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Peut-être le savez vous, Ubisoft a prévu de sortir une escape game en VR sur l'incendie de Notre-Dame. Cette expérience qui mêle divertissement et transmission d'un patrimoine perdu n'est pas une première pour le studio qui a peu à peu investi le champ historique et patrimonial. À quelques jours de la sortie potentielle de cette escape game un peu particulière, on fait le point sur la place que tient le développeur français dans le domaine de la préservation du patrimoine mondial.
Assassin's Creed : le point de départ
Nous sommes le 15 avril 2019. Une date sombre, marquée par un triste événement : l'incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris. La France assiste impuissante à la destruction de l'un de ses monuments emblématiques. Sans surprise, les réactions ne tardent pas à se multiplier. Les dons affluent et les hommages aussi. Et alors que des habitants du monde entier se mettent à partager des photos ou des vidéos souvenirs de ce grand monument, les joueurs, eux, publient des phases de gameplay d'un jeu : Assassin's Creed Unity. Dans ces dernières, on voit Arno, le protagoniste de cet opus, se frayant un chemin sur la façade de Notre-Dame, grimpant sa flèche aujourd'hui détruite et observant de très près ses majestueux vitraux.
Car si certains prennent un malin plaisir à pointer du doigt les incohérences historiques et architecturales des différents Assassin's Creed (à raison), impossible de nier que les équipes de la saga fournissent un gros travail de recherche et de développement pour nous offrir des représentations assez fidèles pour un jeu vidéo. Dès la sortie d'Assassin's Creed Unity, de nombreuses voix s'étaient élevées pour mettre en avant son réalisme, notamment sur la cathédrale de Notre-Dame.
Certes, la cathédrale du jeu possède quelques éléments anachroniques (comme la fameuse flèche) et des rajouts nécessaires pour coller au gameplay. Mais au global, sa représentation est plutôt bluffante. Il faut dire que Caroline Miousse a travaillé pendant près de deux ans pour modéliser ce monument de l'architecture gothique. Photos, plans et conseils d'historiens lui ont permis, avec son équipe, de donner vie à ce lieu de la façon la plus réaliste possible. Un réalisme si prenant qu'il a poussé Ubisoft à rendre le jeu gratuit le temps d'un week-end suite à l'incendie de Notre-Dame.
Ce geste symbolique n'a rien d'anodin. Avec ce dernier, Ubisoft a reconnu la valeur historique de son titre. Notez que le studio est allé encore plus loin en septembre 2020 en proposant une visite virtuelle de la cathédrale (disponible gratuitement sur l'Oculus Store et Steam) : Notre-Dame de Paris : voyage dans le passé. On partait pourtant de très loin, puisqu'Ubisoft s'est longtemps caché derrière des "Assassin's Creed est juste un jeu" pour éviter toute polémique. Et pourtant, le studio a, au fil des années, fait de la représentation historique son cheval de bataille. Plus encore, grâce à des mois de recherche et des partenariats sérieux, les différents opus de la licence ont œuvré à leur manière pour la préservation du patrimoine. Notre-Dame en est l'exemple le plus connu, mais il ne s'agit pas là d'un coup d'essai pour Ubisoft.
Si on se penche sur Assassin's Creed III, un gros travail avait été effectué pour mettre en avant le patrimoine immatériel de la culture Mohawk, notamment la langue. De moins en moins parlée, elle est sur le point de s'éteindre d'après les linguistes. En effet, en 2018, ils étaient seulement 932 à utiliser le kanien’kéha comme première langue (sur plus de 53 000 Mohawks). Chez les enfants, ce chiffre descendait à 28. Travailler avec des membres de cette communauté pour faire apparaître cette langue en jeu (mais aussi les traditions Mohawk) a permis de mettre un coup de projecteur sur tout ce patrimoine oublié, rarement au cœur des œuvres culturelles mondiales.
En novembre 2013, Ubisoft va même aller plus loin en finançant l'exhumation du corsaire Amaro Pargo. Aujourd'hui, moins connu que des Francis Drake et autres Barbe Noire, il était pourtant aussi renommé qu'eux à son époque. En Espagne, un véritable mythe s'était construit autour de cette étrange figure du passé. Le studio voulait en faire un personnage important de son Assassin's Creed IV : Black Flag. L'idée fut avortée mais cela n'empêcha pas Ubisoft d'aider à éclaircir quelques zones d'ombres sur ce mythe important du patrimoine espagnol.
