« La différence entre aujourd’hui et la dernière fois que l’avortement était illégal aux États-Unis, c’est que nous vivons dans une ère de surveillance en ligne sans précédent ». Les mots d’Eva Galperin, directrice de la cybersécurité de l’ONG Electronic Frontier Foundation (EFF), résument bien les préoccupations d’un certain nombre d’élus et d’associations américaines à l’heure actuelle. Suite à la décision de la Cour suprême de ne plus garantir le droit à l’IVG au sein du pays, les entreprises de la Tech sont pointées du doigt : les données personnelles qu’elles collectent pourraient, dans certains États, être utilisées pour traquer les avortements clandestins.
Les élus et les associations face aux géants du Web
Le droit à l’avortement a été révoqué aux États-Unis, et cette décision inquiète et questionne les citoyens américains (et du monde entier) à plus d’un titre. Parmi les nombreuses craintes soulevées, celle que les données personnelles des femmes américaines, collectées par différents sites web et applications, puissent être employées pour surveiller et poursuivre les femmes ayant recours à l’IVG de manière illégale.
Les préoccupations ont démarré avant même la décision de la Cour suprême : dès le mois de mai, 42 élus démocrates ont signé une lettre ouverte à Sundar Pichai, le dirigeant de Google, en priant le géant du Web de ne plus collecter la géolocalisation de ses usagers, et de ne surtout pas permettre l’utilisation de ces données par des « procureurs conservateurs (souhaitant) identifier les personnes qui ont eu recours à l’avortement. »
De la même manière, la démocrate Sara Jacobs a déposé au début du mois de juin une proposition de loi nommée « My Body, My Data » (mon corps, mes données), appelant les géants de la Tech à protéger les données personnelles des femmes en particulier. L’intéressée précise à l’AFP : « Ce n’est pas aux individus de trouver comment supprimer leurs traces, et quelles applis sont sûres ou pas. C’est à nous, au gouvernement, de faire notre travail. »
Des données personnelles à la portée de la justice américaine
Les données en cause ne sont effectivement pas anodines. Dans la société du tout connecté, n’importe quelle activité en ligne peut être révélatrice : rechercher un planning familial sur Google, rejoindre un groupe Facebook de femmes enceintes, ou même renseigner une pause dans son cycle menstruel sur une application dédiée sont autant d’indices pouvant converger vers une tentative d’avortement clandestin.
Or, ces données qui sont collectées de manière anonyme par les acteurs du numérique – Google et Meta en tête – à des fins publicitaires, peuvent être mises à la disposition de la justice en l’état actuel du droit américain. Avec un simple mandat, les autorités peuvent sommer les entreprises de fournir ce genre de données personnelles, et l’identité de leurs détentrices.
Dès lors, il est effectivement inquiétant d’imaginer comment de telles informations pourraient être utilisées dans des États comme le Texas, qui, l’an dernier, encourageait déjà les citoyens à poursuivre en justice les femmes soupçonnées d’avoir avorté, et leurs éventuels « complices ».
If tech companies don’t want to have their data turned into a dragnet against people seeking abortions and people providing abortion support, they need to stop collecting that data now. Don’t have it for sale. Don’t have it when a subpoena arrives.
— Eva (@evacide) June 24, 2022
« Si les entreprises de la Tech ne veulent pas que leurs données se transforment en souricière pour piéger les personnes cherchant à avorter et celles qui leur viennent en aide, elles doivent cesser de récolter ces données maintenant. Il ne faut pas les vendre et il ne faut pas les avoir quand les mandats de justice arriveront. » — Eva Galperin, directrice de la cybersécurité de l’ONG Electronic Frontier Foundation (EFF)
Le silence alarmant de Google et Meta
Si certaines entreprises, comme Apple ou Disney, mais également Bungie, Ubisoft, Bethesda et EA, ont exprimé leur soutien et leur solidarité à l’égard des femmes américaines, les principaux concernés par la collecte de ces données, Google et Meta, sont pour leur part restés silencieux jusqu’à présent sur le sujet — sans doute embarrassés par une affaire qui vient questionner le fondement même de leur modèle économique.
« Ils sont restés discrets. Ils peuvent et devraient faire beaucoup plus pour protéger la confidentialité des données de tous les utilisateurs. Et si cela sape leur modèle économique, c’est qu’il est temps de changer de modèle. » — Corynne McSherry, directrice juridique de l’ONG EFF.
Pire encore, Facebook a purement et simplement interdit à ses employés de discuter de l’avortement au travail, et ce depuis la diffusion d’une note interne en mai dernier, comme l’a révélé le New York Times.
Pour sa part, Flo, la plus populaire des applis de suivi menstruel, avec 43 millions d’utilisatrices, a pris la parole sur Twitter en annonçant le déploiement prochain d’un mode anonyme, permettant de renseigner ses cycles sans communiquer ses données personnelles.
You deserve the right to protect your data. pic.twitter.com/uA5HLHItCY
— Flo App (@flotracker) June 24, 2022