Vingt ans après l'unification de l'Allemagne, Jens Stober se lance dans un projet scolaire atypique : un jeu vous plongeant dans la peau d'un réfugié ou d'un garde-frontière est-allemand. S'en suivront plusieurs mois de polémiques et d'enquêtes pour décréter si oui ou non, le jeune étudiant cherchait à prôner la haine et la violence. Spoiler : non, bien au contraire.
Quand le passé jette un froid
Si vous avez un tant soit peu écouté lors de vos cours d'Histoire, vous n'êtes pas censés ignorer que l'Histoire allemande fut quelque peu chaotique lors du siècle dernier. Après avoir été défait lors de la Seconde Guerre Mondiale, le pays fut divisé et ainsi réparti entre les quatre puissances victorieuses (les Américains, les Britanniques, la France et les Soviétiques). Très vite, une telle partition se révéla ingérable (surtout sur fond de Guerre Froide), et l'Allemagne fut purement et simplement coupée en deux : d'un côté la République fédérale d'Allemagne (RFA), liée au bloc occidental, et de l'autre la République démocratique allemande (RDA), elle liée au bloc soviétique. Ainsi naquit une frontière interne à l'Allemagne, notamment marquée par le fameux mur de Berlin, qui causa bien des drames. Ils furent beaucoup à tenter de la traverser (majoritairement originaires de la RDA), mais peu y parviendront. Tantôt exécutés ou bien arrêtés, ils furent au moins 245 à être victimes du mur (bien que certaines études parlent d'un millier de morts). Un funeste passé qui a profondément traumatisé les Allemands et que l'Allemagne réunifiée d'aujourd'hui peine encore à reconnaître.
Né en 1986, Jens M. Stober avait quatre ans quand l'Allemagne devient entière à nouveau en 1990. Trop jeune pour comprendre la portée de cet événement, il grandira et se forgera tout de même avec cette Allemagne réunifiée cherchant à retrouver une identité unique et unie. En parallèle de cela, il se trouve une passion pour l'art, et plus précisément les jeux vidéo. C'est donc sans grande surprise qu'en 2007 il se dirigea vers un diplôme en Arts numériques (spécialité jeux vidéo) à l'Université des Arts de Karlsruhe.
Dans ce cadre, il participa au développement du jeu Frontiers - You've Reached Fortress Europe avec le groupe d'artistes autrichiens gold extra. Ces derniers avaient pour idée de montrer la triste réalité des milliers de réfugiés cherchant, au péril de leur vie, à rejoindre l'Europe. Sur la forme, ils se servirent du célèbre Half-Life 2 comme base afin de produire un FPS en ligne capable de réunir jusqu'à 16 joueurs. Dans Frontiers, ces derniers sont répartis en deux équipes : celle des gardes-frontière et celle des réfugiés. Les uns doivent empêcher les autres de passer la frontière. Petite subtilité néanmoins : les gardes-frontière perdent des points s'ils tuent trop de réfugiés. De plus, le jeu est rempli d'entretiens, de photos et autres sources historiques permettant de documenter la réalité de la situation retranscrite en jeu. Ce travail, révélé au grand jour en 2008, fut récompensé par le prix autrichien du Meilleur Artiste Interdisciplinaire quatre ans plus tard.
Le jeu résonna tout particulièrement chez Stober et une idée lui vint en tête : pourquoi ne pas proposer sa propre version du jeu, mais cette fois en se concentrant sur le cas de la frontière ayant divisé l'Allemagne pendant de nombreuses années ? Il est en effet fasciné par cette ligne arbitraire qui empêchait des Allemands de se rendre dans leur propre pays et des dilemmes moraux que cette situation imposait.
Il faut s'imaginer que ces gardes-frontière étaient Allemands, bien sûr, mais ils devaient défendre une frontière séparant l'Allemagne en deux. Et ils avaient l'ordre d'abattre les gens cherchant à fuir l'Allemagne pour aller en Allemagne. Cette situation est plutôt du genre étrange et je voulais transférer ce sentiment dans un jeu.
Conférence Games for Change par Jens Stober (2012)
Et ça tombe bien car, dans le cadre de ses études, Stober doit proposer un projet personnel. Il se lance alors dans le développement de 1378 (km). Si le nom peut paraître bien énigmatique ainsi présenté, il est en fait tout trouvé : il s'agit de la longueur de la tristement célèbre "piste de la mort" (Todesstreifen), bande frontalière interallemande. Autre nombre important : 1976. Selon les recherches de Stober, il s'agirait en effet de l'année la plus sanglante de l'Histoire de cette frontière. C'est pour cette raison que le jeu se déroule en 1976.