Ainsi, avec sa franchise, Ubisoft a repoussé les frontières du jeu vidéo. Un choix de plus en plus assumé qui est notamment porté par Déborah Papiernik, chargée des alliances stratégiques de la boîte. Les différents partenariats établis ces dernières années par l'entreprise vont en effet dans ce sens. Peu à peu, Ubisoft a cherché à s'ouvrir à de nouveaux horizons, pour le plus grand plaisir des musées, grands défenseurs du patrimoine.
Ubisoft dans les musées
Connaissez-vous Iconem ? À moins que la préservation du patrimoine ne vous intéresse, il y a peu de chances. En effet, cette start-up française en a fait sa destinée. Elle fut fondée en 2013 avec un credo simple : mettre la technologie au service du patrimoine. Sa spécialisation ? La numérisation 3D des sites patrimoniaux. L'entreprise propose ainsi de développer des doubles numériques de monuments aujourd'hui disparus ou fortement altérés.
Le pillage, l’urbanisation, les conflits armés et le changement climatique endommagent et détruisent des sites irremplaçables où des cultures ont émergé, des langues se sont développées, des civilisations ont prospéré. Ces sites patrimoniaux mis en péril incarnent l’incroyable diversité culturelle de l’humanité. Il est essentiel que nous les documentions et les préservions maintenant. La mission d’Iconem est de contribuer à la conservation de ces endroits menacés en les numérisant pour l’exploration et l’étude, aujourd’hui et demain.
Présentation d'Iconem
Quel est le rapport avec Ubisoft vous demandez-vous ? Et bien, dans le cadre de l'exposition Cités millénaires à l'Institut du Monde Arabe, ils réunirent leurs talents respectifs pour produire une expérience interactive permettant de visiter six monuments/lieux détruits : le temple de Baalshamin à Palmyre, le souk d’Alep en Syrie, la basilique de Leptis Magna en Libye, ainsi que la mosquée Al-Nuri, l’église Notre-Dame de l’Heure et les souterrains de Nabi Younès en Irak. Le choix des monuments n'est ici pas anodin. Cette exposition, qui eut lieu du 10 octobre 2018 au 17 février 2019, suivait un événement tragique bien précis : la guerre menée contre le patrimoine culturel de la région par l'Etat Islamique. Désireux de détruire ces lieux dédiés à l'adoration d’idoles, ses membres en ont ainsi fait les martyrs d'un patrimoine déjà fortement menacé par le temps et l'action humaine. Plus d'une dizaine de monuments, ont ainsi été détruits ou fortement endommagés.
Centrée sur Alep, Leptis Magna, Mossoul, Palmyre, l'exposition montrait des photos, témoignages et autres reproductions 3D assez classiques, pour finir par la proposition assez inédite d'Iconem et Ubisoft. D'un côté, on avait l'expertise et les données collectées par le premier (notamment à l'aide la photogrammétrie). De l'autre, on retrouvait une certaine maîtrise de la modélisation réaliste et vivante de lieux historiques. Et il faut dire que malgré un aspect assez simpliste, cette expérience VR faisait office de véritable apothéose pour l'exposition.
Permettre aux gens de se retrouver, trouver des sensations comme s’ils y étaient
Commentaire du journal de 20h sur TF1 à propos de l'exposition
Si l'exposition est aujourd'hui terminée, sachez que ce travail est loin d'être perdu. En effet, l'expérience en VR est disponible gratuitement sur Steam, sous le nom de Cités Millénaires VR. Nous ne sommes également pas à l'abri de voir ce genre de partenariats se renouveler. Quelques mois après l'exposition à l'Institut du Monde Arabe, cette expérience avait d'ailleurs retrouvé les chemins des musées avec l'exposition Bâtir un Empire au Musée de la Romanité (Nîmes). Plus largement, la VR fait peu à peu son nid dans les différentes institutions culturelles (ScanPyramids pour la Cité de l'Architecture, l'expérience The Enemy pour l'Institut du Monde Arabe, En tête-à-tête avec la Joconde pour Le Louvre...). Elle se dessine ainsi comme un enjeu majeur pour le milieu culturel et la préservation du patrimoine.
