C'est un nouveau coup de tonnerre pour l'industrie du jeu vidéo. Alors que le secteur se remet à peine du séisme d'il y a deux semaines, à savoir le rachat d'Activision Blizzard King par Microsoft pour un montant exceptionnel de 68,7 milliards de dollars, on a appris hier soir que Sony avait acquis Bungie, studio connu pour avoir développé les premiers Halo et qui est aujourd'hui à la tête de la franchise Destiny, pour 3,6 milliards de dollars. Un rachat moins impressionnant comparé au précédent compte tenu des sommes en jeu, mais qui a de quoi être étonnant lorsque l'on sait que Bungie a longtemps été associé à Microsoft.

D'ailleurs, il est assez amusant d'observer la façon dont ces quatre acteurs se sont croisés au fil des ans : en 2000, Microsoft achète Bungie avant que le studio ne prenne son indépendance en 2007. En 2010, Bungie signe un accord avec Activision pour l'édition et la distribution de leurs jeux, avant de se séparer de l'éditeur en 2019. Et finalement, c'est en 2022 que l'on apprend que Microsoft achète Activision, tandis que Sony acquiert Bungie. Cependant, au-delà de mettre la main sur une licence rentable comme Destiny, ce rachat est beaucoup plus stratégique qu'il n'y paraît pour Sony et et on vous explique pourquoi.

Bungie, les experts du jeu service

Tout d'abord, dès l'annonce du rachat, Bungie a voulu être très clair envers sa communauté : non, Destiny 2 ne va pas devenir une exclusivité PlayStation et continuera à proposer la même expérience sur toutes les plateformes actuelles. Avec cette opération, Bungie devient une filiale indépendante au sein de Sony Interactive Entertainment (SIE) et conserve le droit de s'auto-éditer ainsi qu'un contrôle créatif total sur l'univers Destiny. C'est ce qu'ont confirmé Jim Ryan, président de Sony Interactive Entertainment, et Pete Parsons, PDG de Bungie, dans une interview commune à GamesIndustry. Déjà, on peut sougliner qu'il s'agit de déclarations beaucoup plus claires que celles d'Activision sur le futur des jeux Call of Duty sur PlayStation qui semblent assurés jusqu'en 2023, mais au-delà, rien n'est moins sûr. En réalité, Sony ne cherche pas à s'approprier l'exclusivité de Destiny, mais plutôt l'expertise de Bungie dans le genre des jeux-service, ou Game As A Service (GaaS), comme le dit lui-même Jim Ryan dans un post sur le blog de SIE :

La réussite de Bungie dans l'édition multi-format et les jeux service nous aidera à réaliser nos ambitions d'amener PlayStation au-delà des consoles et d'augmenter notre audience potentielle.

- Jim Ryan

Pour rappel, les jeux services sont des titres qui tâchent, après leur parution, de retenir le plus longtemps possible les joueurs, en se mettant régulièrement à jour et en enrichissant leur contenu. Cela passe par un suivi des développeurs sur le moyen et long terme grâce à la production de contenus additionnels délivrés au compte-goutte aux joueurs. Ainsi, cela permet à l'éditeur de profiter de cet afflux continu de mises à jour pour communiquer autour du titre, lui permettre de refaire l'actualité, et ainsi attirer toujours plus de joueurs. Mais depuis plusieurs années, PlayStation Studios s'est surtout forgé une solide réputation en proposant plutôt des expériences solo AAA visuellement impressionnantes qui servent souvent de vitrines technologiques à la console comme God of War, Uncharted, Horizon, The Last of Us etc...

Si certains de ces titres comportent une dimension multijoueur comme les productions Naughty Dog, cet aspect n'a jamais été l'élément le plus développé des productions Sony. Pourtant, comme le rappelle l'analyste Daniel Ahmad dans un tweet, Sony a déclaré l'année dernière que plus de 25 % des dépenses réalisés sur le PlayStation Store au cours l'année fiscale 2020 provenaient de jeux free-to-play comme Fortnite ou Genshin Impact pour ne citer qu'eux. On peut ajouter que d'après des chiffres récoltés par Oscar Lemaire, presque 35% du chiffre d'affaires de la division jeu vidéo de Sony provient de micro-transactions et de DLC au cours de l'année fiscale 2020-2021, qui s'étend d’avril 2020 à mars 2021.