1378 (km) reprend sans surprise le principe de Frontiers : l'équipe non-armée des réfugiés, aussi appelés "Réfugiés de la République" (Republikflüchtlinge), et celle des gardes-frontière de l'Est. Ces derniers peuvent au choix tirer sur les premiers, les arrêter ou bien devenir des réfugiés eux-mêmes. Néanmoins, ces choix auront forcément des conséquences. Si vous serez d'abord récompensé par vos supérieurs pour avoir abattu des réfugiés par exemple, la fin du jeu aura un goût beaucoup plus amer. En effet, le dénouement final de 1378 (km) nous plonge vingt ans plus tard (1996), en plein cœur d'un procès qui a secoué l'Allemagne : le jugement à l'encontre de gardes-frontière, notamment, ayant effectué par le passé des tirs sur des civils cherchant à traverser le mur de Berlin.
En réalité, la seule façon de gagner dans ce jeu est de ne tuer personne (ce que le joueur apprendra à ses dépens). En jouant ainsi avec les codes des FPS (dont le but même est de tirer pour gagner), Stober espère marquer les esprits et soulever des interrogations. Vaut-il mieux répondre aux ordres, limiter les dégâts ou simplement fuir malgré les risques ? Un dilemme qui traversa l'esprit de nombreux gardes-frontière à l'époque.
Au bout d'un an de travail acharné, Stober est prêt à montrer son bébé. Pour l'occasion, une présentation est prévue à l'Université des Arts de Karlsruhe avec une date toute choisie : le 3 octobre 2010, jour du vingtième anniversaire de l'Unité allemande. Oui mais voilà, les choses ne se dérouleront pas comme prévues...
1378 km de polémique
Nous voilà en septembre 2010. C'est la fin de la pause estivale et la rédaction du tabloïd Bild se remplie peu à peu. Malheureusement, il y a peu de scandales à se mettre sous la dent... Et pourtant, il faut bien trouver des gros titres pour l'édition du jour. Quelle aubaine donc quand les journalistes Piechotta et Scholz tombent sur une petite affaire qui déchire le Land de Bade-Wurtemberg : un étudiant invite à abattre des réfugiés est-allemands dans un jeu vidéo.
Très vite, le tabloïd à la plus forte diffusion en Allemagne s'empare donc de cette affaire qui faisait déjà les choux gras de la presse locale. "Le répugnant jeu de tir sur la DDA sera-t-il interdit ?" titre Bild, bien plus vindicatif que ses confrères du Stern ou du Morgenpost. Après quoi, même Der Spiegel et Die Zeit s'y mettent. Le petit projet étudiant de Stober devient une véritable affaire nationale, puis internationale. Selon Ben Gook (Divided Subjects, Invisible Borders: Re-Unified Germany After 1989), le jeu eut le droit à plus de 800 articles, 1500 posts sur Internet et 400 capsules télévisuelles à son sujet.
Se voir dans Bild n'est pas aussi agréable qu'on pourrait le penser. Surtout quand vous y lisez quelque chose qui n'est pas vrai, mais que la société et même les politiques acceptent sans réfléchir.
Interview de Stober pour Next Level
La raison de cet emballement médiatique ? Différentes remarques de personnes s'insurgeant à l'idée qu'un jeu glorifiant les actes ignobles commis à la frontière puisse exister. Cela n'a jamais été le but de Stober, bien au contraire, mais comme souvent avec le jeu vidéo la première impression prôna sur le véritable fond de ce jeu. Ancien prisonnier sous la RDA et président de l'Union des associations de victimes de la tyrannie communiste, Rainer Wagner avait particulièrement pris à cœur le sujet :
Émotionnellement parlant, c'est comme si je venais de me faire à nouveau tirer dessus. {Ce jeu} fait appel à ce que tous les FPS ont en commun, c'est-à-dire aux instincts humains les plus vils. {Il} est encore pire que les jeux de tir habituels car normalement on abat des ennemis armés, alors qu'ici on abat des civils non armés. {Ce jeu}, sous couvert de reconstitution historique, contribue à la brutalisation de la société.
