Dans les années 1980, à l'heure où les consoles Atari s'installent dans les foyers américains, un jeune homme du nom de Todd Rogers participe aux prémices d'une nouvelle discipline vidéoludique. En signant un score inouï sur son jeu favori, il devient l'un des plus anciens champions de speedrun et l'héritier du plus long record jamais réalisé. Mais près de 35 ans plus tard, le roi du jeu vidéo perd sa couronne.
Dans les années 1980, on l’appelle le «Roi du jeu vidéo», «Mr. Activision» et «Toddzilla». Todd Rogers, né le 1er décembre 1964 à Oak Lawn dans l’Illinois réalise un score encore jamais battu sur son jeu préféré, Dragster. L'ado brillant écume les salons en vogue, côtoie les grandes célébrités et prend la pose pour les magazines populaires. Gratifié d'un sourire à fendre l'âme, il dégage une aura qui attendrit les aficionados de salles d'arcades et les étoiles de la jet set. Il deviendra l'un des plus anciens recordmans reconnus du monde vidéoludique. Quarante ans plus tard, on en parle comme l'un des plus grands usurpateurs. De héros à gigantesque escroc, comment le roi Rogers a t-il été déchu de son trône de champion du jeu rétro ?
Mr. Activision, le début de la gloire
1980. Todd Rogers, âgé de seulement quinze ans, insère un nouveau jeu dans sa précieuse console Atari. Il s’agit de Dragster, l'une des premières productions estampillées Activision et le premier titre tiers jamais paru sur une console. La réalisation a été confiée à David Crane, futur concepteur de Pitfall !, pionnier du genre plates-formes. Sur un fond archaïque fait de grossières bandes vertes et bleues, le joueur fait avancer son véhicule le plus rapidement possible jusqu’à la ligne d’arrivée. Dans un timing précis, il doit embrayer et passer les vitesses au moment le plus opportun. Pris de passion, le jeune Rogers distingue dans ce concept relativement basique une entrée vers un succès certain. “C'est la mère de toutes les compétitions de jeux vidéo. Le premier jour où j'ai lu le livret d'instructions sur la façon de jouer, j'ai vu les possibilités de devenir célèbre en jouant à un jeu et en étant meilleur que n'importe qui d'autre, et c'est là que ma dépendance (aux jeux) a débuté”, raconte t-il quelques années plus tard dans les colonnes de DigitPress. A l'époque, Activision encourage les lecteurs de son bulletin d'information à lui faire parvenir des clichés de leurs exploits en échange d’un petit certificat et d’un patchwork. Aussi lorsqu’il parvient à réaliser un temps record de 5,51 secondes le premier jour de septembre 1982, l’ado ambitieux se saisit en hâte de son Polaroid pour capturer son instant de gloire. Le cliché est envoyé dans la foulée à l'éditeur américain qui valide le score et lui transfère son diplôme de champion.
Activision pensait que ce score était impossible. Ce que je ne savais pas, c'est qu'ils avaient un parcours parfait simulé par ordinateur ! La course de l'ordinateur était de 5,54, et Activision voulait savoir comment je pouvais faire mieux. Je leur ai expliqué comment j'engageais l'embrayage jusqu'à 0, puis je le relâchais, déjà en 2ème vitesse. Je maximise les 4 vitesses et je rétrograde avant la fin, pour ne pas faire exploser mon moteur. - Todd Rogers à
BeatTheChamp
Le nom de Todd Rogers figure ensuite en tête du classement des experts de Dragster publié par Twin Galaxies, la plus ancienne des plateformes d’arbitrage, également fournisseuse de scores privilégiée du Livre Guinness des records. L’institution décerne d’ailleurs au joueur le titre du « plus long record du monde du jeu vidéo ». Car une trentaine d’années plus tard, personne ne semble avoir encore signé une course de 5,51 secondes sur le titre d'Activision. Rogers clame pourtant avoir réussi à la reproduire à deux reprises en 1982 : une première fois au Consumer Electronics Show de Chicago, puis une seconde au salon Electronic Thing de Détroit. Derrière lui, cinq compétiteurs le talonnent en se disputant la deuxième place avec un score de 5,61. Mais même avec un tel peleton à sa trace, l'homme est imbattable.