En rachetant Bungie, Sony s'offre ainsi un studio qui possède une véritable expertise dans un style de jeu qui lui rapporte beaucoup, mais qui est assez concurrentiel. On se souvient par exemple de Godfall, jeu service présent au lancement de la PS5, qui n'a pas trouvé son public et a dû être porté sur PS4, une première dans l'histoire du jeu vidéo. De grands éditeurs se sont aussi cassé les dents sur ce type de jeu, comme EA avec Anthem dont la version 2.0 a finalement été annulée, ou encore Square Enix avec Marvel's Avengers qui "n'a pas eu autant de succès qu'on l'aurait souhaité" selon les mots de l'éditeur dans son rapport financier de 2021 ou Outriders qui n'était toujours pas rentable en août 2021, soit quatre mois après sa sortie, d'après un communiqué de PeopleCanFly. Ainsi, Sony a explicitement confirmé son intention de lancer une dizaine de jeux service d'ici mars 2026 lors de la présentation de ses résultats financiers du troisième trimestre 2021.

Pour autant, il ne faut pas interpréter cette acquisition comme une réaction au rachat d'Activision Blizzard King par Microsoft, au contraire. Tout d'abord, Jim Ryan a lui-même confirmé que ce rachat était en discussion depuis plusieurs mois. Ensuite, ce n'est pas la première fois que Sony tente d'acquérir un studio spécialisé dans les GaaS. Comme le souligne une fois de plus Daniel Ahmad, le constructeur avait essayé de racheter en 2020 Leyou, entreprise qui possède notamment Digital Extremes à l'origine de Warframe, autre grand nom du jeu service. Malheureusement, c'est finalement Tencent qui mettra la main sur la société en décembre 2020. Cependant, il faut tout de même faut reconnaître que ce rachat permet à Sony de renforcer sa position dans le monde populaire du FPS dans lequel il manque de grands noms depuis l'arrêt de Resistance et Killzone, surtout face à Microsoft qui possède désormais les plus puissantes franchises de ce genre de jeu : Call of Duty, Halo, Overwatch, Doom, Wolfenstein...

Du côté de Bungie, cette acquisition semble aussi bénéfique. Des mots du PDG lui-même, Pete Parsons, cette association devrait les aider à accélérer leurs propres plans, autant pour l'avenir de Destiny 2 que pour la nouvelle licence sur laquelle travaille le studio. En effet, en juin 2018, on apprenait que l'autre géant du jeu vidéo chinois après Tencent, NetEase, était devenu actionnaire minoritaire de Bungie en investissant plus de 100 millions de dollars dans le but de créer de nouvelles licences. Pour l'instant, on sait peu de choses de ce chantier d'après un dépôt de nom et des offres d'emploi, il semblerait que le nom de code du projet soit "Matter" et qu'il s'agisse d'un nouveau jeu d'action en multijoueur avec un gameplay qui se focalise sur les personnages. Seule certitude, le titre est dirigé par Christopher Barrett, membre de Bungie depuis 1999 qui a travaillé sur tous les Halo et qui a été Art Director sur le premier Destiny.

Une vision commune : le cross-média

L'autre point qui rassemble PlayStation et Bungie, c'est aussi leur volonté d'exploiter leurs franchises au-delà du jeu vidéo. Cela se voit très clairement du côté de Sony avec la sortie imminente du film Uncharted au cinéma et l'annonce du film Ghost of Tsushima, tandis que le tournage de la série The Last of Us doit se poursuivre jusqu’en juin 2022. Car oui, si le jeu vidéo est une activité très importante pour Sony (jusqu'à représenter 30% par moment en 2020), il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un groupe présent dans de nombreux secteurs. Que soit dans les téléphones (Xperia), la musique (Sony Music Entertainment) ou encore les écrans de télévision, Sony est un conglomérat que l'on retrouve aussi dans le cinéma par sa filiale Sony Pictures Entertainment.