Il n'en fallait pas plus pour les politiques allemands. Surtout que les "killerspiele" (jeux où l'on peut tuer d'autres personnages) ont mauvaise presse en Allemagne. En 2007, un projet de loi visait même à interdire leur production et diffusion. S'il fut avorté, le débat autour de 1378 (km) ne manqua pas de raviver la flamme anti-"killerspiele" chez certains, notamment Peter Frankenberg, alors Ministre des Médias du Land de Bade-Wurtemberg :
Les killerspiele quels qu'ils soient devraient être rejetés, et les universités ne sont tout simplement pas l'endroit pour développer de tels jeux.
Peter Frankenberg, Ministre des Sciences, de la Recherche et des Arts du Land de Bade-Wurtemberg
Helmut Rau (Ministre des Médias du Land de Bade-Wurtemberg) jugea que le jeu était une "insulte pour les victimes", tandis que le porte-parole du Land demanda son interdiction, ou au moins sa régulation. Au niveau national, on eut le droit aux interventions des opposants politiques Markus Meckel et Gesine Lötzsch, qualifiant respectivement le jeu de "macabre et scandaleux" et "stupide et de mauvais goût". Côté CDU, on fut encore plus virulent :
Le groupe parlementaire CDU/CSU condamne le développement du jeu vidéo 1378 (km), dont l'objectif est une chasse à l'homme virtuelle contre les réfugiés d'Allemagne de l'Est sur la piste de la mort. Pour nous, cette idée macabre est une moquerie indescriptible contre les 1000 personnes qui sont mortes à la frontière, ainsi que contre les survivants.
Porte-parole anonyme du CDU
Stober se retrouve donc malgré lui au cœur d'une immense polémique. Son téléphone ne cesse de sonner, sa boîte mail est remplie d'insultes et autres menaces, et des équipes de télévision ont élu domicile sur le parvis de son université à la recherche de la moindre réaction. La direction de l'Université continue de le soutenir contre vents et marées, mais préfère repousser la présentation (et donc la sortie) de 1378 (km). Pour calmer le jeu, elle décide en revanche d'organiser une table ronde rassemblant des associations de victimes et les superviseurs du projet. Afin d'assurer la sécurité du jeune développeur, des policiers armés furent disposés devant et dans l'université. Pour le jeune étudiant, c'est un véritable enfer... et il n'est pourtant pas au bout de ses peines.
Quelques semaines après toute cette affaire, il reçoit un appel de la plus haute importance. Il s'agit du Ministère Public. Le jeune homme apprend, décontenancé, que plusieurs plaintes pour incitation à la haine ont été déposées contre lui. L'une d'elles a été conduite par Hubertus Knabe, Directeur du Mémorial de Berlin pour les Victimes de la Stasi, rien que ça... Pour ces gens, Stober mérite la prison. Il est alors entendu tel un vulgaire criminel, même s'il devient très vite clair pour les autorités que cette affaire n'a pas bien de sens.
Les autorités étaient un peu perplexes quant à la raison pour laquelle elles devaient enquêter sur un étudiant en art dans le cadre d’un projet universitaire.
Jens Stober pour Vice
Pourtant, cela n'a rien de bien surprenant. Nous l'avons vu, l'Allemagne avait, à l'époque, un rapport plus que compliqué avec les jeux vidéo,et plus particulièrement les FPS. Notez que suite à la tuerie de Winnenden (11 mars 2009), relançant le débat sur la dangerosité des jeux vidéo violents, un tournoi esportif avait été annulé à Karlsruhe. Et pour ne rien arranger, le sujet de 1378 (km) était plus que sensible à l'époque. Selon Ben Gook, la polémique autour du jeu est assez représentative du rapport qu'a l'Allemagne avec cette partie de son passé. Il a d'ailleurs écrit tout un livre sur la difficile réunification du pays et le manque de discussions autour de cette dernière. Un point qui avait d'ailleurs précisément poussé Stober à choisir ce thème pour son jeu :
Je voulais intéresser la jeune génération au sujet car je sais d'expérience qu'il n'est pas traité en profondeur à l'école...
Conférence Games for Change par Jens Stober (2012)
Mais mêler ainsi jeu et sujet historique sensible n'est pas une chose facile. Encore aujourd'hui, certains partagent l'avis d'Alex Klausmeier, alors directeur de la Fondation du mur de Berlin, qui s'était également exprimé sur l'affaire :
La gravité de ce qui s'est passé à l'époque à la frontière ne peut pas être représentée de cette manière.
Peut-on se jouer de tout ?
