La musique Lo-Fi sur YouTube, c'est un phénomène qui n'est pas prêt de s'essoufler. Et les grandes entreprises du jeu vidéo commencent à bien le comprendre.
Sans un coup d'œil sur le pseudo, la vidéo aurait pu se fondre dans la masse des contenus amateurs. A la suite d’un mix de musique électronique, la chaîne YouTube officielle de Square Enix Music publie le 9 mars dernier “Mellow Minstrel MixGame Music to chill, study, work”, un ensemble d’arrangements musicaux des thèmes de Legend of Mana ou de Final Fantasy qui défile pendant un peu plus de deux heures. Avec Ubisoft, ils sont en fait plusieurs géants de l’industrie du jeux vidéo à s’investir dans un nouveau secteur prolifique sur la plateforme communautaire : la musique Lo-Fi. Mais pourquoi ?
Les graines plantées par la Lo-Fi Girl
Nous sommes probablement quelques dizaines de millions d’auditeurs dans le monde à en écouter. Pour les consommateurs réguliers de Lo-Fi sur YouTube, le point de départ est bien souvent la chaîne à 10 millions d’abonnés de Lofi Girl, reconnaissable entre mille : Plus de 25 000 internautes visionnent au moment présent la vidéo “lofi hip hop radio - beats to relax/study to”, certains interagissant par occasion dans le chat. En image, une étudiante est occupée à griffonner des notes dans les décors tamisés de sa chambre, dont la fenêtre laisse apercevoir un quartier lyonnais. Percussions étouffées, beats hip-hop sans paroles, grésillements et vibe cosy reposent dans une boucle infinie et complètement autonome. Des éléments qui sont probablement l'héritage du premier album du groupe américain Madvillain et de leur instrumentaux courts et garnis de samples publiés au début des années 2000, ou celui de l’approche expérimentale de J. Dilla et des notes jazz de Nujabes. Le DJ japonais décédé en 2010 signe d'ailleurs son nom sur la bande originale de Samurai Champoo, premier symbole d'une jonction entre l’esthétique de l’animation japonaise et la mouvance Lo-Fi, comme la Lofi Girl, esquissée dans le style de Miyazaki.
On dit que l’expression lo-fi tire ses racines du garage rock et de certains groupes punk et psyché des années 60-70. Le terme est l’abréviation de “low fidelity”, en référence à la piètre qualité des enregistrements des mélodies, qui fait en partie leur cachet. On aime leurs imperfections, leurs petits bruits inhabituels et l’ambiance mélancolique qui s’en dégage. Aujourd’hui, on associe le terme plus généralement aux musiques apaisantes que l’on trouve sur YouTube, pensées pour booster la production de l’auditeur. Mais les pionniers du Lo-Fi sont surtout Guided by Voices, Pavement ou encore Daniel Johnson.
Avec quelques centaines d’euros investis mensuellement sur des serveurs cloud, il est possible de téléverser simultanément de la vidéo et de l'audio de haute qualité en continu, sans trop de soucis. Smooth jazz, Funky Groove, city pop japonaise… sur la plateforme YouTube, les variantes s'éparpillent et nourrissent une grande culture : celle de la mélancolie, du rester-chez-soi et d’une vie au ralenti. De plus en plus, le jeu vidéo s’inscrit dans cette tendance dont la pratique est généralement solitaire. Les chaînes amatrices s’y investissent à cœur joie et jouissent souvent de l'indulgence de YouTube vis-à-vis de la protection de la propriété intellectuelle. Avec plus de 2 millions de vues engrangées, Helynt troque la Lofi Girl contre une Zelda studieuse qui écrit à la plume au son de beats hip hop dans une vidéo baptisée "Nintendo lofi study beats". Quelques clics plus loins, “MixAnimal Crossing Lofi Chill Hop Mix” de l'artiste KronoMuzik atteint 1,5 millions de vues. Si vous vous laissez happer par le torrent de suggestions de YouTube, les propositions se multiplient rapidement. Sur la plateforme communautaire, une vidéo profite toujours d’un meilleur algorithme si les internautes restent jusqu’à la fin. Avec leurs contenus aussi généreux qu'accrocheurs, les remix Lo-Fi sont facilement capables de propulser la popularité de leurs auteurs. Voilà qui donne naturellement quelques idées aux grandes entreprises et à leur service marketing.
