des enfants.
- Pour le multijoueur, pas de Tito ou Jermaine – les frères de Michael, mais plutôt trois variantes de lui-même.
- Moonwalker doit être proposé dans une borne accueillant trois joueurs.
- Modifications des couleurs
- Synchronisation des trois joueurs qui se mettent à danser pour détruire des groupes entiers d’ennemis à l’écran.
- Ajout de son singe de compagnie, Bubbles, comme bonus qui transforme Michael en un robot capable de tout détruire à coups de rayons laser.
C’est ainsi que Moonwalker en arcade prend forme, en suivant les indications d’un Michael Jackson plus motivé que jamais dans son rôle de « game designer ». Pour Tsurumi, la situation est étonnante…
Je créais son jeu parce qu’il s’agissait vraiment du jeu de Michael. En ce sens, je peux dire que j’étais un peu un assistant de planification et il était mon patron. À l’époque, nous n’avions pas de courrier électronique comme aujourd’hui donc nous faxions régulièrement des propositions et des spécifications à Michael. Il les examinait et nous faxait (via son agent) ses idées et commentaires.
Du côté de SEGA of America, Al Nilsen en fait de même et fait passer toutes les nouvelles planches d’images à Michael pour obtenir son approbation. Tout le monde est sur le pont ! Michael va même jusqu’à enregistrer sa propre voix ! Roppyaku Tsurumi est abasourdi lorsqu’il reçoit une cassette de… 60 minutes enregistrée par le Roi de la Pop, soit entre 40 et 50 phrases et sons. Estomaqué par les différents sons, il décide d’un inclure un maximum. Pas de chance pour nous, cette cassette n’a malheureusement pas résisté aux affres du temps. Pour la petite histoire, c’est Tsurumi lui-même qui fait la voix du boss final ! Enfin, il faut savoir que le son monte subitement lorsque le joueur insère une pièce et que la voix de Michael se fait entendre. C’était une manière pour interpeler les joueurs dans la salle d’arcade (une méthode d’augmentation du son qui deviendra un grand classique par la suite, notamment pour des jeux comme Killer Instinct).
La visite de 1989
Un jour, alors que les employés de SEGA sont en plein travail, ils voient soudainement plusieurs véhicules s’arrêter devant le building aux grandes baies vitrées de l’entreprise. Roppyaku Tsurumi qui poursuit la création de Moonwalker n’en revient pas.
J’étais en train de vaquer à mes occupations et quand j’ai regardé par la fenêtre de mon bureau, j’ai vu environ sept taxis en file indienne !
De l’un des taxis, le jeune Japonais voit sortir Michael Jackson en personne. Ce dernier, de passage à Tokyo, a décidé de faire un saut jusqu’au siège de SEGA pour rencontrer les créateurs de son jeu. De cette rencontre, Roppyaku Tsurumi en garde un souvenir mémorable.
Je n’ai jamais vu de toute ma vie un être humain avec une telle aura. Michael m’a parlé de ses rêves, mais il voulait vraiment que ses jeux soient meilleurs et que les enfants qui y jouent soient heureux. J’ai eu la chance de le rencontrer à deux reprises. Je me souviens de la première fois, je venais de terminer mon explication un peu bancale en anglais – que je ne maîtrisais pas bien – et il m’a dit, tout doucement : ‘Je ne suis pas un professionnel du jeu vidéo, alors j’exagère peut-être, mais je pense que ça serait mieux de faire comme ça.’ Il parlait de cette façon et il donnait ensuite ses recommandations. Il était très poli et ne disait pas ‘faites ceci ou cela’, mais plutôt ‘si vous faites ceci, je pense que ça améliorera le jeu’. C’était très impressionnant de voir une superstar plus âgée, plus svelte et plus grande que vous parler de cette façon.
Roppyaku Tsurumi rencontrera Michael Jackson une seconde fois, un peu plus tard, alors qu’il travaille sur la version arcade de Spider-Man. Il sera aussi à l’origine de Star Wars Arcade. De cette époque, l’intéressé en garde un souvenir inoubliable. Michael Jackson, à l’image du personnage public qu’il était, n’élevait jamais la voix, était extrêmement poli, respectueux et s’assurait que ses recommandations, celles qu’ils estimaient bonnes, soient les plus justes possible. Malgré l’inexpérience de l’équipe, il se souvient que l’ambiance du groupe était bonne et il a notamment pu compter sur le talent du designer Taku Makino. Ce dernier avait dessiné le singe dans le jeu Tetris en arcade et il a ensuite réalisé le gorille dans ESWAT : Cyber Police (toujours en arcade). Aussi, lorsque Michael Jackson a demandé au staff d’ajouter son singe Bubbles, c’est Makino qui a récupéré la patate chaude ! Il sera d’ailleurs à l’origine de la toute première figurine de Sonic, qui servira notamment pour l’écran-titre de Sonic CD.
Moonwalker, le jeu !
Moonwalker est un titre qui a marqué son temps, à la fois en arcade et sur Mega Drive. Bien que les équipes aient essayé de se coordonner, la manière de fonctionner des différents départements a fait que les deux titres sont, au final, assez différents. En arcade, Moonwalker est un jeu d’action en vue isométrique qui n’hésite pas à surprendre le joueur par d’imposants sprites. Les reprises musicales des tubes de Michael Jackson sont excellentes et on évolue ainsi dans l’univers du film en profitant de Smooth Criminal, Billie Jean, Beat It, Another Part of Me ou encore Bad. Pour des raisons de droits, que ce soit sur arcade ou console, l’incontournable Thriller n’a pas pu être utilisé.