L'affaire 1378 (km) soulève un autre débat : les jeux vidéo sont-ils inappropriés pour parler de sujets sensibles ? Si aujourd'hui la question se pose encore face à des jeux récents, notamment des serious games, elle n'avait déjà rien d'inédit à l'époque. Comme le soulevait Stober lui-même lors d'une conférence Games for Change, des jeux tels qu' Escape from Woomera ou Welcome to against all odds ont cherché à approfondir le même genre de sujets historiquement sensibles par le prisme du jeu. Entre le traitement des demandeurs d'asile et le quotidien des réfugiés, ils vous invitaient tous deux à expérimenter la réalité du terrain en jeu, non sans retrouver quelques documents historiques sur votre passage.
Si ces derniers s'apparentent plus à des serious games, d'autres, plus grand public, ont relevé ce défi avec brio. C'est notamment le cas de This War of Mine ou Papers, Please. Ce dernier est d'ailleurs tout trouvé puisqu'il fait écho à ce que cherchait à démontrer 1378 (km). En effet, vous y incarnez un garde-frontière soviétique (ou du moins ce qui y ressemble) et êtes constamment tiraillés par des dilemmes en tout genre. Répondre à des ordres immoraux, sauver des innocents à vos dépens, s'assurer d'une vie confortable sans se soucier de la moralité... Telles sont le genre de décisions que vous devrez prendre. En exploitant habilement l'implication du joueur, Papers, Please s'était imposé comme une expérience plutôt saisissante, s'attirant ainsi les bonnes grâces des critiques.
Mais cela veut-il dire pour autant que le jeu vidéo est le meilleur prisme pour adresser ces sujets ? Et bien pas vraiment. En réalité, tout dépend de l'intention initiale, de la forme qu'elle prend et à qui elle s'adresse. Faire un tel jeu n'a rien de facile. Bien réalisé il peut véritablement aider à éveiller les consciences, mais si ce n'est pas le cas, il aura l'effet opposé. C'est notamment le cas de Playing History 2 - Slave Trade qui vous invitait, dans un univers coloré et cartoonesque, à jouer au Tetris avec des esclaves... Et pour avoir joué au jeu, il ne s'agit pas du seul point problématique, loin de là. Surtout que ce jeu sorti en 2013 était prévu pour un très jeune public, incapable de faire la part des choses.
Comme pour tout, il faut donc faire preuve de nuance et surtout savoir de quoi l'on parle. Car c'est là que réside le véritable problème quand on parle jeu vidéo et sujet sensible. La plupart des personnes usant de grandes envolés rhétoriques anti-jeu vidéo n'ont jamais joué aux jeux concernés. Il est facile de prêter à un jeu un sens qui est contraire au sien. C'est d'ailleurs là que résidait le cœur de l'affaire 1378 (km) : des conclusions hatives sur un jeu que personne n'avait encore pu tester.
Avec 1378 (km) j'ai pu constater comment une discussion inappropriée peut se développer et à quel point elle peut être basée sur des clichés et des mots à la mode. Il y a encore beaucoup de travail pédagogique à faire. Mais après la discussion sur mon jeu, beaucoup ont remarqué que tout n'est pas comme décrit dans les média et qu'il vaut mieux se faire sa propre opinion. Mais surtout, un jeu vidéo ne peut tout simplement pas être jugé sans y avoir joué. La lutte sera difficile contre des opinions aussi enracinées, mais elle ne se terminera pas par une défaite.
Interview de Stober pour Next Level
En décembre 2010, date de sortie du jeu (qui fut téléchargé plus de 750 000 fois), les esprits réfractaires n'eurent d'autres choix que de reconnaître qu'ils s'étaient trompé. C'est à partir de là que la grande polémique désenfla et que l'enquête sur Stober fut finalement abandonnée (février 2011). Le tabloïd BILD fut condamné par le Ferman Press Council pour imprécisions et manquement à l'éthique journalistique. Après avoir fait les gros titres pendant des semaines et vécu l'enfer, Stober put enfin se reposer sur ses deux oreilles. Aujourd'hui, il est connu sous le pseudonyme d' ELORX et cherche à "repousser les limites artistiques du monde numérique". Son jeu, quant à lui, fut nommé meilleur jeu allemand de l'année 2010 par WELT et ComputerBILD Spiele, avant de se retrouver dans de nombreuses expositions, telles que Games and Politics (exposition belge datant de 2019). Il est d'ailleurs toujours possible de télécharger le jeu gratuitement et d'y jouer si le cœur vous en dit.