Transporté par la gloire, Rogers enchaîne les interviews, collabore avec Joystick pour l’écriture d'articles, rencontre son lutteur préféré André le Géant, pose avec la playmate Barbie Benton. Avec son look de surfeur et ses longues boucles blondes, il a l'attitude du cool kid que l'on aime fréquenter. "Rogers se détachait des pages (de magazine) tel une rock star électronique toute prête, un look inhabituel pour l'époque. Sérieusement, à l'époque, la plupart des joueurs s'habillaient comme des équipes de débat de lycéens ringards", se rappelle la journaliste Cat DeSpira. Le succès perdure au fil des années. La vedette fait la promotion de l’Atari 7800 aux côtés du rappeur LL Cool J. Puis il se voit convié au tournage d’une flopée de documentaires incluant le culte The King of Kong en 2007. Activision finance ses frais de participation au Consumer Electronics Show, salon dantesque où il procède à des démonstrations de ses talents (Kotaku, 2017). Parallèlement, il forge sa réputation d’expert dans d’autres jeux : Skiiing, Stampede et Centipede notamment, jeu d’arcade d’Atari sur lequel il réalise un score gargantuesque de 65 millions de points. Acclamé, Todd Rogers est une légende du jeu rétro que l'on s'arrache.
Les prémices de la création du site datent de 1981, lorsqu’un certain Walter Day, rebaptisé plus tard Saint Patron des jeux vidéo, visite plus de 100 salles d’arcade afin d’y recueillir les meilleurs scores de chaque borne. La besogne l’occupe quatre mois. Le 10 novembre, Day abandonne son job de négociant en pétrole pour ouvrir dans une petite ville de l’Iowa sa propre salle d’arcades baptisée Twin Galaxies. Et le 18 janvier 1982, lorsqu’un numéro du Time dédie plusieurs pages aux plus grandes salles du continent, encouragé par la popularisation du secteur, il décide de mettre en ligne sa propre base de données. Les classements du Twin Galaxies National Scoreboard paraissent chaque mois dans les magazines Joystick et Video Games. L’année suivante, le Guinness World Records inaugure une nouvelle catégorie dédiée aux jeux vidéo. Twin Galaxies devient dès lors son fournisseur officiel de scores de 1984 à 1986. Pour voir son record y figurer, deux méthodes sont généralement appliquées : réaliser une démonstration directement devant les employés de Walter Day, ou faire parvenir une preuve vidéo. Pour ce qui est du cas Todd Rogers, la validation s'est en revanche uniquement basée sur le certificat d'Activision. “Être l’arbitre a parfois été dur, parce que tout le monde me tombe dessus et je dois faire la police”, racontera Day dans le documentaire The King of Kong en 2007, guitare à la main. Trois ans plus tard, cet amateur de folk quitte finalement le milieu pour poursuivre une carrière musicale.
Eric Koziel, le débunker
En 2014, pendant que Rogers dort paisiblement sur ses deux oreilles, plus loin, une tempête se prépare doucement. A Lexington, un jeune passionné de jeux vidéo se faisant appeler Omnigamer (terme désignant “une personne connue pour jouer à des jeux vidéo sur n'importe quelle plateforme, à condition qu’ils soient bons” selon Urban Dictionnary) s'attelle minutieusement à l’écriture de Speedrun Science, un manuel musclé retraçant l’histoire de la discipline. Eric Koziel, de son véritable nom, décide dès lors d’éplucher les plus anciens records officialisés. Naturellement, Todd Rogers émerge très vite de ses recherches. “Cela semblait être l'illustration parfaite des débuts du speedrunning : un joueur repousse les limites d'un jeu au-delà de la vision du développeur”, confie-t-il sur son blog. Mais comment un tel exploit a-t-il pu être réalisé ? "Les détails étaient rares ou contradictoires sur la méthode réelle utilisée par le joueur. Cela m'a conduit à plonger plus profondément pour découvrir la véritable stratégie appliquée...", poursuit-il. Grâce à ses compétences en ingénierie informatique, Koziel est capable de disséquer le code de Dragster et planche sur les centaines de combinaisons de touches possibles pour atteindre le score parfait. Il met au point un petit logiciel maison voué à optimiser ses chances de réussite sur la piste. Le 21 mai 2017, assisté par son ordinateur, il réalise une course théoriquement parfaite de 5,57 secondes, laquelle sera réitérée plus tard sans aide, dans un éclat de joie. Koziel persiste, mais pas moyen de faire mieux.
