Aujourd’hui, Spec Ops : The Line fête ses dix ans. Si vous ne connaissez pas ce jeu, vous pourrez être tenté de vous dire qu’il s’agit d’un énième TPS de guerre sans intérêt. C’est d’ailleurs ce que se sont dit les joueurs à la sortie du titre… Échec malheureux, Spec Ops : The Line a peu à peu retrouvé ses lettres de noblesse. Dix ans après, il fait partie des titres majeurs de l’Histoire du jeu vidéo. Retour sur l’échec cuisant qui se cache derrière l’une des légendes du jeu vidéo.
Sommaire
- La série Spec Ops : l’échec de Take-Two
- La rédemption Spec Ops : The Line
- D’échec à légende
La série Spec Ops : l’échec de Take-Two
Au cas où vous l’auriez oublié, Spec Ops : The Line est avant tout le reboot d’une série qui vit le jour en 1998 avec Spec Ops: Ranger Assault. Développé par Zombie Studios, ce TPS avait pour vocation de proposer un shooter plus porté sur la simulation, permettant de s'immerger avec plus de réalisme dans le quotidien des Rangers de l’armée de terre. Pour l’époque et les moyens du studio, le travail accompli pour y parvenir est assez impressionnant. Recherches approfondies, motion capture auprès d’un instructeur des forces spéciales, observation de véritables entraînements de tir… Et ça paie !
Les retours sont positifs et ça tombe bien puisque les développeurs, confiants, ont déjà décidé de continuer sur leur lancée. Si bien que quelques mois seulement après la sortie du jeu, une extension sort aux Etats-Unis. Mais Spec Ops : Ranger Team Bravo ne rencontre pas franchement le succès escompté. Pourtant, le DLC introduit un attendu mode multijoueur. Mais dans un monde où Rainbow Six et Delta Force existent, Spec Ops ne tient plus la comparaison. Les serveurs sont rapidement désertés et la série entre dans une inexorable spirale d’échecs en tout genre.
Mike Suarez, executive producer de la série, s’est fourvoyé. Lui qui voyait le genre de la simulation militaire comme un terreau particulièrement fertile et vertueux n’a visiblement pas réussi à trouver la bonne graine. Et ce n’est pas faute d’avoir tout donné pourtant. Spec Ops aura le droit à pas moins de six jeux. En 2003, on apprend même que Take-Two, possédant alors les droits de la licence, a confié à Rockstar Games un projet Spec Ops, probablement un reboot ambitieux de la saga. C’est même Josh Homme, principal fondateur guitariste et chanteur du groupe Queens of the Stone Age, qui devait s’occuper de la musique, rien que ça. Mais voilà, le projet est annulé en 2004 et enterre définitivement cette série… enfin ça c’était sans compter Yager Development.
La rédemption Spec Ops : The Line
Tout commence en 2005 au sein d’un petit studio berlinois s’étant notamment fait remarquer en 2002 avec le jeu de combat aérien Yager. Mais malgré le succès relatif de ce dernier, c’est le calme plat. Pour continuer l’aventure, ils doivent trouver un accord avec un éditeur. Et pour ce faire, ils comptent sur leur petit bébé : Stealth Ranger. Dans ce jeu de tir de science-fiction , le joueur se trouve à la tête d’une escouade militaire en pleine mission au cœur d’un Dubaï dévasté et englouti à moitié par le sable. Ce projet, les développeurs de Yager Development y croient et décident de le vendre à 2K, filiale de Take-Two, en 2006.
La réponse est immédiate : c’est le match. L’éditeur, qui a alors Prey et Bioshock dans les fourneaux, est avide de jeux de tir aux scénarios originaux. Autant dire qu’avec cette expérience se déroulant à l’ombre d’un Burj Khalifa en construction, 2K est sous le charme. Le contrat est signé aussitôt, mais à une condition : Stealth Ranger doit s’inscrire dans la licence Spec Ops. Deal accepté du côté de chez Yager qui commence à plancher sur un nouveau gameplay pour celui qui deviendra Spec Ops : The Line.
Au bout de quelques mois, petit Stealth Ranger a bien changé. Avec un accent mis sur la discrétion et de larges niveaux, le projet de Yager Development avance rapidement et change peu à peu de visage pour devenir un véritable triple A innovant. Pour être à la hauteur de ses grandes ambitions, le studio berlinois doit ainsi s'agrandir. De quelques dizaines, Yager Development passe à une centaine d’employés, tous tournés vers ce grand projet qui avance bien. Un point reste encore en suspens néanmoins : le scénario. Suite à la sortie récente de Bioshock qui a particulièrement marqué les esprits à ce niveau, 2K compte bien donner de la profondeur à ce titre en cours.
Walt Williams, qui a notamment travaillé sur Bioshock et Civilization IV, est envoyé en Allemagne pour s’occuper de l’écriture de Spec Ops : The Line. L’idée était d’abord d’exploiter à fond le côté futuriste du titre. Mais voilà, au fil des mois, ce prisme devient de moins en moins original. Les FPS à la Call of Duty commencent à abandonner les vieux conflits historiques pour proposer une vision plus moderne, voire même futuriste de la guerre. Pour Walt Williams, c’est clair, il faut trouver sa “propre niche” pour se démarquer. Celle de Spec Ops : The Line sera la représentation de la dure réalité de la guerre.