Chill, study, work
Pour son Mellow Minstrel Mix, Square Enix Music mise sur des mélodies jazzy étouffées, dénuées de paroles et qui aspirent à la tranquillité. En illustration, une jeune fille flâne devant un ordinateur, la vitre sur sa gauche donnant sur un paysage nocturne citadin. Les teintes bleuâtres drapent une ambiance mélancolique. Les mises en situation sont souvent similaires et matérialisent les cibles principales du contenu : les étudiants du soir, les salariés en mal de concentration ou simplement les auditeurs solitaires. La playlist est disponible sur toutes les plateformes d’écoute, mais sur YouTube, elle ne culmine que 101 000 vues. C'est bien moins que d’autres contenus d'auteurs plus anonymes, qui distancent aisément le million. Sur ce terrain, les grandes boîtes ne sont pas privilégiées. Même la “Minnie Mouse Lo-Fi” lancée récemment par Walt Disney parvient à peine à franchir les 110 000 vues. Mais dans les commentaires, l’engouement est toujours unanime : “Cet arrangement jazz du thème de ShinRa réside gratuitement dans mon esprit”, “C'est une musique de fond parfaite pour le travail. J'espère voir plus de mixes comme celui-ci à l'avenir.”
Pour accompagner la sortie de l’épisode Life is Strange : True Colors, Square Enix publie déjà fin 2021 “Lo-Fi is Strange”, soit l'intégralité de la bande-son du jeu remixée ; “Honnêtement, c'est peut-être le meilleur matériel de marketing qu'ils aient fait jusqu'à présent”, peut-on lire dans les commentaires les plus tendances. Dans un style tout à fait différent, World of Darkness, auteurs de la série Vampire : The Masquerade publie de son côté trente-huit minutes de “musique pour jouer les vampires”. Les tons sont cette fois bien plus rock et les beats plus intenses ; du “dark Lo-Fi” comme on l’appelle. Les entreprises font respecter à la lettre l’univers musical de leurs jeux. Dernier exemple daté de novembre dernier : le géant français Ubisoft propose l’album "Postmatch", “une toute nouvelle manière d'écouter Siege”. 20 morceaux inspirés de la franchise sont rendus accessibles, “sans qu'il y ait à se soucier de problèmes de droits d'auteur”. Car bien sûr pour chaque mix et remix publié, l'œuvre composite est la propriété de l'auteur qui l'a réalisée, tout de même sous réserve des droits de l'auteur de l'œuvre préexistante (L’article L 113-4 du CPI).
Pour ne pas se heurter à la gronde de grands noms tels qu’un Nintendo souvent peu enclin au partage, nombreux créatifs se tournent vers GameChops, maison de disques dédiée à la musique de jeux vidéo fondée par le vétéran Dj CUTMAN en 2012. L’objectif : encadrer l'activité de remixeur en négociant les droits de réinterprétation et en redistribuant l’argent généré comme la loi le demande. La dernière collaboration du producteur est Stardew & Chill, “un hommage hip hop lo-fi de 15 titres à la musique du jeu vidéo indé Stardew Valley”. Mais sur YouTube, le plus gros succès du label est probablement Zelda & Chill, succès décliné en vinyle produit par le beat-maker allemand Mikel. De la NES jusqu'à Breath of the Wild, les morceaux recréés dans des rythmes décontractés plafonnent 27 millions de vues. “La bande-son parfaite pour étudier, se détendre et sauver Hyrule” est-il inscrit en description.