Parmi les petites anecdotes, il y en a certaines amusantes. Par exemple, lorsque Michael Jackson se transforme en robot, le personnage ne devient géant qu’un court instant avant de retrouver sa taille initiale. À l’origine, le chanteur voulait que le robot soit toujours géant, mais cela aurait impliqué un changement total de game design et c’était impossible. Autre bizarrerie et qui en dit long sur la différence de culture : au Japon, les développeurs aimaient, à l’époque, intégrer quelques visuels à connotation sexuelle. Taku Makino a dessiné tous les personnages ennemis et il y a un robot dans le jeu qui est composé d’un long… comment dire, cylindre métallique et lorsque ce dernier se mettait à danser (lorsque Michael utilise sa danse spéciale), l’animation était très représentative d’un acte sexuel. Pour ne pas choquer la star et se faire retoquer, l’équipe a donc décidé d’atténuer la forme explicite du cylindre. Seulement voilà, novices oblige, ils ont fait une boulette et le robot-pénis (le nom qu’ils lui ont donné !) s’est retrouvé dans le fichier du jeu ! Finalement, Michael a estimé qu’il ne fallait pas laisser de côté ce robot et il a été conservé – bien qu’atténué. Moonwalker en arcade n’est pas un jeu très long, mais il est appréciable car il utilise une bande-son puissante, des digitalisations vocales fantastiques (issues de la fameuse cassette audio de la star) et des cinématiques façon bande dessinée qui s’intègrent bien à l’aventure. La scène finale a d’ailleurs été supervisée par Michael Jackson lui-même.
Ce qui est amusant, c’est qu’on retrouve dans Moonwalker ce que l’on retrouve dans les jeux Tintin d’Infogrames. À savoir qu’il s’agit de jeux d’action/plateforme, mais qui avaient pour ordre de ne pas montrer de violence. Pour Tintin, les développeurs n’avaient pas d’autre choix que de suivre les indications de Moulinsart, les ayants-droits du reporter d’Hergé, et c’était un calvaire en début de production. De la même façon, on peut imaginer que ce fut un sacré parcours du combattant pour Roppyaku Tsurumi. Oui, le jeu vidéo est parfois un monde étrange…
La version console, quant à elle, est l’œuvre d’une équipe expérimentée qui a mis à profit les capacités de la Mega Drive. Si on a moins d’informations sur la réalisation de ce titre, c’est tout simplement parce que le développement s’est passé sans heurt. Le staff maîtrisait la réalisation des jeux et la communication avec SEGA of America a été particulièrement fluide. Ils ont toutefois opté pour une aventure plus « classique » en vue de profil car ils n’appréciaient pas forcément la vue isométrique de la version arcade. Sur le plan musical, il est essentiel de savoir que Michael Jackson a été très pointilleux sur le son « métallique » de la Mega Drive et qu’il a fallu de nombreuses révisions pour que les thèmes musicaux et les bruitages s’accordent correctement. Hiroshi Kubota, dit Jimita, a d'ailleurs effectué des compositions stupéfiantes. Mais c’est le seul moment où la situation a été un peu tendue. C’est ce qui donne ce jeu excellent, rythmé, musicalement percutant, et visuellement agréable à l’œil.
La mouture Master System, quant à elle, a été conçue, en s’appuyant sur la version Mega Drive, par le studio Arc System Works. Le staff a pris très au sérieux cette réalisation et a réussi un petit tour de force en parvenant à conserver l’essence, tant au niveau du gameplay que de la musique, de la mouture originale. Pendant un temps, il fut question d’une adaptation sur Game Gear, mais la direction de SEGA a finalement choisi de laisser tomber. Il semblerait que les ayants-droits de Moonwalker et Michael Jackson, lui-même, n’étaient pas très chaud à l’idée de proposer cette aventure sur un petit écran, sans parler de l’impact sonore atténué.
Quoiqu’il en soit, et même si certains peuvent estimer que le jeu a vieilli, Moonwalker est un drôle de cas dans la façon d’opérer du SEGA de l’époque. D’ailleurs, en ce qui concerne Roppyaku Tsurumi, ce dernier a quitté SEGA vers le milieu des années 1990 (après avoir participé au développement d’Astal sur Saturn) car il n’en pouvait plus des cadences infernales et son corps n’a pas supporté. Son histoire, ou une partie, a d’ailleurs fait l’objet du manga Utsununuke de Keiichi Tanaka dont l’un des personnages est un développeur souffrant de dépression à cause de son travail épuisant. Après s’être remis, Roppyaku Tsurumi a été présenté à Sony et il a rejoint Sony Interactive Entertainment sous la direction de Shuhei Yoshida. Il a notamment travaillé sur les séries Crash Bandicoot et Jak & Daxter chez Naughty Dog et il officie désormais pour le studio Arzest avec plusieurs membres historiques de SEGA (Naoto Oshima – Sonic/Nights – Manabu Kusunoki – Panzer Dragoon – Yutaka Sugano – Shinobi/Sonic 2).
Une chose est sûre, c’est qu’en sachant toutes les étapes de la création de Moonwalker, vous ne regarderez sans doute plus la version arcade de la même manière.
Sources :
- The Making of Moonwalker Letters to SEGA
- Blog de Roppyaku Tsurumi
- Interview de Roppyaku Tsurumi - Denfaminicogamer.jp
- Michael Jackson's Moonwalker Retrospective
- Histoires insolites des jeux vidéo - Mathias Lavorel
- Moonwalker : L'histoire du jeu SEGA - Retro Bonheur
- Moonwalker and Space Channel 5 devs remeber working with Michael Jackson at SEGA
- Contacts personnels auprès d'anciens membres de SEGA Japon / SEGA of America