La violence n’est pas un acte vide et inutile. Elle laisse une trace chez chacun, et c’est ce que nous voulions montrer
Walt Williams chez GlobalESportNews
En s’inspirant du livre de Joseph Konrad, Le cœur des ténèbres mais aussi le film L’échelle de Jacob, Spec Ops : The Line devient peu à peu une expérience enfonçant le joueur dans les enfers. Dans la peau de Martin Walker, capitaine de l’équipe Delta Force, ce dernier découvre peu à peu les atrocités commises par ses camarades, mais aussi par lui-même. Spec Ops : The Line est un jeu de guerre qui prend du recul et nous force à réfléchir à la violence qui se déroule sous nos yeux. Tous ceux s’y étant essayé garderont sans doute à jamais l'image de la désolation causée par le terrible phosphore blanc en mémoire. La stratégie des développeurs a ainsi payé. Cette représentation aussi originale que puissante a profondément marqué toute l’industrie du jeu vidéo et a érigé Spec Ops : The Line aux portes du Panthéon. Mais comme souvent avec les grandes œuvres, cette reconnaissance ne s’est faite qu’à titre posthume.
D’échec à légende
Après sept ans de développement, le jeu voit enfin le jour en juin 2012. Les développeurs sont profondément fiers, mais surtout soulagés. Il faut dire que ces sept années n’ont pas été de tout repos. Pour reproduire la dure réalité en jeu, les développeurs ont enchaîné les images et autres témoignages traumatisants. Le thème sombre du jeu influe sur le moral des équipes, leur quotidien, leurs nuits, leur vie de famille… De plus, l’envergure du titre allonge considérablement le temps de travail. Le fameux crunch sévit tout particulièrement chez Yager Development. Et comme si cela ne suffisait pas, les développeurs travaillent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Le développement s’éternisant et le projet devenant de plus en plus coûteux pour 2K, ils craignent qu'il finisse annulé sans autre forme de procès. Ainsi se comprend le soulagement des équipes à la sortie du titre et le refus catégorique de travailler sur une suite.
Parce que le développement du jeu a été brutal et douloureux, et parce que toutes les personnes qui ont travaillé dessus préféreraient manger du verre pilé plutôt que d'en faire un autre. De plus, il ne s'est pas vendu.
Walt Williams sur son Twitter concernant le refus de développer une suite
Comme l’évoque alors Walt Williams, Spec Ops : The Line n’est pas une réussite. Malgré son approche un peu particulière, la forme ne tient pas la comparaison. Le gameplay est vieillissant et le système de choix moins poussé que la plupart des jeux narratifs. Malgré de bonnes notes (un Metacritic à 76), le titre ne parvient pas à parler au grand public. Un an après sa sortie, le titre n’a pas atteint le million de ventes (770 000 exemplaires vendus seulement). Au milieu de la multitude de shooter qui existe, le TPS de Yager et 2K a du mal à se démarquer et cela est notamment dû à un marketing timide.
Et ce dernier se comprend. Certains avant 2K ont tenté de vendre des jeux mettant en avant la dure réalité de la guerre. C’était notamment le cas de Shellshock’Nam 67, un jeu de tir en pleine guerre du Vietnam. Mais à trop vouloir choquer, que ce soit en jeu ou via sa communication, le titre se révèle bien fade une fois sorti et tombe vite dans l’oubli. Mais l’exemple le plus probant, c’est bien sûr Six Days in Fallujah. Le jeu de tir de Konami, en souhaitant dépeindre les atrocités de la Deuxième Bataille de Fallujah, avait suscité de vives controverses à l’époque. Il semblait alors impossible pour l’opinion publique de produire un tel jeu, si bien que dès 2009, il avait été annulé. Autant dire que, quelques années plus tard, 2K avait tout intérêt à ne pas s’engouffrer dans le même type de controverses à travers une communication trop explicite. Notez tout de même que le projet Six Days in Fallujah a été ressuscité il y a peu et le titre est d’ailleurs prévu pour la fin de l’année. D’une certaine façon, on peut dire que c’est Spec Ops : The Line qui lui a ouvert la voie, rendant acceptable un point de vue qui ne l’était pas auparavant : remettre en cause le bien fondé des actions militaires des Etats-Unis et d’ailleurs.
C’est le message de Spec Ops : The Line et cette constante remise en question qu’il nous propose qui ont permis au titre de Yager et 2K de s'offrir cette réputation posthume. À la manière d’un film d’auteur qui se comprend avec le recul et le temps, le TPS qui fête ses dix ans aujourd’hui a finalement gagné sa place auprès des plus grands. À notre époque, la plupart des joueurs connaissent ce jeu qui ne dépassait pourtant pas le million de ventes. Et si ce n’est pas votre cas, nous ne pouvons que vous conseiller de vous y perdre et ainsi découvrir ce monument qu’aucun jeu n’a encore réussi à détrôner sur son terrain. Préparez votre meilleur treillis car votre aventure s’annonce au moins aussi tumultueuse que l’histoire de ce titre mémorable.