En 2013, un studio du nom de PlayStation Originals a même été lancé pour s'occuper des adaptations en films ou en séries des jeux vidéo du groupe. Après la sortie du film d'animation Heavenly Sword en 2014, le studio est renommé en PlayStation Productions en 2016 et travaille ensuite sur l'adaptation de Ratchet & Clank. Finalement, ce n'est qu'à partir de 2020 que Sony Pictures Entertainment décide que ces productions seront désormais co-produites et distribuées par d'autres filiales du groupe Sony. C'est ainsi que Columbia Pictures s'occupe du Uncharted, tandis que Sony Pictures Television se charge de la série The Last of Us.

Si cela fait déjà plusieurs années que Sony adapte ses licences de jeux vidéo en film ou en série, on savait aussi que Bungie souhaitait en faire de même. Dans l'interview commune réalisée par GamesIndustry, Pete Parsons, le PDG de Bungie, rappelle une nouvelle fois que les franchises du studio pourraient aussi avoir droit à leurs adaptations dans les années à venir. D'ailleurs, il est assez amusant de voir que l'annonce de cette acquisition intervient le lendemain de la diffusion du premier trailer de la série ''Halo'', saga créée au départ par Bungie. De manière générale, on observe dans le secteur du jeu vidéo un nouvel engouement pour le cinéma ou les séries. Si Sony a pour le moment Uncharted et The Last of Uset Microsoft la série Halo, on peut aussi évoquer Nintendo qui prévoit un film d'animation Mario réalisé par Illumination Entertainment à qui l'on doit les Moi, Moche et Méchant et leurs Minions.

Vers de nouvelles acquisitions ?

Alors que le premier mois de 2022 s'achève après de nombreux rebondissements dans le monde du jeu vidéo, à quoi peut-on s'entendre à l'avenir ? D'abord, Jim Ryan a annoncé que de nouvelles acquisitions étaient prévues pour PlayStation, sans donner de calendrier précis. On peut imaginer que le groupe cherchait à investir dans une entreprise spécialisée dans le jeu mobile, secteur encore peu développé chez PlayStation alors que ses concurrents prennent de l'avance. En effet, lors du rachat d'Activision par Microsoft, il ne faut pas oublier que se trouvait aussi dans l'opération King, la société derrière le succès colossal de Candy Crush Saga. On peut aussi évoquer le cas de Take Two qui rachète Zynga, un autre grand nom du jeu mobile qui s'est fait une solide réputation grâce à FarmVille, Harry Potter: Puzzles & Spells ou encore Zynga Poker, pour 12,7 milliards de dollars.

D'autre part, on peut aussi se demander si cette nouvelle acquisition n'a pas été faite pour renforcer le lancement d'une nouvelle offre d'abonnement du côté de Sony. En effet, selon un article de Bloomberg paru en décembre dernier, Sony serait en train de préparer un concurrent au Xbox Game Pass du nom de Spartacus. Dans les faits, il serait question d'une fusion des services PlayStation, à savoir le PS Plus et PS Now avec plusieurs formules différentes : une première avec le contenu du PS Plus, une seconde avec en plus un catalogue de jeu en streaming PS4 et peut-être même PS5 et une troisième avec en plus un gigantesque catalogue de rétrocompatibilité, allant de la première PlayStation jusqu’à la PSP. On pourrait alors imaginer que Destiny 2 et ses extensions seraient incluses dans ce nouveau catalogue, comme c'est déjà le cas dans l'actuel Xbox Game Pass.

Enfin, terminons par souligner que dans ces trois récents rachats qui ont secoué le monde du jeu vidéo, on note toute de même l'absence des grands éditeurs japonais, en dehors Sony. Alors que la rumeur du rachat de SEGA par Microsoft traîne depuis des années, on ne voit pour l'instant pas Nintendo acheter de nouveaux studios en réaction ou encore Square Enix ou Capcom se faire racheter du jour au lendemain. Mais dans une industrie où Microsoft rachète Activision pour presque 70 milliards de dollars à la surprise générale tandis que Sony met la main sur un studio historiquement lié à Microsoft, tout paraît désormais possible.