[J-1] L'#ExpoBâtirUnEmpire ouvrira officiellement ses portes demain ! Nous sommes impatients de vous dévoiler le résultat de ces derniers mois de travail avec @iconem & @Ubisoft ! 🤗🤩
— Musée de la Romanité - Nîmes (@MuseeRomanite) December 19, 2019
En attendant :
🎁 La bande-annonce de l'expo
🎁 Portes ouvertes gratuites ce soir, 18h30-21h pic.twitter.com/0oxfguXxN7
La VR : la sauveuse du patrimoine perdu ?
C'est par ce biais qu'Ubisoft s'est pleinement lancé dans cette vaste entreprise, et c'est donc par ce biais qu'elle appuiera un peu plus cette intention avec l'expérience VR autour du film Notre-Dame brûle. L'entreprise française a travaillé cette fois-ci avec le réalisateur Jean-Jacques Annaud. Ce dernier va nous proposer un documentaire sur le travail de celles et ceux qui ont tout donné pour sauver ce bijou d'architecture pris par les flammes.
En parallèle de la sortie de ce film (16 mars 2022), Ubisoft va nous pondre une escape game en VR un peu particulière. Le temps d'une heure, les "joueurs" pourront se mettre dans la peau d'un pompier de la ville de Paris essayant tant bien que mal d'éteindre le feu ardent de Notre-Dame. Une expérience entre jeu et (re)découverte du patrimoine qui sera disponible dans plus de 630 sites à travers les monde.
Comme tout jeu d'évasion, il s'agit d'énigmes et de coopération entre coéquipiers. L'idée est de se frayer un chemin dans la cathédrale pour trouver des reliques et combattre le feu, car vous devez sauver Notre Dame avant que le temps ne soit écoulé.
Déborah Papiernik lors du salon Virtuality Paris 2019
Ce n'est pas la première fois qu'Ubisoft s'essaie à l'exercice. En effet, le studio s'était lancé dans le marché des escape game en VR dès 2017 avec Escape The Lost Pyramid. Basé sur le jeu Assassin's Creed Origins (encore cette licence, oui), cette petite expérience vous invitez à vous enfuir de la pyramide de Nebka. Rebelote en 2018 avec Beyond Medusa’s Gate, vous emmenant cette fois au temps de la Grèce Antique pour retrouver l'Argo, le navire de Jason et des Argonautes. Notez qu'Ubisoft réalisa également une expérience en réalité augmentée pour les Invalides : Le secret de Napoléon Ier. Bien sûr, l'accent a toujours été mis sur le divertissement avant tout, mais le jeu permettait tout de même de se plonger dans le patrimoine perdu de temps anciens. Et au vu des différents avis, cette approche est plutôt efficace.
Mais alors si la VR est si immersive et efficace, pourquoi ne pas s'en servir pour reconstruire des monuments détruits ? Ubisoft ne pourrait-il pas œuvrer pour la reconstruction de Notre-Dame, par exemple ? Si la boîte française a fait un don plutôt conséquent dans ce sens, son implication dans cette grande entreprise n'ira pas plus loin. Même si le studio a fourni un travail des plus pointus, sa direction reste avant tout dictée par la liberté artistique. Sans compter que la 3D, telle qu'elle est ici utilisée, ne permet pas d'apercevoir l'intérieur des murs, les structures qui permettent à tout un édifice d'être ce qu'il donne à voir à l'extérieur. L'utilisation de la 3D par Ubisoft (mais aussi par d'autres) n'a pas pour but de recréer le patrimoine mondial, mais d'en transmettre le souvenir impérissable, comme le résumait très bien Yves Ubelmann, président d'Iconem :
Le rôle de la 3D, c’est de transmettre aux générations futures ce qu’on a peur de ne pas pouvoir transmettre en l’état
Vous l'aurez compris, Ubisoft entretient des liens étroits avec les institutions en charge de la préservation du patrimoine. Bien au-delà d'Assassin's Creed, le studio a établi des partenariats stratégiques pour s'imposer comme un acteur influent de cette scène. Si de plus en plus son action tourne plus autour du divertissement que de l'information (délaissant les musées pour les escape game), l'intérêt reste conséquent et Ubisoft ne semble pas prêt à laisser tomber cette sphère assez atypique pour un développeur de jeux vidéo. Reste à voir ce que nous réservera le mastodonte français après Notre-Dame de Paris.