En résumé, même après avoir entièrement démonté le code du jeu et développé un modèle de feuille de calcul du système de vitesse du jeu, j'ai conclu que le temps le plus rapide possible était en fait de 5,57. J'ai publié mes premières conclusions sur reddit à la recherche d'un examen par les pairs, j'ai publié un speedrun assisté par un outil du meilleur temps possible et j'ai examiné d'autres médias historiques pour obtenir un meilleur contexte et des indices. En fin de compte, tous les signes indiquent que l'histoire originale du Dragster a été fabriquée, avec presque aucune preuve vérifiable en sa faveur.
D'après les calculs d'Eric Koziel, Todd Rogers ment sur ses prouesses. Comment pourrait-il faire mieux qu'un ordinateur formé à réaliser la course parfaite ? Face à ces accusations étalées publiquement, le champion en titre ne faiblit pas, affute sa défense et la partage dans les colonnes du média Kotaku :
Je pourrais m'asseoir devant une télévision et jouer pendant une heure d'affilée et obtenir 650 styles de jeu différents, et ce ne serait jamais pareil. S'il base ses feuilles de calcul et ses changements sur un modèle particulier, alors c'est assez ignorant et fermé d'esprit, parce que vous ne tenez pas compte de l'élément humain de la réaction du jeu.
Rogers s'épaule d'un argument plus technique, donnant l'impression de confier l'un de ses petits secrets : "Il y a neuf façons de changer de vitesse dans Dragster - et je ne partage pas cela avec beaucoup de gens. Koziel suit un schéma spécifique où il faut rester en première et en deuxième vitesse pendant un bon moment". Ce à quoi Koziel réplique depuis la section commentaires : "L'affirmation de Rogers selon laquelle il existe de multiples façons de changer de vitesse est inexacte sur le plan des faits - il existe exactement un bloc de code chargé de vérifier si un joueur change de vitesse. Ce changement est complètement binaire : soit le joueur l'engage, soit il ne l'engage pas."
Quoi qu’il en soit, Activision a bien validé les 5,51 secondes de Todd Rogers en 1982. Mais le doute suscite des discussions. Sur les forums, des dizaines d'internautes suspicieux s'attellent à un travail de recherche méticuleux dans les archives de l'éditeur. A la lecture du cinquième bulletin d'Activision de décembre 82, on découvre que deux autres joueurs auraient réalisé une course de 5,51 secondes avant le recordman officiel : William A. Stewart et Kevin Kopaczewski : "disqualifiés" entre temps, prétend plus tard Rogers ; lui qui n'apparaîtra finalement que dans le sixième bulletin, au printemps 1983. La trouvaille est tout de même déconcertante. Koziel parvient à contacter Kopaczewski et lui demande sa version des faits. La réponse est imprécise : "La seule chose dont je me souvienne, c'est que le joystick que nous avions était super sensible, et rendait le jeu de Dragster intéressant à cause des temps où nous pouvions descendre en dessous de 6 secondes. On se battait pour ce joystick, on n'en a jamais trouvé un autre aussi bon. J'ai le souvenir de quelqu'un qui a fait un temps de 5.43, et je pensais que c'était listé dans la nouvelle lettre d'Activision. Je n'ai donc pas fait grand cas de mon temps."
Crane, la défense robuste
À la lecture du témoignage, une nouvelle hypothèse émerge : la victoire de Rogers repose-t-elle sur une faille technologique ? Koziel n'est pas fermé à l'idée : "Il est possible que son Atari ait eu un bloc mémoire bloqué à une certaine valeur qui a permis à certaines choses de se produire et qui aurait pu causer un 5,51". Mais une nouvelle voix s'élève : "Est-ce que cela explique le score de 5.51 de Todd Rogers à Dragster ? Non”, rétorque David Crane. Le concepteur de Dragster en personne préfère miser sur la bonne foi de son champion attitré. Le témoignage est recueilli par Jesse Collins, fraîchement nommé rédacteur en chef de la section éditoriale de Twin Galaxies ("à ne pas confondre avec les responsables de l'arbitrage de Twin Galaxies", sera-t-il précisé dans l'article).
Je ne peux pas vous dire combien de fois au cours d'une carrière de 35 ans dans la création de jeux, j'ai pensé avoir identifié le moyen le plus rapide de jouer à un jeu, pour ensuite être démenti par un joueur de 14 ans qui s'y est essayé d'une façon unique.
Mais alors, peut-on au moins voir de nos propres yeux le Polaroid que le jeune Todd a fait parvenir à Activision en 1982 ? Impossible, il n'existerait plus. "Pour autant que je sache, aucune photographie n'a été conservée plus de quelques semaines, et certainement pas 35 ans", confie Crane. Sûrement parce que les jeux vidéo étaient encore estimés trop "insignifiants" à l'époque, suggère Collins. Le soutien du parent de Dragster ne suffira pas à Rogers. Et tandis qu'aucune preuve concluante n’est mise à disposition, les enquêtes officieuses se poursuivent, relayées par des communautés entières de speedrunners. Le vidéaste populaire Appollo Legends notamment, accuse un système corrompu de l'intérieur. Selon lui, il prend racine dans les bureaux de Twin Galaxies, trop souvent pointés du doigt pour des pratiques amatrices ; Car Ron Corcoran, arbitre est ami de Rogers (plus tard mis en prison pour détournement de mineur), a signé bon nombre de ses records. On suspecte également Walter Day de fermer les yeux. La réputation de Mr. Activision s'effrite considérablement. Aux côtés du moddeur Ben Heck, il entreprend de reproduire sa course de 5,51 secondes pour regagner la confiance de son public, en vain. Une tentative filmée et diffusée tandis qu'il est déjà criblé d'accusations.
L'affaire prend une nouvelle ampleur quand un autre proche de Rogers et membre de l'organisation Twin Galaxies, Robert Mruczek, commence à douter. Car une palette de records décrochés par le roi du jeu vidéo sont parallèlement discutés. Il y en a en fait des centaines. Les 65 000 000 points du titre Centipede, notamment, sont estimés bien surprenants quand le deuxième score s’élève seulement à 58 078 points. Le vidéaste Karl Jobst publie sur Reddit une longue liste des temps les plus suspects. Dans certains cas, Rogers fait mille fois mieux que les deuxièmes mondiaux. Le fossé est ahurissant. Mruczek est davantage interloqué par un score de 960 001 points obtenu sur Kaboom !, un jeu qu'il sait ô combien difficile. Alors il se résigne à réclamer une preuve vidéo. Mais Todd refuse : "La raison invoquée était toujours la même... que les bandes étaient enfouies au milieu de centaines de bandes et qu'il devait les retrouver, puis faire des copies, et qu'il n'avait tout simplement pas le temps (Twin Galaxies, 2018)". Robert Mruczek devient progressivement convaincu de la culpabilité de son ami. Et car le débat bouillonne bien trop dans la sphère, il faut trancher. La graine dernièrement plantée par Mruczek aide à prendre une décision. Le lundi 29 janvier 2018, le roi du jeu vidéo Todd Rogers est déchu. Twin Galaxies révoque l'entièreté de ses scores : "Nous n'étions pas là, nous ne pouvons trouver aucun des documents probants qu'ils ont utilisés à l'époque pour confirmer le score". Dans la foulée, le Guinness des records lui retire aussi son titre de champion.
Todd Rogers continue de nier les accusations à son encontre, laissant planer un éternel doute dans certains esprits. En 2018, année de sa chute, il préfère applaudir Twin Galaxies "pour leur position ferme sur la question de la tricherie". Des mots partagés sur sa page Facebook. Et d'ajouter quand même : "Ce que l'on semble également oublier, c'est que je n'avais que seize ans et que je n'avais vraiment rien à gagner en fabriquant un score impossible à atteindre". Pourtant, quelques années plus tôt, ses mots étaient bien différents, lui qui racontait avoir "vu les possibilités de devenir célèbre en jouant à un jeu et en étant meilleur que n'importe qui d'autre". Une ultime contradiction observée à travers une déclaration que nous vous partagions au début de cet article. Dans une dernière tentative de retrouver ses titres, Rogers porte plainte contre Twin Galaxies et le Guinness des records pour diffamation en début d'année 2020. Après tout, l'effort a déjà porté ses fruits avec Billy Mitchell, compère à l'histoire similaire, et vedette du documentaire The King of Kong. Mais sans preuve, sans témoin, sans argent et avec une défense chaotique, l'action est infructueuse. À l’avenir, Twin Galaxies qui espère redorer un blason terni refusera tout argument historique comme seule justification d’un record. Le nouveau meilleur score de Dragster est de 5,57 ; un temps signé par une poignée de joueurs, dont Eric Koziel.